Histoire

[CEH] Les instructions de Louis XIV au duc d’Anjou, par Ran Halévi

Les instructions données au duc d’Anjou par Louis XIV

Par Ran Halévi

Il n’est pas besoin, je crois, d’évoquer ici l’engouement, les circonstances qui entouraient l’acceptation par Louis XIV du testament espagnol, puis le départ du duc d’Anjou pour accéder au trône d’Espagne, d’autres en ont parlé avant moi.

J’aimerais cependant, en guise d’introduction, considérer en quelques mots, cet épisode singulier, remarquable, car il aide à éclairer les deux thèmes auxquels je vais consacrer mon propos d’aujourd’hui.

D’abord, le portrait, ou l’autoportrait, du prince tel que le conçoit Louis XIV, et plus généralement le savoir du prince, le savoir de la royauté, deux thèmes qui constituent précisément l’objet des fameuses instructions que Louis XIV rédige à l’intention de son petit-fils au moment où celui-ci s’apprête à prendre la route d’Espagne.

Ma première considération porte sur le fonctionnement du gouvernement absolu sous le plus long et sans doute le plus auguste règne de l’Ancien Régime.

Une opinion, hélas courante, et même assez répandue jusque dans nos livres scolaires, tend à assimiler la notion de gouvernement absolu à celle de pouvoir illimité, et même à celle du régime despotique. Dans cette logique, l’idée de monarchie absolue serait incompatible avec deux autres notions, qui sont pourtant inhérentes à la nature de la royauté d’Ancien Régime : la notion de gouvernement modéré, qui ne nous est peut-être pas très familière, et la notion de Conseil, ou d’esprit de Conseil.

J’aimerais m’arrêter un instant sur ces deux notions car elles me paraissent essentielles à l’intelligence de ce qu’a été la monarchie en France.

D’abord le Conseil, ou l’esprit de Conseil. Le Conseil est un élément fondamental du gouvernement absolu. Il ne s’agit pas d’un vœu pieux ou d’une concession verbale des théoriciens de l’absolutisme, il s’agit d’un trait éminent de la conduite du prince, fût-il Louis XIV, le plus absolu des rois absolus. Rien ne l’illustre mieux, précisément, que le récit du Conseil qui se tient à Fontainebleau le 9 novembre 1700, à l’annonce du décès de Charles II et du testament qu’il a rédigé en faveur du duc d’Anjou.

Ce Conseil, vous le savez, s’est déroulé suivant une des recommandations que fera Louis XIV à son petit-fils, le futur Philippe V : « Quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre Conseil avant que de faire votre décision. » Voilà qui distingue clairement et rigoureusement le gouvernement monarchique du gouvernement despotique.

« Dans un régime despotique, écrit Montesquieu dans L’Esprit des Lois, plus les affaires sont grandes, moins on délibère sur les affaires. Dans la monarchie, en revanche, le prince a des lumières et les ministères sont infiniment plus habiles et plus rompus aux affaires que dans l’État despotique ».

L’esprit de Conseil, sous un monarque absolu, n’exclut donc pas la délibération, n’exclut donc pas les dissentiments ministériels ou autres. Au contraire, la nature même du gouvernement monarchique les autorise, et pour ainsi dire les organise.

Voyez le 9 novembre 1700, le Conseil qui se tient autour du Roi, où certains ministres, Torcy par exemple, le Ministre des Affaires Étrangères, et Beauvillier, qui recommandent de s’en tenir au Traité de partage, alors que d’autres, à commencer par le dauphin, fils de Louis XIV et père du duc d’Anjou, inclinent vers l’acceptation du testament. Le monarque, lui, fidèle à l’éducation qu’il s’est donnée, et qu’il a transmise à son fils le dauphin dans les fameux Mémoires, et qu’il va bientôt consigner à l’intention du futur Roi d’Espagne, Louis XIV donc, ne dit mot. Il lève la séance sans se prononcer ; il veut réfléchir, balancer, peser les arguments contradictoires qu’il vient d’entendre avant de décider.

La séance reprend le lendemain, 10 novembre, avec un Conseil le matin, puis un deuxième Conseil qui se prolonge de six heures du soir jusqu’à dix heures, Conseil au cours duquel la décision sera arrêtée d’accepter le testament espagnol.

Le Conseil, on le voir, ne procède pas d’une inclination personnelle du monarque. Le Conseil, dans la tradition absolue — et il en sera ainsi sous Louis XV et Louis XVI —, le Conseil est à la fois un principe et une procédure, l’un et l’autre constitutifs du gouvernement monarchique.

En est-il de même de l’autre notion que j’ai évoquée tout à l’heure, celle, moins connue, de gouvernement modéré ? Là encore, ma réponse serait positive, catégoriquement. En effet, de l’aube de la Renaissance aux amis de la cause du Roi en 1789, en passant par Jean Bodin, par Étienne Pasquier, par Bossuet, par Montesquieu — des auteurs très différents — il y a eu en France un débat passionné sur le contenu et sur l’étendue des tempéraments — c’est le mot qu’on utilisait à l’époque — qui devaient régler, non pas freiner, mais régler, la puissance absolue du prince.

Dans la tradition politique de l’Ancien Régime, c’est un trait qu’on mentionne rarement. L’idée de gouvernement absolu n’a jamais été séparée de la notion de gouvernement modéré. C’est sur le contenu de la modération que les avis se sont partagés, mais pas sur le principe.

Louis XIV est de ceux qui ont donné de la modération une interprétation qui n’est pas très éloignée de celle donnée par Jean Bodin. Absolue, la puissance royale n’est pas pour autant illimitée ; elle est subordonnée aux lois supérieures de Dieu, les lois naturelles et les lois fondamentales.

Louis XIV, comme son immédiat prédécesseur, comme autrefois François Ier, ne reconnaissait à aucune institution politique, ni aux États du Royaume — États généraux, États provinciaux —, ni aux parlements, un pouvoir modérateur sur l’exercice de son autorité absolue, rien aux institutions.

Il est certain que ce monarque tenait son Conseil, et je dirais tout l’appareil de gouvernement, pour un dispositif pragmatique qui informe, et par là, tempère son autorité.

Il lui est arrivé, on le sait, d’enfreindre les lois fondamentales et même la plus éminente des lois fondamentales, la loi de succession au trône, en 1714, quand il a placé ses enfants légitimés dans la ligne de succession. Il l’a fait, croyait-il, pour le bien du royaume, mais sans pour autant méconnaître ni déclarer supprimer le principe de la supériorité de cette loi.

Par-delà les lois fondamentales, ce qui m’intéresse davantage ici, c’est le rapport du Roi à la loi de Dieu, et plus généralement, la conscience royale de la proximité du divin dans l’exercice, je dirais quotidien, du métier de roi.

Dieu modérateur du prince, sans aucun doute. Sous aucun autre monarque absolu de l’ancienne France, le fait n’est paru aussi tangible. On dit que, à l’ère de la raison d’État, le droit divin est devenu en France une pure construction théorique, une construction rationnelle au service de l’absolutisme.

Je ne discute pas cette assertion ; j’observe néanmoins que la proximité du divin est un élément essentiel du portrait du prince que nous a légué Louis XIV et que j’essaie d’esquisser ici en quelques touches, et que la conscience de cette proximité du divin n’a cessé d’inspirer la conduite politique du grand roi tout au long de son règne.

On en trouve les échos dans les Mémoires qu’il écrit dans les années 1660 à l’intention du dauphin, on le retrouve dans les instructions composées pour le duc d’Anjou.

Pour vérifier cette assertion, j‘aimerais vous lire un passage admirable et rarement cité, des Mémoires de Louis XIV. Vous savez que les Mémoires de Louis XIV sont un texte confidentiel, composé comme un miroir du prince pour le dauphin, entre 1665 et 1674 environ.

Je cite :

« Et à vous dire la vérité, mon fils, nous ne manquons pas seulement de reconnaissance et de justice, mais de prudence et de bon sens, quand nous manquons de vénération pour Celui dont nous ne sommes que les lieutenants. Notre soumission pour Lui est la règle et l’exemple de celle qui nous est due. Les armées, les Conseils, toute l’industrie humaine seraient de faibles moyens pour nous maintenir sur le trône, si chacun y croyait avoir même droit que nous et ne révérait pas une puissance supérieure dont la nôtre est une partie. Les respects publics que nous rendons à cette puissance invisible pourraient enfin être justement nommés la première et la plus importante partie de notre politique s’ils ne devaient avoir un motif plus noble et plus désintéressé. »

Et le Roi poursuit, passant, comme à son habitude, du principe au conseil pratique :

« Gardez-vous bien, mon fils, je vous en conjure, de n’avoir dans la religion que cette vue d’intérêt, très mauvaise quand elle est seule, mais d’ailleurs ne vous réussirait pas, parce que l’artifice se dément toujours et ne produit pas longtemps les mêmes effets que la vérité. »

Et encore ceci :

« Tout ce que nous avons d’avantages sur les autres hommes dans la place que nous tenons sont sans doute autant de nouveaux types de suggestions pour Celui qui nous les a données. Mais à Son égard, l’extérieur, son intérieur, n’est rien, et sert plutôt à l’offenser qu’à lui plaire. »

On trouve là, il me semble, des échos des phrases qu’on retrouve dans les quelques sermons du roi David sur l’attachement du roi à Dieu. S’il fallait résumer d’un mot ce passage, je dirais que la conscience de la proximité du divin n’est pas seulement le devoir élémentaire de tout bon chrétien, c’est aussi un principe de bons sens.

C’est surtout, pour Louis XIV, une source de sagesse, une source supérieure de sagesse politique.

Et pour mesurer l’imprégnation de ces convictions qu’on n’attache pas souvent à la personne de Louis XIV, pour mesurer ce qui me paraît une imprégnation profonde de ces convictions dans l’esprit du roi, il n’est que de considérer précisément l’épisode qui nous intéresse ici tout particulièrement : le testament espagnol.

Dans cette affaire, il entre deux types de considérations : d’abord, les considérations politiques dont on vous a parlé et sur lesquelles on a beaucoup écrit, je serai donc très bref là-dessus.

L’acceptation du testament, vous le savez, faisait de l’Espagne, ennemie potentielle hier encore, un allié intime, si je puis dire, de la France. De plus, elle conférait à la Maison de Bourbon une prééminence sans précédent en Europe, et enfin Louis XIV avait toutes les raisons de compter sur la neutralité de Guillaume II, roi d’Angleterre, lequel avait déclaré au lendemain de la signature du traité de partage, cette phrase célèbre ; « Ayant fait un traité pour éviter la guerre, je n’entends pas faire la guerre pour exécuter un traité »

Mais il est une autre considération qui entre dans la décision de Louis XIV, une considération — je dirais informulée — mais partout lisible et décisive qui illustre parfaitement le long passage que je viens de citer.

Quelle peut être donc cette considération informulée ?

Il me semble que Louis XIV ne pouvait pas ne pas voir dans les événements récents un signe du ciel, comme l’écrit un de ses meilleurs biographes. Le Roi, on le sait, n’était pour rien dans la décision de Charles II, de destiner sur son trône au duc d’Anjou. Il était, comme d’autres, surpris du contenu du testament.

Mais la volonté du roi défunt, le roi d’Espagne, déterminée par celle des Espagnols, de beaucoup d’Espagnols, devait paraître à Louis XIV comme le signe tangible d’un dessein plus haut.

Louis XIV, en d’autres termes, met ici en pratique les principes qu’il avait consignés à l’intention du dauphin : un prince juste, un prince sage, est celui dont les actes se conforment à la raison divine. Et étant prince, il est plus à même — c’est une conviction très profonde de Louis XIV – qu’aucun autre de ses sujets de s’approcher — non pas de pénétrer —, de s’approcher de la raison divine.

Tel est, me semble-t-il, le sens de son élection particulière. Ce ne sont pas là de vains mots. Louis XIV y croyait et l’éprouvait intiment. Selon lui, en effet, un roi ne raisonne pas comme aucun autre de ses sujets, comme aucun autre de ses ministres, fût-il le plus sage et le plus habile. Car ce qui distingue le monarque de ses sujets et de ses ministres les mieux informés, c’est justement la proximité du divin.

Mazarin a eu beau sauver la France des tourments de la Fronde, ce grand ministre ne possédait pas pour autant, aux yeux mêmes de Louis XIV, et ne pouvait posséder les lumières qui éclairent la conduite d’un monarque.

D’ailleurs, certains historiens, vous le savez peut-être, ont reproché à Louis XIV ce mot jugé ingrat à l’endroit de Mazarin — il parle au lendemain de la Fronde — Louis XIV a décrit son tuteur en des termes qui pouvaient effectivement laisser perplexe : « Un ministre rétabli malgré tant de factions, très habile, très adroit, qui m’aimait, que j’aimais, qui m’avait rendu de grands services, mais dont les pensées et les manières étaient naturellement très différentes des miennes. »

Ingratitude ? Je ne le pense pas. Il s’agit plutôt, me semble-t-il, de cette conscience de la nature différente d’un roi qui raisonne et qui agit en lieutenant de Dieu. Louis XIV en a dès sa prime jeunesse une conviction si profonde qu’il le confie dans la toute première page de ses Mémoires, de ses instructions au dauphin.

Le seul qui puisse éduquer un prince, aux yeux de Louis XIV, un prince qui est appelé à régner, le seul qui puisse lui communiquer le savoir du prince, le savoir de la royauté est le prince lui-même, car « ceux qui auront plus de talent et plus d’expérience que moi » — il l’écrit à trente ans — « n’auront pas régné, et régné en France, et je ne crains pas de vous dire que, plus la place est élevée, plus elle a d’objet qu’on ne peut ni voir ni connaître qu’en l’occupant ».

Notez bien le sens de cette phrase : « car ceux qui auront plus de talent et d’expérience que moi n’auront pas régné et régné en France. » Louis XIV, jeune encore, roi apparemment inexpérimenté, énonce là une double élection : élection particulière du roi, mais aussi, au-delà, conformément à la tradition française, l’élection particulière de la France.

L’idée, ou l’impression, que j’aimerais expliquer devant vous est que les instructions composées à l’intention du duc d’Anjou, en 1700, plus de tente ans après la rédaction des Mémoires, procèdent exactement du même esprit, du même savoir, un savoir demeuré intact de la royauté, de la même conscience de la proximité du divin.

Car ces instructions offrent, à mes yeux, le succinct abrégé, ramassé en trente-trois articles, de l’enseignement des Mémoires. Nous sommes là dans la période dite dévote de Louis XIV, à l’automne du règne, disent certains, période de déceptions, de difficultés, de déconvenues.

Soit. Mais le savoir du prince est le même, et la conduite du prince — voudrais-je plaider — tout au long du règne, de bout en bout, serait inintelligible pour qui ne tenterait pas de reconstituer ce savoir, un savoir tôt assimilé par Louis XIV ? et qu’il s’apprête maintenant à transmettre au futur roi d’Espagne.

Permettez que je laisse Louis XIV reconstituer l’abrégé de ce savoir dans son propre langage, dans ce style inimitable, digne, simple, majestueux, précis, pragmatique aussi, et si naturel, si naturellement royal, ce style que devaient admirer ses contemporains, et plus tard Voltaire, et plus tard encore Sainte-Beuve, qui a consacré une des analyses les plus pénétrantes aux Mémoires de Louis XIV et aux instructions.

Voici donc le texte, fort bref, des instructions au duc d’Anjou :

« Ne manquez aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu.
Conservez-vous dans la pureté de votre éducation.
Faites honorer Dieu partout où vous aurez du pouvoir, procurez Sa gloire.
Donnez-en l’exemple, c’est un des plus grands biens que les rois puissent faire.
Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu et contre le vice.
N’ayez jamais d’attachement pour personne.
Aimez votre femme. Vivez bien avec elle. Demandez-en une à Dieu qui vous convienne. Je ne crois pas que vous deviez prendre une Autrichienne. »

Voyez, toujours juxtaposés, chez Louis XIV, une question de principe et un conseil pratique.

« Aimez les Espagnols, et tous vos sujets attachés à vos couronnes et à votre personne.
Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus.
Estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire, ce sont là vos véritables amis. »

Toujours le principe et la pratique.

« Faites le bonheur de vos sujets, et dans cette vue n’ayez de guerre que quand vous y serez forcé, et que bous en aurez bien considéré et bien pesé les raisons dans votre Conseil » — l’esprit de Conseil.

« Essayer de remettre vos finances. Veillez aux armes et à vos flottes. Pensez au commerce.
Vivez dans une grande union avec la France. Rien n’est aussi bon pour nos deux puissances que cette union à laquelle rien ne pourra résister » — prééminence des Bourbons.

« Si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos armées » — exemple constamment donné par celui qui était appelé dans un livre récent le Roi de guerre.

« Songez à rétablir vos troupes partout et commencez par celles de Flandres. Ne quittez jamais vos affaires — un roi ne peut cesser, même en privé, d’être roi — pour votre plaisir, mais faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement » — règle conseillée, règle appliquée tout au long du règne.

« Il n’y en a guère de plus innocent — il parle des plaisirs — que la chasse et le goût de que les maisons de campagne, pourvu que vous n’y fassiez pas trop de dépenses.
Donnez une grande attention aux affaires. Quand on vous en parle, écoutez beaucoup dans le commencement, sans rien dire » — il reprend, il résume, des pages entières des Mémoires.

« D’abord, écoutez, pesez, assimilez avant de décider. Quand vous aurez plus de connaissances, souvenez-vous que c’est à vous de décider, mais quelques expériences que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre Conseil avant que de faire cette décision.
Faites tout ce qui vous sera possible pour bien connaître les gens les plus importants afin de vous en servir à propos.
Tachez que vos vice-rois et gouverneurs soient toujours Espagnols. Traitez bien tout le monde » — règle appliquée tout au long de ses cinquante-cinq années de règle.

« Ne dites jamais rien de fâcheux à personne, mais distingue les gens de qualité et de mérite.
Témoignez de la reconnaissance pour le feu Roi et pour tous ceux qui ont été d’avis de vous choisir pour lui succéder.
Ayez une grande confiance au cardinal Portocarrero et marquez-lui le gré de la conduite qu’il a tenue.
Je crois que vous devez faire quelque chose de considérable pour l’ambassadeur, qui a été assez heureux pour vous demander et pour vous saluer en premier en qualité de sujet » — il s’agit de de Castel dos Rios.

« N’oubliez pas Betmar qui a du mérite et qui est capable de vous servir.
Ayez une entière créance au duc d’Harcourt » – son ambassadeur de France à Madrid — « il est habile homme et honnête homme. Il ne vous donnera des conseils que par rapport à vous.
Tenez tous les Français dans l’ordre, traitez bien vos domestiques » — par domestiques, il désigne tout ce qui est au-dessous du Roi, à commencer par les ministres — « mais ne leur donnez pas trop de familiarités et encore moins de créances. Servez-vous d’eux tant qu’ils sont sages. Renvoyez-les à la moindre faute qu’ils font et ne les soutenez jamais contre les Espagnols.
N’ayez de commerce douairière que celui dont vous ne pouvez vous dispenser » — on voit là presque l’ombre de l’attitude de Louis XIV envers Anne d’Autriche qui en avait conçu de l’amertume.

« Faites en sorte qu’elle quitte Madrid et qu’elle ne sorte pas d’Espagne. Dans quelque lieu qu’elle soit, observez sa conduite et empêchez qu’elle se mêle d’aucune affaire. Ayez pour suspect ceux qui ont trop de commerce avec elle.
Aimez toujours vos parents, souvenez-vous de la peine qu’ils ont eue à vous quitter. Conservez un grand commerce avec eux dans les grandes choses et dans les petites.
Demandez-vous ce dont vous aurez besoin ou envie d’avoir qui ne se trouve pas chez vous. Nous en userons de même avec vous.
N’oublie jamais que vous êtes Français et ce qui peut vous arriver quand vous aurez assuré la succession d’Espagne par vos enfants.
Visitez vos royaumes : allez à Naples et en Sicile, passez à Milan et venez en Flandres, ce sera une occasion de nous revoir. Et en attendant, visitez la Catalogne, l’Aragon et autres lieux, voyez ce qu’il y aura à faire.
Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Espagne, et surtout en entrant dans Madrid.
Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires — notez cette formulation admirable — que vous trouverez, ne vous en moquez point, chaque pays a ses manières particulières, et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d’abord le plus surprenant. »

Montesquieu n’a jamais formulé aussi admirablement ce qui est si naturel à chacun des peuples et à chaque pays.

« Évitez tant que possible de faire des grâces à ceux qui donnent de l’argent pour les obtenir.
Donnez à ce propos, et libéralement, et ne recevez guère de présents, à moins que ce ne soit des bagatelles.
Si quelquefois, vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en à ceux qui vous en auront donné de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours » — la pratique, le pragmatisme, toujours mêlés aux grands principes.

« Ayez une cassette pour mettre ce que vos aurez de particulier, dont vous aurez seul la clef. »

Et enfin :

« Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner : ne vous laissez pas gouverner, soyez le maître, n’ayez jamais de favori ni de premier ministre, écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. »

À ce très grand texte, de deux pages et demie, j’aimerais maintenant ajouter quelques réflexions plus générales et plus humbles.

D’abord, pour en revenir à Sainte-Beuve, qu’est-ce qu’un style royal ? C’est à Sainte-Beuve que nous devons la meilleure réponse, la plus juste et la plus succincte :

« C’est, dit-il en parlant de Louis XIV, un mélange unique de décence et de majesté ». Pour mieux le saisir, il n’est que de comparer la manière de Louis XIV, que vous venez de découvrir, et de retrouver, à celle d’un autre souverain, un souverain autoproclamé, celui-là : Napoléon Bonaparte.

Chez celui-ci, Sainte-Beuve note :

« Ce caractère incisif du conquérant et du despote, ce rythme court, pressé, saccadé sous lequel on sent palpiter le génie de l’action et le démon des batailles, alors que celui de Louis XIV, poursuit Sainte-Beuve, est plus tranquille, plus plein, et en quelque sorte héréditaire, un style qui est dans la bonne mesure, dans les conditions de l’exact et juste milieu de la plus saine langue. »

Sainte-Beuve parle à juste titre d’hérédité. Mais l’hérédité, lui-même le pressent, ne peut tout expliquer à qui veut dégager le portrait du prince, celui de Louis XIV, celui qu’il dessine à l’intention du duc d’Anjou, après l’avoir fait pour le dauphin, et le style des Mémoires est exactement le même que celui des instructions.

Pour Sainte-Beuve, Louis XIV, par une espèce de miracle providentiel — il faut toujours faire la part aussi aux personnes —, a acquis et intériorisé le savoir définitif de la majesté royale, dont il incarnait en sa personne les traits achevés.

« Il est une chose, écrit Sainte-Beuve — je crois que c’est un passage extrêmement profond — il est une chose que Louis XIV n’eut à emprunter à personne, et qui lui est bien originale : ce fut cet état, cette fonction réelle de souverain dont personne alors » — il parle des lendemains de la fronde — « n’avait l’idée autour de lui, que les troubles de la fronde avaient laissé dégrader et dépérir dans les esprits, et que Mazarin, même dans la restauration du pouvoir, n’avait que médiocrement relevé dans la révérence publique.
Louis XIV en ressentit en lui l’inspiration et en révéla sensiblement à tous le caractère. »

Du portrait du prince, composé par Louis XIV, à l’intention du futur roi d’Espagne, le premier trait — vous n’avez sans doute pas manqué de le noter — est ce que j’ai appelé la conscience, une conscience de tous les instants, de la proximité de Dieu.

Vous l’avez peut-être relevé, c’est par là que commencent les instructions, c’est par là qu’elles s’achèvent :

« Dieu qui vous a fait roi vous donnera les lumières qui vous seront nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. »

Un autre thème que j’aimerais éclairer très brièvement est celui des rapports entre la majesté du trône — majesté du prince d’une part — et le savoir du prince, de l’autre.

La majesté du prince doit être partout visible, éclatante, accessible aux regards, et tout le système de gloire — parce que l’on peut parler d’un système de gloire — de Louis XIV dans ses différentes expressions, individuelles, rituelles, artistiques, architecturales, guerrières, tout ce système de gloire obéit à l’impératif de faire accréditer la légitimité royale par la mise en forme et la mise en scène des signes extérieurs qui représentent cette légitimité, cette majesté auprès des sujets.

Il y a une industrie qui produit ce système de gloire dès le tout début du règne de Louis XIV.

Je n’ai pas l’intention d’aborder ici cet extraordinaire appareil de gloire et de majesté, dans lequel certains, qui ne sont pas forcément hostiles à la royauté aujourd’hui, ont voulu voir — à tort, je crois — une supposée folie de grandeur d’un Louis XIV plus ou moins mégalomane, alors qu’il s’agit là, dans ce système de gloire, dans cet appareil de gloire, avant tout d’un projet et d’une intention éminemment politiques.

Je m’en tiendrai pour ma part, à l’expression plutôt individuelle de ce dessin, c’est-à-dire au portrait du roi que Louis XIV donne à voir à ses contemporains, et dont il enseigne à son petit-fils la logique et la règle : logique simple, règle inaltérable que Louis XIV observera scrupuleusement tout au long de son règne. Du prince, les sujets ne doivent apercevoir que les traits inhérents à sa fonction.

En d’autres termes, si la figure du roi est invariablement en représentation du lever au coucher, sa personne intérieure est tout aussi invariablement dérobée aux regards profanes, c’est-à-dire aux regards de tous, y compris son entourage le plus immédiat.

Cette personne intérieure doit demeurer sous clef, comme la cassette dont parle Louis XIV dans les instructions.

Un auteur de l’entre-deux-guerres, membre de l’Académie Française, aujourd’hui hélas oublié, Louis Bertrand, a admirablement saisi cette règle de la proximité et de la distance, du visible et de l’inaccessible.

Je le cite :

« Cet homme — il écrit à propos de Louis XIV — cet homme qui a constamment vécu en public, qui si l’on peut dire, faisait tout en public, qui a été traqué par les gazetiers et les pamphlétaires, investi par les historiens, dont la pauvre guenille humaine a été livrée à toutes les indiscrétions de la médecine et de la petite érudition, cet homme a si bien dérobé son âme aux regards profanes, que nous ignorons tout de sa vie intérieure, de sa pensée personnelle et secrète. »

Cette règle, impérieuse, de la proximité et de la distance, Louis XIV l’a observée scrupuleusement, jusqu’avec ses plus fidèles ministres. C’est ce qu’il recommande également à son petit-fils :

« Traitez bien vos domestiques, mais ne leur donnez pas trop de familiarité et encore moins de créances », ou encore : « n’ayez jamais d’attachement pour personne ».

Ainsi, le portrait du roi, tel que le conçoit Louis XIV, doit être tout à la fois partout visible et toujours impénétrable. Et ce qui est impénétrable, ce qui doit demeurer sous clef, c’est justement le savoir du prince.

Avec le savoir du prince, nous touchons à un autre trait essentiel du portrait royal, esquissé par Louis XIV : qu’est-ce donc que le savoir du prince ? de quoi est-il fait ?

Il est fait notamment de deux éléments. Le premier élément est un savoir positif. Pour Louis XIV, un monarque absolu doit posséder un savoir absolu. Son regard — et on a beaucoup écrit sur la conception du regard de Louis XIV — doit embrasser l’ensemble du royaume comme instantanément. L’État colbertien, la monarchie administrative, sera précisément l’instrument de ce regard et de ce savoir absolu.

Le deuxième élément renvoie à une autre qualité dont seul le roi est doué, selon Louis XIV, c’est cette sagesse qui n’est propre qu’au prince, et qui fait de lui l’unique juge et le seul arbitre du bien commun.

Écoutons encore la toute dernière recommandation, peut-être la plus importante, même aux yeux de Louis XIV, qu’il donne à son petit-fils :

« Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner, ne vous laissez pas gouverner. Soyez le maître. N’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez. »

Tout le savoir du prince est comme ramassé dans cet article. On peut, certes, l’interpréter comme autant de conseils pratiques d’un monarque absolu à un autre futur monarque absolu. Je crois qu’il y dans ces paroles bien davantage, qui nous ramène, d’ailleurs, au point où j’ai commencé cette conférence : pour Louis XIV, si le monarque demeure seul juge, le plus qualifié, le mieux placé à décider du bien commun, c’est qu’il possède un savoir qu’il n’est donné à personne d’autre de réunir avec autant de moyens.

La sagesse du prince est, en effet, ce composé unique de modération, d’esprit de Conseil, de connaissance absolue, de connaissance universelle, de bienveillance aussi, et enfin et surtout, de cette conscience qui doit l’habiter à chaque instant de son investiture divine.

Au fond, le savoir du prince se résume à ce devoir simple et impérieux de conformer ses connaissances et ses actions, toutes ses actions, à la loi de Dieu. Et Louis XIV a eu la chance, la chance exceptionnelle, de la comprendre et de l’intérioriser avant même d’assumer le pouvoir royal.

Ran Halévi
Directeur de recherches au CNRS

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.