Chretienté/christianophobie

Nos natures mortes

Pendant l’été, le temps ralentit sa course pour celui qui sait s’arrêter un instant et regarder autour de lui. Cette période est propice à la contemplation. Une occasion parmi d’autres est procurée par une table laissée un instant à l’abandon, sous une tonnelle posant barrière à la chaleur envahissante, ceci après un repas familial joyeux et insouciant. Le désordre n’est qu’apparent car, à cet instant, chaque objet occupe toute sa place. La vaisselle est sale, les serviettes froissées et tachées, les restes de victuailles peu appétissants, prêts à se décomposer, et pourtant l’ensemble est harmonieux, tranquille, figé pour l’éternité peut-être. Un peintre hollandais du siècle d’or passant par là pourrait croquer cette nature morte et la vendre à quelque bourgeois d’Utrecht. Survient alors une guêpe qui se jette voracement sur un fruit trop mûr ou un os de poulet, tandis qu’un rouge gorge audacieux sautille sur la nappe pour y picorer les miettes de pain. La nature morte se transforme par l’irruption de ces êtres vivants. Le symbole habite alors chaque détail.

                                   Pline l’Ancien, dans son extraordinaire Histoire naturelle (XXXV-XXXVI), rapporte combien le talent de Zeuxis, peintre grec du V° siècle avant Jésus Christ, était immense, à tel point que les oiseaux se précipitaient pour avaler les grains d’une grappe de raisin tenue dans la main par son Enfant aux raisins. Le maître lui était très humble en affirmant, en présence de toutes les louanges qui lui étaient adressées que « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant; car si j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur ». C’est dire que les natures mortes de ce peintre étaient parfois plus vivantes que les objets représentés. Zeuxis connaissait la vanité des choses qui passent. Il est dit qu’il serait mort de rire en peignant le portrait d’une vieille dame, riant là aussi de la vanité humaine et de la futilité e ceux qui prétendaient à la postérité alors qu’ils avaient un pied dans la tombe. Ce n’est pas par hasard si Rembrandt, nous laissant plus de 90 autoportraits, choisit de se représenter en Zeuxis riant, six ans avant sa mort. L’artiste de génie est comme saint Thomas d’Aquin, contemplant la paille et la futilité de ses productions, aussi sublimes soient-elles. Pour leur rappeler cette fragilité, la nature morte est un support irremplaçable. Lorsque nous contemplons notre table estivale désertée, sauf par quelques insectes dévoreurs, même sans la peindre, nous l’imprimons dans notre esprit, comme une carte postale supplémentaire, une image qui réveille en nous à la fois l’action de grâces d’être parmi les vivants et leurs justes plaisirs, et l’angoisse d’une disparition prochaine de ce à quoi nous sommes attachés. Ces tableaux bucoliques et souvent fleuris, colorés, ne peuvent pas cacher longtemps l’ombre qui tend à les envahir, lorsque le soir tombe, que la table inoccupée s’efface peu à peu et que des rires distants résonnent comme des tentatives désespérées pour que s’arrête l’écoulement du sablier. Une poignante terrible nature morte est la Vanité de Philippe de Champaigne ( 1646, Le Mans, Musée de Tessé). La composition est sobre : un crâne rongé aux orbites creuses nous regarde, encadré par un sablier qui laisse filer son grain et un vase de cristal où une tulipe rouge et or commence à incliner de la tête. La lumière reflétée dans le cristal du vase et du sablier laisse deviner la présence d’une fenêtre quelque part, cette ouverture vers une autre vie, éternelle cette fois.

                                   La nature morte ne fut pas toujours appelée ainsi. Giorgio Vasari avait parlé des cose naturale (choses naturelles) pour désigner les grotesques et les décors de Giovanni da Udine travaillant au Vatican et reconnu comme l’initiateur moderne des natures mortes, manière qui avait presque totalement disparue à la fin de l’Antiquité et durant l’époque médiévale. Ce sont les Flandres et les Pays Bas qui vont donner ses lettres de noblesse à cet art mineur dans la hiérarchie de la peinture : ce seront les stilleven, stilleben, still-life, c’est-à-dire ce qui est revêtu de vie silencieuse et immobile. Les Français du XVIII° siècle préférèrent le terme de nature morte, soulignant que la mimétique et la symbolique présentes conduisent le regard vers les fins dernières, non seulement le pourrissement des fleurs, des végétaux, la décomposition des victuailles, mais aussi et surtout l’issue fatale de cette vie humaine toute parée de vanités éphémères. Point besoin alors de crâne pour enseigner le spectateur sur ce qui l’attend tôt ou tard. La fameuse Raie de Jean-Baptiste Chardin (1728, Paris, Musée du Louvre) ne met en scène que des comestibles par ailleurs fort appétissants comme des poissons et des huîtres au milieu d’un désordre de linges et d’ustensiles de cuisine, mais la raie morte, suspendue à un crochet et les entrailles béantes, nous sourit en un funeste présage tandis qu’un chat tout hérissé ouvre des yeux exorbités : la mort nous contemple alors que nous contemplons la scène. Elle ne manquera pas de nous suivre et de nous retrouver, même lorsque nous aurons quitté cette cuisine ou abandonné cette table avec les restes du festin.

                                   Il existe des moyens encore plus simples pour réveiller l’inquiétude de celui qui regarde. Cornelis Gijsbrechts, ce Hollandais qui fit sa fortune à la cour danoise, se spécialisa dans cette peinture allant à l’essentiel. Une de ses toiles est particulièrement « contemporaine » puisqu ‘elle s’intitule Tableau retourné et qu’elle représente en effet le revers nu d’un tableau étiqueté du numéro 36 (vers 1670, Copenhague, Statens Museum for Kunst). Le tableau devient l’objet du tableau mais dans son aspect brut : le cadre de bois, la toile, les salissures et les imperfections. Le spectateur, face à une telle œuvre, ne peut que se poser la question de savoir ce qui est peint sur la toile invisible. Ce que le regard saisit n’est pas le plus glorieux et le plus séduisant. Ce qui est caché est peut-être une explosion de couleurs somptueuses et de formes raffinées. L’oeil essaie en vain de transpercer, de traverser le support mais le mystère demeure insondable. N’est-ce pas là le symbole de l’existence humaine ? Les apparences qu’un être donne à voir sont bien loin de résumer à elles seules ce qu’il est vraiment. Que connaissons-nous d’un homme, que prétendons-nous connaître ? Simplement un revers qui ne livre rien du chef-d’oeuvre supposé. D’ailleurs, lorsque nous regardons  la table estivale en désordre, nous pouvons également imaginer ceux qui, quelques instants auparavant, entouraient dans la bonne humeur des mets apprêtés sur une nappe immaculée. L’essentiel échappe toujours à notre regard trop limité et réducteur. Les natures mortes d’un Pieter Aertsen, peignant dans une profusion baroque des cuisines et des étals de boucherie avec souvent des servantes rubicondes et grassouillettes, portent le regard à l’arrière plan où se devinent toujours des scènes évangéliques : le Christ chez Marthe et Marie, la Sainte Famille faisant l’aumône durant la fuite en Egypte… Il existe un ailleurs, un second, un troisième plan, un plan invisible où repose la clef de nos interrogations et de nos inquiétudes. Les crânes peuvent nous menacer de leur absence de regard, les rongeurs peuvent effacer les traces de notre passage, il n’en demeure pas moins que le monde qui ne passe pas est annoncé par ces vanités et ces natures mortes. Lorsque tout ce foisonnement, ce luxe et cette volupté seront emportés régnera enfin ce qui ne meurt point, qui n’est pas objet de corruption, ce que les vers et la rouille ne peuvent atteindre.

                                   Dans une minuscule huile sur bois du XVII° siècle, Philipps Angel campe un chat aux aguets et prêt à bondir sur une souris jouant insouciante au-dessus de lui (Chat guettant une souris, Rennes, Musée des Beaux-Arts). Sommes-nous comme cette souris étourdie, inconsciente du danger ? Comment donc est notre propre nature ? Aussi rébarbative et pauvre qu’un revers de toile, aussi truculente qu’un amoncellement de victuailles, aussi colorée qu’une brassée de fleurs visitée par les insectes et les papillons ? Que cache donc cette façade ? Prenons le temps d’en perdre au spectacle des objets et des êtres qui s’assemblent sous nos yeux, dans la nature, dans les scènes quotidiennes. Chaque image porte un message sur la brièveté de la vie humaine et sur l’éternité de cette même existence. Il faut soulever le voile qui recouvre les choses, passer derrière la toile et se retourner pour se laisser éblouir. Le soleil de l’été est bien terne comparé à la lumière éternelle et paradisiaque.

 

                                                           P.Jean-François Thomass.j.

                                                           S.Alphonse de Liguori

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