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En Agonie…

             

                            L’ « Ecce Homo » de Philippe de Champaigne

                            Musée des Granges de Port-Royal-des-Champs

                                          Nous approchant des semaines de la Passion et de la Semaine Sainte, il est bon de s’arrêter et de contempler l’œuvre d’un des peintres les plus éloquents et les plus spirituels de l’art français, l’Ecce Homo de Philippe de Champaigne exposé au Musée des Granges de l’ancienne abbaye de Port-Royal-des-Champs. La peinture de cet artiste majeur du XVII° siècle introduit toujours à la dévotion. D’ailleurs il n’eut jamais le goût, une fois arrivé en France de sa Belgique natale, pour la peinture mythologique. Il mit son pinceau au service du roi, de la reine mais aussi et par-dessus tout, au service de Dieu. Il fut décalé parmi ses contemporains. Il n’appartint ni à la seconde et maniériste école de Fontainebleau mourante en 1630, ni à la sensualité religieuse de Simon Vouet, ni à l’austère rhétorique de Nicolas Poussin avec lequel il s’entendit pourtant fort bien lors du séjour de ce dernier à Paris. Il côtoie Charles Le Brun mais dans le cadre très officiel de la jeune Académie royale de peinture et de sculpture. Il ne prit même pas parti lors de la fameuse querelle du coloris qui secoua le monde de la peinture pendant plusieurs décennies. Il est autre, il est ailleurs. Il n’est pas totalement donné au projet culturel politique de Louis XIV, sans pour autant embrasser toutes les convictions, non moins politiques, des cercles jansénistes dont il est proche spirituellement. Et donc, lorsqu’il peint un Ecce Homo, cette toile ne peut ressembler à aucune autre.

                                          Vers 1654, Champaigne va exécuter cette toile, ainsi que son pendant La Vierge de douleur au pied de la Croix, pour la salle du chapitre de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs, tandis que le maître-autel de l’abbatiale était orné d’une Cène. Sa fille, sœur Catherine de Sainte-Suzanne, était membre de cette communauté cistercienne devenue le centre du courant janséniste français. C’est elle qui, en 1662, sera miraculeusement guérie d’une paralysie partielle et qui figure, en compagnie de la mère Agnès Arnauld, sur le célèbre Ex Voto peint par son père en action de grâces. Elle tient sur ses genoux le reliquaire de la Sainte Epine donné à l’abbaye en 1656 qui avait déjà été la cause de deux guérisons miraculeuses, en 1656, celle de Marguerite Périer, et, en 1657, celle de Claude Baudran. Philippe de Champaigne peignait aussi pour d’autres ordres religieux, dont les Jésuites, malgré leur opposition aux Jansénistes, mais ce sont ses toiles « jansénistes » qui sont les plus profondes car répondant aux critères de dépouillement et de sobriété de ce courant religieux d’inspiration augustinienne.

                                          Cet Ecce Homo devrait être plutôt nommé L’Homme des douleurs car le peintre ne représente pas la comparution de Jésus devant la foule au prétoire de Pilate. Il ne s’agit pas non plus d’une Flagellation, ceci malgré la présence de la haute colonne qui se dessine à gauche, encore entourée des cordes ayant servi à attacher le Christ. Tout est sobriété et modération pour exprimer la plus grande souffrance. Point de foule hurlante, mais la solitude de l’Homme Dieu qu’Il a déjà connue lors de l’Agonie au jardin des Oliviers (autre toile superbe de Champaigne). Le Christ est seul et Il médite. Que contemple-t-Il, sinon sa mort prochaine sur la Croix, et aussi le péché des hommes pour lequel il se sacrifie afin que le pardon remplace le courroux divin. Certes, le Christ est marqué par les supplices de la Passion : yeux boursouflés et à demi fermés, couronne d’épines enfoncée dans sa chair, traînées de sang, déchirure de l’épaule gauche par le fouet d’un soldat, pieds enflés, bras droit blessé qu’il soutient en peinant avec sa main gauche, mais ce qui domine est l’expression royale et recueillie du Sauveur, revêtu de dignité et de paix malgré son état. Le sujet identique traité par Velasquez à la même époque, Le Christ contemplé par l’âme chrétienne après la Flagellation, est l’occasion d’une magistrale leçon d’anatomie et de rhétorique théologique. Rien de tel avec la toile de Philippe de Champaigne, extrêmement subtile, étrangère à toute facilité théâtrale, qui offre à notre regard cette chlamyde pourpre enveloppant le corps torturé, tache rouge répondant, ne l’oublions pas, au tableau de La Vierge de douleur qui, elle, est toute de bleu vêtue. La composition est « cubiste » car elle s’inscrit dans un module carré qui est présent dans toute la composition : le mur derrière l’Homme des douleurs, la pierre qui lui sert de trône, le marchepied, l’ouverture supérieure tout au fond, mais aussi le corps du Christ en ses différentes parties, corps divisé en trois : les jambes, le torse et la tête. Le manteau de pourpre est aussi divisé en deux carrés, celui de droite partant de l’épaule découverte pour retomber jusqu’au sol, et celui de gauche couvrant les reins et les cuisses. Les deux natures, divine et humaine, drapent le Christ et le révèlent ici comme roi, même s’Il est outragé et tourné en dérision. Cet Homme que nous contemplons est la victime de nos crachats et de nos coups. Il est seul, absolument, face à l’humanité entière, invisible, dans laquelle nous sommes plongés en tant que spectateurs. Nous hurlons avec la foule et nos vociférations sont de tous les temps. Si tout est carré, ce n’est point par hasard. Carré comme chaque pierre du Temple et bientôt comme la pierre angulaire de l’Église qu’est le Christ. Cette composition met en relief la force du Christ malgré sa faiblesse apparente. Les pierres ne parlent pas, elles sont impassibles. Le Christ est recueilli dans son silence alors que les injures pleuvent, venant de notre côté. Il semble être indifférent, ailleurs, concentré sur la mission atroce qui est la sienne. Il sait qu’il faut boire le calice et que personne ne peut prendre sa place. Malgré ses liens et son accoutrement, toute sa posture est royale et il tient le roseau dans sa main comme s’il fut le sceptre d’un empereur, presque avec élégance entre ses doigts engourdis et douloureux. Il est robuste et ne s’affaisse point, n’ayant aucun point d’appui derrière lui et n’essayant pas même de poser ses bras sur ses genoux.

                                          Face à une toile aussi intense, il faut relire Le Mystère de Jésus de Pascal que Philippe de Champaigne a connu. Les hommes y sont absents et Jésus est seul. L’Ecce Homo est la suite logique et implacable du Christ au jardin des Oliviers. La Passion divine y est à son comble. Point besoin d’attendre le Golgotha et le bruit des marteaux enfonçant les clous dans la chair et les os. A la solitude et à l’abandon humains auxquels le Christ est condamné, répond l’apparent silence du Père. Pourtant le Christ rouge est auréolé de lumière, et, derrière lui, tout au fond et tout en haut, le ciel se dévoile, en un minuscule carré lumineux qui laisse présager de la Résurrection. Il s’est arraché de la présence des hommes, de ces hommes qui, à commencer par ses disciples, l’ont trahi, vendu, renié. Sa solitude est volontaire car Lui seul peut affronter ce tourment et délivrer l’homme de la mort. Nul autre. Il vient d’être jugé, et condamné à mort. Pascal écrit : « Tout le monde fait le dieu en jugeant ». Cet Ecce Homo n’est plus le Christ condamné : il est notre condamnation, condamnation que Dieu ne signera pas puisqu’Il la retournera en instrument de notre salut. Aussi le Christ de ce tableau ne fait-il naître aucune angoisse, comme Il n’en ressent aucune Lui-même, simplement occupé à méditer paisiblement sur les tourments qui l’attendent encore. Il contemple aussi surtout l’œuvre de rédemption qu’Il accomplit et qui lui permet de répondre humainement sans crainte mortelle. Il est le vrai César, d’ailleurs revêtu de la pourpre impériale, mais un roi qui est victime. Le sang coule jusqu’à terre, le long des jambes tuméfiées. Déjà, Il abreuve ainsi la terre et la rachète. Il n’est plus l’Homme mais le Roi, comme Pilate le reconnaîtra lui-même en le présentant une seconde fois aux Juifs : « Voici votre roi ». (Ev selon saint Jean, XIX.14)

                                          Les moniales contemplaient chaque jour cette toile dans la salle du chapitre. De quelle façon en étaient-elles inspirées ? Elles ne pouvaient pas éprouver la peur du jugement face à un Christ aussi paisible, pas plus qu’une pitié sans borne puisque la royauté l’emportait sur l’horreur humaine. Elles découvraient le cœur même de la Passion qui n’est pas une série de souffrances et de tortures, mais la victoire de Dieu sur le monde qui Le rejette. Pilate avait voulu joué avec ce simple Galiléen. Il l’avait fait accoutrer par ses soldats comme un roi de pacotille. Il est pris à son propre piège et doit reconnaître, la mort dans l’âme et la peur au cœur, que Jésus est bien le roi, celui des Juifs, et aussi celui des autres hommes, car Il règne sur tout l’univers sans autre diadème que la couronne d’épines du péché des hommes et sans autre sceptre que le roseau de la fragilité humaine. Philippe de Champaigne nous introduit à cette méditation royale. A contempler ce tableau, nous réalisons que nous partagerons un jour cette royauté de miséricorde.

                                                                      P.Jean-François Thomas s.j.

                                                                      25 mars 2019

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