Histoire

[CEH] Henri IV et la Restauration : de la mémoire politique et des nécessités de la légitimité, par Emmanuel de Waresquiel

Henri IV et la Restauration:
De la mémoire politique et des nécessités de la légtimité (1814-1830)

Par Emmanuel de Waresquiel

Henri IV est la figure tutélaire de la Restauration. Après la chute de l’Empire, le fondateur de la dynastie des Bourbons redevient par ce seul fait personnage central de la légitimité dynastique d’un régime qui pour reprendre les mots du préambule à la Charte constitutionnelle octroyée par le roi aux Français le 4 juin 1814, veut « renouer la chaîne des temps », au-delà de la Révolution.

Plus encore, le roi des batailles d’Arques et d’Ivry, le roi de la poule au pot, du panache blanc et de l’édit de Nantes, trouve dans la politique engagée par Louis XVIII en 1814, les raisons du renouvellement d’une popularité que seule la Révolution et dans une moindre mesure l’Empire avaient en partie éclipsée.

Car malgré la Révolution, cette popularité reste vivace. Si quelqu’un échappe à l’oubli collectif dont a par ailleurs un peu trop vite gratifié les Bourbons pour mieux souligner le caractère miraculeux de leur retour, c’est bien Henri IV, « Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire ». On connaît le vers célèbre de La Henriade. En relisant le Tableau de Paris publié peu avant la Révolution par Louis-Sébastien Mercier, on trouve dans ce seul livre mille anecdotes qui confirment cela. Après avoir invoqué les saints, le mendiant n’obtient de l’argent qu’au nom d’Henri IV. Le marchand de médailles ne vend le portrait de Louis XIV qu’en y joignant celui du Béarnais. Quant aux femmes du peuple qui portent des bonnets « à la Henri IV », elles ne comprennent pas les inscriptions latines de la statue équestre du roi érigée sur le Pont-Neuf peu après sa mort, mais y substitueraient volontiers l’une des innombrables variantes du vers cité plus haut : « Seul roi de qui le pauvre ait gardé la mémoire » (1781)1. Les anecdotes de ce genre fourmillent à nouveau dans les mémoires des contemporains de la Restauration. On en prendra une seule parmi les plus caractéristiques. Elle date de 1828 et est racontée par la duchesse de Maillé, la femme de l’un des premiers gentilshommes de la chambre du roi Charles X. Cela se passe près de Rosny. La duchesse de Berry seule à cheval avec son écuyer est surprise par un orage et doit se réfugier précipitamment chez une vieille femme dans une masure perdue au fond des bois. Le comte de Mesnard annonce son illustre visiteuse, successivement comme « la fille du roi de Naples », « la belle-fille du roi de France ». Pas de réaction :

« – Qu’est-ce que cela me fait à moi ?
– Mais, fini par dire Mesnard à bout d’arguments, c’est la petite-fille d’Henri IV ! »

« À ce nom, poursuit la duchesse de Berry de qui Mme de Maillé tient l’histoire, la bonne femme se lève, toute émue, se met à genoux devant moi et (me) fait mille démonstrations de joie et d’affection. » Mme de Maillé s’est posé évidemment la question de la véracité de cette histoire étant donné la prégnance politique de la mémoire d’Henri, mais finit par conclure dans ses mémoires à son autenticité2.

La volonté affichée par Louis XVIII dès son retour à Paris le 3 mai 1814, de pardonner et d’oublier, de réconcilier les Français avec eux-mêmes, en leur octroyant une Constitution dans laquelle l’affirmation de leurs droits tels que la révolution les a imposés – l’égalité, la liberté, les propriétés nationales – le partage avec le souci de réinventer un passé légitimant à l’usage de la dynastie, conduit naturellement et directement à la figure du Bon roi Henry. Tel que la tradition l’a construit du XVIIe au XVIIIe siècle, celui-ci est en effet le roi idéal autant que le roi idéalisé d’une propagande politique dont on n’a pas encore mesuré ni étudié la puissance, la complexité et les nuances. Henri IV n’est pas seulement l’homme de la réconciliation nationale entre catholiques et protestants, à l’aune de ce que tentera Louis XVIII entre qu’on appelait alors l’ancienne et la nouvelle France, il n’est pas seulement le roi du cœur et du peuple, il va être également une figure de substitution à celle de Napoléon, l’atout majeur et cependant insuffisant d’une tentative de récupération de la gloire de l’Empire au profit des Bourbons. Son omniprésence sous la Restauration ne s’explique pas seulement par un souci évident de légitimation du régime par l’histoire et par la volonté de mettre avant l’es liens dynastiques que tissent les Bourbons de part et d’autre de la Révolution, il correspond également à la mutation commencée dès avant la Révolution, des styles et des goûts ; à l’attention portée aux destins singuliers, aux détails et à l’anecdote.

Sur ce plan, les modèles sont déjà en place, dès avant la Révolution. Le cycle consacré par Rubens au mariage de Marie de Médicis au palais du Luxembourg, les portraits de Franz Pourbus et leurs reproductions gravées fixent les traits physiques du roi : moustache et barbe blanche taillée au carré, nez bourbonien très prononcé, écharpe blanche en bandoulière3. Quant à la vie largement recomposé du roi, telle que les peintres et les écrivains s’en inspireront sous la Restauration, il faut la chercher du côté de La Henriade, le poème épique de Voltaire et de ses innombrables rééditions illustrées depuis sa première parution à Rouen en 17234. Ici c’est le roi éclairé et la résistance au fanatisme qui dominent. Le théâtre aussi jouera un grand rôle dans la diffusion et la pérennité de l’image du roi populaire, galant et bon enfant. Les pièces de théâtres consacrées au Bon roi ont été innombrables. Charles Collé avec sa Patrie de chasse d’Henri IV jouée pour la première fois en 1764 et Charles Legouvé avec sa Mort d’Henri IV en 1810 dominent la production. C’est avec eux que se fixent définitivement les anecdotes qui serviront de « motos » aux peintres et aux propagandistes de la Restauration et de la Monarchie de juillet. On peut citer entre autres la figure centrale de la « belle Gabrielle » et des amours d’Henri, l’épisode du dîner du roi chez le meunier de Lieusaint qui sans le reconnaître porte un toast à sa santé, et celui du paysan qui pris en croupe par le roi qu’il ne reconnaît pas plus ; au cours d’une partie de chasse, lui demande de lui montrer5. L’épisode du capitaine Michaud gracié par le roi, celui surtout des bourgeois de Paris pardonnés d’avoir fait entrer clandestinement des vivres dans la ville au cours du siège de 1590, restent parmi les plus célèbres. Menjaud en 1808 pour le premier, Michallon en 1818 puis Watelet en 1819 et Georges Rouget en 1824 pour le second en fixeront les images. La seule pièce de Collé inspira au moins vingt-trois artistes différents. François Pupil qui a tenté de dresser une liste des ouvrages et des œuvres consacrés au roi jusqu’à la Révolution avoue lui-même avoir renoncé à la publier. Il compte cependant au moins 130 titres d’ouvrages et 300 œuvres majeures sur deux siècles, sans compter les cycles, les décors peints, la gravure et la cohorte des objets mémoriels : sujets de pendules, petits bustes et scènes diverses en bronze ou en biscuit, etc6. Le roi tout à tout guerrier, généreux, sentimental, débonnaire, s’adapte à tous les sentiments. Tous les régimes le récupèrent7. Mais dans ce processus de récupération, c’est encore la Restauration, à ses débuts, qui l’emporte. Ici le discours porté sur Henri IV n’est pas seulement apologétique, il est profondément politique, au point qu’il s’amplifie toujours lorsque cela est nécessaire, lorsqu’une crise survient, lorsque le régime vacille.

Cela viendra vite, après à peine un an de vie, avec le retour de Napoléon de l’île d’Elbe et les Cent jours. Dans la guerre des mots et des représentations qui va opposer Louis XVIII à Napoléon en mars 1815, au moment du vol de l’Aigle et alors que « l’usurpateur » se rapproche inexorablement de Paris, Henri IV est systématiquement mis à contribution. Dans le vocabulaire politique des Bourbons, il représente à la fois la gloire, le sang et le sacrifice. Déjà à peine rentré à Paris le 3 mai 1814, le roi avait voulu que la première cérémonie expiatoire à la mémoire de son frère et des victimes de la Révolution ait lieu à Notre-Dame le 14 mai, date anniversaire de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac, le ligueur fanatique, en 1610. À partir des premiers jours de mars, le discours « henricien » prend une tonalité guerrière et se développe autour d’une double thématique : la filiation et la gloire, qui au fond n’en fait qu’une seule : la filiation de la gloire. Lorsque le roi se présente aux chambres le 16 mars pour renouveler son serment à la Charte constitutionnelle octroyée aux Français l’année précédente, il prend bien soin d’achever son discours sur l’évocation du grand ancêtre : « Rallions-nous à la Charte. Les descendants d’Henri IV s’y rangeront les premiers ; ils seront suivis de tous les bons Français (…) » Henri IV toujours associé au drapeau et au « panache blanc » est omniprésent dans les discours et proclamations officiels de mars. On évoque tout à tour le « trône inébranlable » du « bon Henri »8, « le panache du grand Henri »9. Le roi des batailles d’Arques et d’Ivry appartient définitivement à la « race des héros ». « Rallions-nous autour des bannières des lys, à la voix de ce père des peuples, à ce digne héritier des vertus du grand Henri », lit-on encore dans un ordre du jour du ministre de la Guerre Soult aux armées, le 7 mars10. À l’Opéra, le même jour, le public réclame à grands cris l’air du Vive Henri IV, applaudit et le redemande à plusieurs reprises aux cris « Vive le roi ! Vive la famille royale ! » L’air créé avant la Révolution deviendra d’ailleurs quasiment l’hymne national des Bourbons sous la Restauration. Le 12, on joue au Théâtre français La Partie de chasse d’Henri IV. En mars, on rejoue la pièce de Collé un peu partout en France, comme pour conjurer le mauvais sort du retour de « l’oppresseur ».

Si la gloire est légitimante, elle restera pourtant en ces jours orageux de mars 1815 du côté de Napoléon. Le « roi philosophe », le roi de la paix qu’est Louis XVIII ne fait pas le poids, sur ce plan, face au Napoléon des campagnes d’Italie et d’Égypte, au vainqueur d’Austerlitz. Les Bourbons auront beau chercher dans Henri IV une figure de substitution susceptible d’incarner cette gloire qu’ils n’arrivent plus à saisir, ils ont oublié on n’ont pas compris que depuis la Révolution la gloire se conjugue au présent, pas au passé. « La gloire d’un homme, écrit Chateaubriand, ne lui vient pas du passé, elle commence avec lui. »

En plaçant son neveu, le duc de Berry à la tête de l’armée dès le 12 mars 1815, Louis XVIII avait pourtant délibérément tenté de faire de celui dont on savait déjà avant même son mariage qu’il était le seul à pouvoir donner un héritier à la dynastie, « le digne rejeton d’Henri IV », selon l’expression consacrée à l’époque. Toute la propagande royaliste tournera désormais autour de cette idée. Du Bon roi Henri, Charles Ferdinand de Bourbon qui a servi à l’armée de Condé sous la Révolution, est censé avoir hérité le courage et la faconde. La part la plus populaire de la légende d’Henri lui est réservée : le panache, la bravoure, la familiarité avec les humbles. Parmi les rares brochures royalistes qui salueront après les Cent jours les résistances royalistes face à l’usurpateur, et associent le duc d’Angoulême et son frère le duc de Berry à leur ancêtre commun, l’une d’entre elles s’intitule de façon caractéristique : Le Panache d’Henri IV ou les phalanges royales 181511. Jusqu’à sa mort, l’influence du duc de Berry au sein de l’armée restera déterminante. Dès lors, ses images, portraits officiels et gravures de propagande, sont constamment associées à celle d’Henri IV. En 1819, le baron Gérard le peint par exemple en pied et en costume de cour devant le buste d’Henri12. À force d’incarner son ancêtre, le duc de Berry finira par se faire assassiner comme lui à la porte de l’Opéra, le 13 février 1820, par le régicide Louvel. Dès lors, l’assimilation est complète. Les sculpteurs associent à l’envi les deux figurent jumelles du roi et du prince13. Chateaubriand s’en donne à cœur joie dans son Mémoire sur Son Altesse Royale Monseigneur le duc de Berry, publié la même année. « Enfin Monseigneur le duc de Berry devait périr, comme Henri IV, dans une fête14» De façon plus politique, l’auteur insiste sur les vertus chrétiennes du duc de Berry, à l’égale de celles d’Henri IV, pardonnant sur son lit de mort à son agresseur. C’est désormais cela qui dominera le souvenir du prince défunt.

Si Henri est censé incarner la gloire du nouveau régime restauré de 1814, il symbolise aussi, et cette fois avec plus de succès, le désir de réconciliation nationale affiché par le régime, après les guerres de la Révolution et de l’Empire. Henri IV a été le roi de la réconciliation des catholiques et des protestants, Louis veut être celui de la fusion des deux Frances laissées en héritage par la révolution, la nouvelle et l’ancienne, celle des intérêts contrariés par la Révolution.

Dès la première Restauration comme dans la tourmente de mars 1815, Louis XVIII cherche à s’affirmer comme « le père de ses enfants », à l’instar de son ancêtre. Cette image constamment reprise du « gouvernement paternel du roi », d’un roi qui rassemble ses enfants dispersés et divisés, comme l’avait fait Henri, est au coeur de la propagande bourbonienne. « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » chante-t-on également sous la Restauration, sur un air créé par Grétry en 1769. La famille qui fonde et cimente la société est à l’image de la grande famille rassemblée des Français dont le souverain est le père. Il n’est plus question ici de gloire, mais « tendres sollicitudes » d’un roi qui travaille constamment au « bonheur » de son peuple. Le ton est aux sentiments, aux effusions du cœur et aux larmes. On parle du « meilleur des rois », on évoque « tous les enfants de la même famille ». En mars 1815, le roi est surtout « le père de la patrie » comme si les Bourbons cherchaient à décliner à leur manière propre, sur un mode intimiste et presque familier, le grand air patriotique que se renverront tout à tout bonapartistes, républicains et royalistes au cours du XIXe siècle. La patrie est ici une terre de paix et non plus de conquête, comme l’avait été celle d’Henri après la prise de Paris en 1594. Sous la Restauration, les gravures d’édification se multiplient sur ce thème du « bon père » et de la « bonne mère ». On y voit par exemple un père et une mère de famille couronner de fleurs les bustes de Louis XVIII et de la duchesse d’Angoulême, avec les légendes suivantes. « Mes enfants, je vous conserverai : Louis nous a délivrés de la conscription. » ; « Mes enfants, je vous marierai : Louis nous a donné la paix15»

Cette image du père, mais aussi de celle du médecin désireux de dispenser ses « soins » à ses enfants blessés et divisés par un quart de siècle de révolutions et de guerres civiles est constamment présente non seulement dans le discours, mais dans les grands projets de décors du régime. La première des grandes commandes royales de la seconde Restauration, au peintre Gérard en 1816, a pour sujet L’Entrée d’Henri IV à Paris le 22 mars 1594. Le tableau destiné à remplacer la bataille d’Austerlitz du même peintre au plafond de la salle du conseil d’État, au premier étage de l’aile des machines du château des Tuileries, réunit à lui seul tous les thèmes consacrés du discours politique bourbonien. L’Entrée d’Henri IV à Paris rappelle évidemment celle de Louis XVIII dans la même ville le 3 mai 181416. À plus de trois siècles de distance, les deux rois, en prenant possession de leur capitale, après l’exil pour l’un, après nombre de batailles gagnées et une abjuration pour l’autre, mettent symboliquement fin aux divisions qui ensanglantaient la nation. Quitte à tricher avec ses sources, Gérard donne à toute la scène centrée sur la figure d’Henri, de ses courtisans et des bourgeois de Paris qui lui présentent les clefs de la Ville, une vision romantique d’une nation réconciliée avec elle-même autour de son roi. La présence de l’élément bourgeois dans le tableau n’est évidemment pas innocente, de même celle d’un « citoyen » et d’un soldat se jetant dans les bras l’un de l’autre, au premier plan sur la gauche17. Le programme du tableau est bien celui de la Charte de 1814 : union et oubli, égalité de tous devant la loi du respect des propriétés nationales, un programme constitutionnel et censitaire taillé sur mesure pour la bourgeoisie victorieuse de 1789.

Au risque de lasser, on ne saurait trop insister sur la multiplicité des sujets peints consacrés à la vie d’Henri IV sous la Restauration, exposés aux salons ou commandés par le gouvernement. Trois peintures sur les douze tableaux commandés par le roi pour le réaménagement des décors peints de sa galerie de Diane au premier étage des Tuileries, du côté de la cour du Carrousel, concernent Henri. Le Bon roi est associé à François Ier, Louis XVI et Louis XVIII. Il est présenté, à l’image du message que voulait faire passer ce dernier, comme un roi magnanime qui pardonne, comme un roi réparateur qui construit, enfin comme un roi capable d’assurer la succession du trône de France. Le projet qui connaîtra nombre de modifications de 1816 à 1827 est sans doute l’un des plus ambitieux parmi les grandes commandes publiques de la Restauration18. On n’en finirait d’ailleurs pas d’énumérer le nombre des tableaux consacrés au roi de la poule au pot sous la Restauration. On n’en finirait d’ailleurs pas d’énumérer le nombre des tableaux consacrés au roi de la poule au pot sous la Restauration. Au seul salon de 1822, on en compte dix19. La propagande, le désir des artistes d’être associés aux bienfaits du pouvoir, le goût de l’anecdote et du détail vrai qui a fait en partie ce qu’on appellera par la suite la peinture troubadour, expliquent cette inflation qui ne cessera pas sous la Monarchie de juillet.

Dans la série des grandes fêtes populaires de la Restauration, celle qui sera consacrée en présence du roi à Paris, le 25 août 1818, à l’inauguration de la statue équestre d’Henri IV par le sculpteur François Frédéric Lemot, est également l’une des plus significatives20. La statue brisée en août 1792 devait être rétablie. Napoléon lui-même l’avait déjà envisagé. Le programme est lancé dès le mois d’avril 1814 et reprend après les Cent jours.

Dans l’attente de la statue en bronze, on érige en mai 1814 pour l’entrée de Louis XVIII à Paris une statue provisoire en plâtre exécutée par Roguier. La statue définitive est financée par souscription. 7 070 souscripteurs – des particuliers, des sociétés savantes, des collèges, des institutions religieuses et mêmes des loges maçonniques – répartis dans tout le royaume réunissent près de 340 000 livres21.

L’œuvre fondue et ciselée à Chaillot dans les ateliers de Saint-Lazare par Jean-Honoré Gonon et Balthazar Mesnel bénéficiera lors de son inauguration d’une mise en scène particulièrement soignée : la translation de la statue depuis les fonderies de Chaillot, par le peuple parisien, sous un grand drap blanc semé de fleurs de lys ; la distribution aux nombreux spectateurs, par des Béarnais, d’images édifiantes préalablement imprimées représentant les principaux faits du Bon roi Henri ; l’édition en série, enfin, d’une médaille commémorative de l’événement.

Tout est fait également pour faire de Paris une capitale pacifiquement investie par les deux rois Louis et Henri, de part et d’autre de la Révolution. Les deux bas-reliefs en bronze du socle de la statue représentent l’Entrée de Henri IV à Paris et Henri IV laissant passer du pain aux Parisiens assiégés. L’inscription latine du socle en dit long également sur les intentions politiques de la fête : Ludivico Reduce / Enricus Redivivus. « Le retour de Louis fait revivre Henri. » De nombreuses gravures imprimées par la suite, rendront comte de l’événement22. De même, la manufacture de Sèvres consacrera à cette fête essentielle du régime un objet très particulier. Il s’agit d’un guéridon de porcelaine, peint par Jean-Charles Develly, dont le plateau relate la scène des Béarnais devant la statue d’Henri et est orné à son pourtour de douze médaillons en camaïeux rappelant les faits et les dires du roi Henri. Présenté à l’exposition des produits de la manufacture de Sèvres le 1er janvier 1822, l’objet sera très symboliquement offert par Louis XVIII à son petit-neveu le duc de Bordeaux23.

Car c’est le duc de Bordeaux qui désormais va recueillir l’héritage henricien de son père le duc de Berry assassiné en 1820. A sa naissance en septembre, « l’enfant du miracle », selon l’expression inventée par Lamartine, reçoit le même prénom que celui de son ancêtre. Le vicomte de Reiset colonel d’un régiment de la garde et proche de la cour raconte dans ses mémoires que peu avant la naissance du duc de Bordeaux, sa mère, la duchesse de Berry, avait reçu de la part d’un fidèle béarnais une boîte dans laquelle se trouvaient la fameuse tête d’ail et la bouteille de vin de jurançon que la légende associait depuis longtemps à la naissance d’Henri, « pour être employé, écrit le donateur, au même usage qu’en fit le roi de Navarre au château de Pau le 15 décembre 1553 ». A la naissance du duc de Bordeaux, le 29 septembre 1820 on soumet scrupuleusement l’enfant au rite de l’ail et du vin. Reiset qui assiste à la scène note au passage les paroles du vieux Louis XVIII constatant avec satisfaction que l’enfant n’avait pas pleuré : « Il sera vaillant comme son aïeul Henri IV. »24 Là encore on pourrait multiplier les exemples. Très tôt, on apprendra à l’enfant à signer comme con ancêtre, le chiffre V pris dans les barres du H25. Toute son histoire, jusqu’en 1830 surtout, sera désormais associée à celle d’Henri IV. Discours de réception à l’occasion des voyages princiers, odes, couplets de circonstances rappellent à l’infini le souvenir de l’ancien roi. Les jouets de l’enfant dont la liste existe aux Archives nationales (série o3) sont copiés sur ceux du Béarnais. Le mobilier de l’appartement de sa mère aux Tuileries, comme celui du château de Rosnes – vases, bustes, plaques de porcelaine, services de table – renvoient constamment son image26.

Si Louis XVIII commande à François-Joseph Bosio en 1824 une statue grandeur nature en argent d’Henri IV enfant, statue qu’il fera placer dans son cabinet des Tuileries, si les publications apologétiques consacrées à l’enfance du Bon roi se multiplient à la fin de la Restauration, c’est évidemment toujours en référence au jeune duc de Bordeaux, à ses vertus, à son éducation modèle27.

Henri a bien été un enjeu politique de première importance sous la Restauration. Il est la figure blanche du régime, constamment affrontée à la figure noire d’une révolution exorcisée, voire expiée. IL occupe une si grande place dans la mémoire du temps qu’il n’est pas seulement devenu la figure dominante et légitimante du discours officiel du régime mais sert également d’argument dont se servira Fouché, alors président de la commission provisoire de gouvernement, pour convaincre Louis XVIII d’adopter la cocarde tricolore, peu avant sa seconde entrée à Paris le 8 juillet 1815. « L’adhésion des couleurs nationales est indispensable car cette question c’est la question de l’étendard sous lequel on se ralliera, c’est la question du triomphe d’un parti sur l’autre. La couleur du ruban décidera la couleur du régime (…) Cette manière de reconnaissance, écrit enfin l’ancien régicide dans l’un de ses projets de notes inédites envoyées au roi, seraient une marque à la fois de sagesse et de prévoyance. Aucun de nos princes n’a eu la popularité d’Henri IV (après son abjuration) (…) »28

Louis ne cédera pas, à tort ou à raison. Le panache blanc d’Henri restera aussi ce la Restauration comme il demeurera celui du comte de Chambord. Il n’empêche que l’idée cheminera. Henri, le roi des concessions accordées à son temps, pouvait dès 1815 tout aussi bien devenir le roi des trois couleurs comme il le deviendra après 1830 sous la Monarchie de juillet. De toutes les figures légitimantes de la Restauration, celle d’Henri IV est l’une des seules à laquelle Louis-Philippe, un autre de ses descendants, continuera d’associer son régime.

Emmanuel de Waresquiel
Historien


Publication : Emmanuel de Waresquiel, « Henri IV et la Restauration : de la mémoire politique et des nécessités de la légitimité » dans Collectif, Henri IV : le premier Roi Bourbon. Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, Neuves-Maisons, CEH, 2011, p. 313-327.


1 François Pupil, Le Style troubadour, Presses universitaires de Nancy, 1982, p. 474.

2 Duchesse de Maillé, Souvenir des deux restaurations, Perrin, 1984, pp. 219-230. Rosny, décembre 1828.

3 Deux portraits d’Henri IV par Pourbus au Louvre, l’un en armure, l’autre en costume noir, peint en 1610.

4 Sur les rééditions de La Henriade au XVIIIe siècle, voir François Pupil, Le Style troubadour, Presses universitaires de Nancy, 1985, pp. 471 et sv. La première édition complète (en dix chants) du poème épique de Voltaire est publiée à Londres en 1728. C’est un exemplaire en deux volumes de l’édition de 1785 qui sera placé en 1818 dans le ventre de la statue d’Henri IV due au sculpteur François Lemot et qui remplace désormais sur le Pont-Neuf celle de Giambolonia et du fondeur Pietro Tasca, détruite en 1792.

5 Il existe sur ce dernier épisode de la légende, une gravure peu connue gravée par J.-G Cagnet, d’après Moreau le jeune (à compléter, voir à Poligny).

6 Ibidem, p. 474.

7 Voir Marcel Reinhard, La légende de Henri IV, Paris, 1936.

8 Moniteur du 10 mars 1815. Discours d’ouverture du chancelier Dambray à la chambre des Paris, 9 mars 1815.

9 Moniteur du 13 mars. Proclamation du roi aux armées, 12 mars 1815.

10 Moniteur du 8 mars 1815.

11 Joseph Delandine de Saint-Esprit. Paris, A. Egron, 2 vol., mars 1817. C’est le duc d’Angoulême qui est ici glorifié. On lit au frontispice du vol. 1 représentant le duc de face au roi Henri dans des nuées : « Henri IV apparaît porté sur l’auréole de la gloire, et dépose son panache sur le front du héros ».

12 Musée de Versailles.

13 Par exemple une paire de statuette en bronze doré exécutées dès 1820 par Alexandre Deque à l’effigie d’Henri IV et du duc de Berry. On peut lire sur le socle du premier : « Egaux en vertus, ils le furent en malheurs. » et sur celui du second : « Il a été Français, prince et chrétien jusqu’au dernier soupir. » Voir le catalogue : Entre cour et jardin. Marie-Caroline de Berry. Musée de l’Île-de-France, Sceaux, 2007, notice 24.

14 Chateaubriand, Oeuvres complètes, Paris, Firmin-Didiot, 1846, vol. II, p. 36 et sv.

15 Le bon père et La bonne mère, gravures à l’eau fortes en couleurs (vers 1816), dessinées par Charles, gravées par Farget. Musée des beaux-arts de Bordeaux, collection Jeanvrot.

16 Le tableau de Gérard est d’ailleurs très symboliquement accroché au salon de 1817, au Louvre, le 8 juillet 1817, date de la seconde entrée de Louis XVIII à Paris, après les Cent jours et Waterloo. Voir là-dessus A. Kaufmann, « François Gérard’s Entry of Henri IV in Paris : the iconography opf constitutional monarchy », The Burlington Magazine, no 117, sept-déc. 1975. Voir également : Elodie Lerner, François Gérard, peintre d’histoire, thèse d’université sous la direction de Bruno Foucart, Paris IV, 2005. Après 1830, Louis-Philippe fera d’installer le tableau dans la galerie des Batailles du Musée du château de Versailles, consacré à toutes les gloires de la France, preuve que le Béarnais n’avait rien perdu de ses vertus légitimantes sous le régime de juillet. Voit Thomas W. Gaehtgens, Versailles, de la résidence royale au musée historique, Albin Michel, 1984, pp. 181-186.

17 La Notice historique sur le tableau représentant l’entrée d’Henri IV à Paris par Monsieur Gérard, insiste particulièrement là-dessus, Paris, 1817, pp. 3 et 4.

18 Deux dessus de porte, commandés dès 1816 aux peintres Garnier et Menjaud, ont pour sujet Les Galeries du Louvre bâties par Henri IV (salon de 18149) et La Naissance de Louis XIII (salon de 1817). En 1825, un troisième tableau de grande dimension cette fois, de Georges Rouget, déjà exécuté, vient en remplacer un autre. Il s’agit d’Henri IV pardonnant à des paysans qui avaient fait entrer des vivres dans Paris, qui relate un fameux épisode du siège de Paris, déjà traité par Vincent avant la Révolution. Commandé en 1824, salon de 1824. Château de Versailles. Le tableau est tiré de l’Histoire d’Henri IV, une série de tableaux commandée au même peintre par Louis XVIII et qui comporte entre autres une Abjuration d’Henri IV aujourd’hui au château de Pau. Sur la galerie de Diane aux Tuileries, voir l’article de Geneviève et Jean Lacambe, La Revue du Louvre et des Musées de France, 1975, no 1, pp. 39-50.

19 Entre, Henri IV après la bataille de Coutras, par Adain ; Henri III à son lit de mort désignant Henri IV pour son successeur, par Beaume ; Henri IV annonçant à la belle Gabrielle son entrée dans Paris, par Dumont ; Henri IV à cheval par Mauzaisse ; Henri IV assassiné, exposé sur un lit de parade, par Bergeret ; La Visite de la reine à Sully après la mort de Henri IV, par Mme Hersent. Au salon de 1824 est également exposé le fameux Henri IV et ses enfants d’Ingres qui exposera également en 1831 Don Pedro de Tolède baisant l’épée d’Henri IV. De tous ces tableaux, la Mort de Henri IV d’Eugène Devéria, exposé au salon de 1827, est sans doute celui qui connaîtra sous la Restauration le p^lus grand succès.

20 Sur les statues d’Henri IV au Pont-Neuf, voir l’article de Jean-Pierre Babelon écrit à l’occasion de la fin du programme de restauration de la statue actuelle de Lemot, réalisé entre 2005 et 2007 : « Le statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf. Les boîtes trouvées dans le cheval de bronze », Monument et mémoire de la fondation Eugène Piot, t. 87, Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 2008, pp. 217-230. Grâce aux découvertes faites à l’occasion de la restauration de l’œuvre, l’auteur met définitivement fin à la légende qui voulait que Lemot resté fidèle à Napoléon ait dissimulé une reproduction de la statue en bronze du Napoléon de la colonne de Vendôme dans le ventre du cheval d’Henri IV. On utilisa par contre, pour des raisons de qualité d’alliage, les débris de la statue de Desaix (par Dejoux), le héros de Marengo, érigée place des Victoires en 1810, à la fonte de celle d’Henri IV. Je remercie vivement le professeur Jean-Pierre Babelon de m’avoir communiqué son texte.

21 La liste des souscripteurs et tous les discours officiels relatifs à l’inauguration de la statue ont été publiés par CH. J. Lafolie, Mémoires historiques relatifs à la fonte et à l’élévation de la statue équestre d’Henri IV sur le terre-plein du Pont-Neuf, Paris, Le Normant, 1819.

22 Plusieurs gravures de 1818 représentent la scène de la translation de la statue, d’après des dessins de J.-H. Marlet, pour l’une d’elles sous le titre Enthousiasme des Parisiens pour Henri IV. Sous une autre, on lit la légende suivante : « Jouis nde notre amour, amant de Gabrielle/ Pour activier ta marche et presser tes honneurs / A ton char en ce jour, un peuple entier s’attelle / Tous les bras sont au Roi qui gagne tous les coeurs. » Victor Hugo lui-même consacre une ode à l’événement : « Par mille bras traîné, ce lourd colosse roule (…) / Tout un peuple a voué ce bronze à ta mémoire (…) » Odes et ballades, ode VI, « Le rétablissement de la statue d’Henri IV », février 1819. Sur l’iconographie de l’événement, voir Armand Dayot, La Restauration d’après l’image du temps, Paris, Flammarion, pp. 49-50, et surtout François Boucher, Le Pont-Neuf, Paris, 2 vol.n Le Goupy, 1925-1926, II, pl. 18 et sv. N.-J. Vergnaux consacre une aquarelle à l’inauguration, conservée aujourd’hui au musée Carnavalet à Paris. Un tableau de la scène sera commandé plus tardivement par Louis-Philippe pour Versailles en 1840, à Hippolyte Lecomte, sous le titre : Rétablissement et inauguration de la statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf, le 25 août 1818. Musée du château de Versailles.

23 Voir le catalogue : Un âge d’or des arts décoratifs, 1814-1848, Paris, RMN, 12991, notice 30 par Pierre Enès, pp. 114-115.

24 Souvenirs du vicomte de Reiset, Paris, Calmann-Lévy, 3 vol., 1899-1902. Vol. III, pp. 407 et 415.

25 D’après Daniel de Montplaisir dans sa récente biographie du duc de Chambord, Paris, Perrin, 2008.

26 Voir là-dessus l’intéressant catalogue de la récente exposition consacrée à la duchesse de Berry : Entre Cour et jardin. Marie-Caroline, duchesse de Berry, Musée de l’Île-de-France, Sceaux, 2007. Les notices 78, 100, 147.

27 Sur la statue de Bosio exposée au salon de 1824 et sur ses innombrables reproductions, voir la notice 21 du catalogue de l’exposition : Un âge d’or des arts décoratifs en France, op. cit., pp. 98-99.

28 « Projet de communication à faire au roi avant sa rentrée à Paris. Nécessite de faire des concessions à l’opinion publique. Dangers de les refuser. » Brouillon autographe de Joseph Fouché, début juillet 1815. Archives privées.

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