Chretienté/christianophobieCivilisationLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Éloge du suranné, par le R. P. Jean-François Thomas

Possédée par le mirage robotique, notre époque est « en même temps », — puisque telle est la mode politique —, ensorcelée par la quête de l’« authentique ». Les reconstitutions historiques, généralement approximatives, pullulent, les recettes grand-mère s’arrachent, les vêtements rétro se vendent dans les vide-greniers, eux-mêmes nouvelle coqueluche du moment, etc. Pourtant, dans les domaines essentiels, le traditionnel est regardé comme passéiste, nocif, dangereux, notamment en ce qui regarde l’attachement liturgique et doctrinal. Deux poids, deux mesures qui prouvent à quel point nos esprits et nos âmes sont déboussolés. Les grands mots sont désormais réservés aux futilités ou bien sont utilisés pour manipuler les sans-dents, ceux qui sont invités à traverser la rue pour décrocher un boulot de misère tandis que les palais ancestraux sont occupés par des pouvoirs illégitimes. Georges Bernanos écrivit ces mots aux officiers du Duquesne qui avait jeté l’ancre à Palma de Mallorca en 1936 :

« Je comprends qu’on soit dégoûté des grands mots, des mots à majuscule. Mais c’est vrai qu’il y a de grands mots, et les grands mots s’écrivent avec une majuscule. Le ridicule n’est que de les employer à tort, d’en décorer des choses de rien. […] Et nous n’avons justement pas le droit de rigoler des mots de Justice, de Droit, de Liberté ou de d’Honneur parce que le génie de notre langage et celui de notre race nous permettent d’en donner une définition raisonnable et humaine. » (Correspondance 1934-1948, 27 octobre 1936)

Les mots de notre langue et de notre race ne sont guère aimés et vénérés de nos jours. Lorsqu’ils sont employés, à tort et à travers, ils ne sont plus que des coquilles vides avec lesquels jonglent, sans génie, ceux qui dirigent notre monde.

Face à une telle situation, il est donc préférable de s’attacher à ce qui apparaît comme suranné. Ce mot de suranné est lui-même suranné car bien des personnes n’en connaissent plus le sens, préférant étiqueter sur ce qui n’est plus de mode l’horrible expression de « has been ». Suranné nous renvoie aussitôt à tant de souvenirs personnels, et aussi à la mémoire de notre peuple. C’est le cri douloureux de Baudelaire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. / […] Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, / Où gît tout un fouillis de modes surannées. » (Les Fleurs du mal, LXXVI Spleen) Il nous rattache à l’origine de notre langue et de notre vie politique. En vieux français, sorane ou souranne signifiait ce qui est vieux de plus d’un an, et par ricochet, les actes devenus ainsi caduques. Comme quoi, devrait être logiquement suranné tout ce qui dépasse cette date de fabrication. Ainsi, même les fervents adorateurs du neuf sont rapidement précipités dans le suranné. Nous sommes tous constamment surannés, dès que nous dépassons la limite d’un an, comme le signifie le dictionnaire de Jean Nicot en 1606 :

« Est ce qui a passé un an. Ainsi dit on, Chappon suranné, qui est chapponné plus d’un an y a, Capo anno maior. et Lettres surannées, qui ont passé l’an depuis la date et le seau y apposez. et, Lettres de surannation, celles par lesquelles est mandé executer celles qui sont surannées, nonobstant la surannation, ce qui est une espece de relief de temps en fait de lettres patentes » (Thresor de la langue française).

Quelques décennies plus tard, en 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académie française y ajoutera ces délicates précisions :

« Il se dit aussi des femmes & des filles, pour dire, Par mespris qu’elles ne sont plus jeunes. Elle fait encore la jolie, mais elle est bien surannée. Il se dit aussi de certaines choses qui sont vieilles. Cet habit est un peu suranné. une mode surannée. une façon de parler surannée. »

Nous sommes tous dans le même bateau : celui qui veut jouer la carte de la nouveauté est rattrapé par ce qu’il considère comme désuet ou obsolète, et les plus à la page ne sont pas forcément ceux qui embrassent les dernières modes apparues. Par exemple, dans le domaine liturgique, rien n’est plus caduc que les expérimentations accumulées depuis le siècle dernier, tandis que ce qui est tenu comme archaïque par ces champions de la créativité demeure imperturbablement ancré et enraciné, car telle est la caractéristique de la Tradition : ne prendre aucune ride, n’être affectée en rien par l’adversité des temps et l’inconstance de l’esprit humain. « Être dans le vent : une ambition de feuille morte… », pour reprendre la savoureuse expression de Gustave Thibon. Chacun sait ce qu’il advient des feuilles mortes « qu’on ramasse à la pelle » (qu’on ramassait à la pelle…). Elles finissent dans les flammes ou, selon la bienséance écologique, en compostage, chute dans l’abîme et le chaos. Et notre auteur paysan et bucolique d’employer une autre image de la nature pour exprimer la plénitude qui habite celui qui, vieillissant, n’a jamais courbé l’échine devant les modes du monde :

« Devenir fruit d’automne. Sentir naître en soi l’âme fondante du fruit : cette douceur, cette transparence dorée et cette soif de tomber. Se détacher, non par orgueil ou par lassitude, mais par excès de pesanteur et de sucs. Se détacher comme un fruit d’automne. » (L’échelle de Jacob)

Le fruit très mûr n’a plus qu’à se laisser aller, à se laisser porter. Il ne recherche plus rien d’autre que cet abandon à des forces plus hautes que lui-même. Il se détache car il est détaché de lui-même, sans regret pour les jours nouveaux de l’été. Il n’est plus intéressé par ce qui se présenter auparavant comme un jaillissement perpétuel de vie, d’innovation. Dans un autre ouvrage, Thibon avertit :

« Plus une âme est éloignée du mystère originel, plus elle est condamnée à se nourrir de chiffres : l’inventaire remplace pour elle l’invention… » ; et encore : « Il est malaisé de composer avec le monde sans se laisser décomposer par le monde. » (L’ignorance étoilée)

Nous sommes prisonniers de l’inventaire, inventaire devenu fou et défilant sous nos yeux de façon hystérique et surréaliste. Si l’attachement au suranné se cantonne dans des musées de la vie d’antan, il ne servira à rien, il ne sera que la culture d’une nostalgie passagère, mode parmi d’autres. Le monde est malin et il sait se servir de toutes les cordes pour faire vibrer la harpe des airs anciens, mais qu’en reste-t-il le plus souvent lorsque la vague émotionnelle s’est évanouie ? Chaque siècle dit « de progrès », — depuis le XVIIIe qui est le premier géniteur —, se rengorge de ses découvertes censées tout révolutionner : siècle des « Lumières », siècle de la « vapeur », siècle de l’« atome »… Et le nôtre maintenant ? Siècle du « robot » ? Siècle de la désillusion ? Alphonse Allais, avec son humour habituel, — que d’aucuns trouveront suranné —, rapportait dans un de ses papiers :

« À propos de vingtième siècle, je ne puis résister à l’envie de citer le mot d’une jeune femme devant qui l’on citait tous les progrès accomplis par défunt le dix-neuvième siècle. — Laissez-moi tranquille, avec votre dix-neuvième siècle, s’écria-t-elle, agacée et désireuse qu’on parlât d’autre chose : laissez-moi tranquille ! N’importe quel autre siècle en aurait fait autant à sa place ! » (Le Journal)

Voilà le risque de se prendre pour le phénix, en regardant de haut ce qui est en amont, ce qui est suranné. Les modes qui mènent le monde ne sont que de vieilles rengaines, ce sont des vieillardes qui se maquillent outrageusement pour faire croire qu’elles sont jeunes et attirantes. L’avenir radieux tant rêvé ne sera que si le suranné est aimé.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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