Chretienté/christianophobieTribunes

Fossoyeurs et équarrisseurs

Nul ne sait vraiment quel est le plus vieux métier du monde. Sans doute paysan et chasseur car Adam dut survivre à la sueur de son front. Mais l’homme est mortel et là où il tombe se précipitent les vautours qui guettaient la fin en tournoyant sans cesse au-dessus de sa tête durant toute son existence. Certes, les services funèbres mirent de l’ordre dans ce désordre, mais les oiseaux de proie n’en continuent pas moins leur besogne, celle d’être les fossoyeurs de toute civilisation, se disputant les restes avec les équarrisseurs à tête de hyène accourus pour réclamer leur part. Ainsi Dieu et le Roi furent-ils mis en pièces par les révolutions haineuses, avant que l’homme ne finît par faire les frais de son insatiable désir de puissance.

Les fossoyeurs et les équarrisseurs de tout poil ont encore de beaux jours devant eux car, bien que l’on puisse croire souvent qu’il ne subsiste plus aucun os à grignoter, ils sont très adroits à exhumer encore des dépouilles et à trouver quelque lambeau à se mettre sous la dent. Les ennemis de la civilisation chrétienne ne sont plus seulement à l’extérieur mais ils nous minent de l’intérieur. Le ver est dans le fruit, selon l’expression consacrée, y compris lorsque le fruit garde belle apparence, aussi trompeur que celui attirant le premier couple. Dans des temps anciens, les royaumes redoutaient l’invasion de barbares ou de voisins jaloux. Aujourd’hui — un aujourd’hui qui naît au XVIIIe siècle —, le conquérant le plus dangereux est celui qui, malgré sa belle apparence et sa rhétorique ensorcelante, se nourrit du terreau ancestral. Voltaire n’était pas un Turc, Robespierre non plus, pas plus qu’aucun président de la république ou aucun président du conseil. Pourtant, ils manient tous avec adresse la pelle des fossoyeurs et possèdent tous des instruments d’équarrissage bien aiguisés.

Léon Bloy relève avec brio et cruauté, dans La Chevalière de la Mort, cette déliquescence dont nous sommes les propres auteurs :

« Ainsi le dix-huitième siècle avait produit la rhétorique du trumeau qui allait se combiner, dans un précipité sans exemple, avec le gongorisme méduséen des sans-culotides de la fraternité ».

Et dans Le Symbolisme de l’Apparition, il pose ce diagnostic :

« Le résultat trop évident de cette double façon  d’être peuple et d’être roi, c’est l’interminable chevauchée barbare des révolutions européennes qui menacent de tout engloutir et qu’aucune Geneviève probablement n’arrêtera plus ».

L’ennemi est bien dans la place, tenant les rênes et les commandes, assumant tous les pouvoirs. Il n’existe plus, comme au temps de sainte Geneviève, de monarques craignant Dieu et de peuples unis dans une même adoration, tous pliant le genou pour pleurer leurs péchés et pour expier leurs crimes. Ce qui reste de l’homme, en vérité un fantoche et une pitoyable survivance, réclame son dû de droits et de privilèges, se moquant bien des foudres du Ciel et rapportant tout à sa petitesse qu’il confond avec de la grandeur lorsqu’il se contemple dans les miroirs déformant qu’il a produits. Par exemple, face à ce coronavirus qui, depuis 2020, a acquis ses lettres de noblesse dans le monde entier ou presque, ravi et honoré de se voir attribuer tant d’importance, l’actuel président de la république française a déclaré avec emphase et d’un ton impérieux : « Le maître du temps, c’est le virus, malheureusement ». Voilà un virus soudain sacré Roi de l’Univers, bien désireux d’embrasser sur la bouche les esclaves qui l’assoient ainsi sur le trône. Le maître du temps n’est ni ce virus, ni aucun autre, mais le vrai Dieu seul. Au même moment, le vocabulaire du salut est appliqué au vaccin, comme s’il était le Sauveur, le Rédempteur. Là encore, Léon Bloy avait vu juste lorsqu’il décrivait ainsi les gémissements du peuple français abîmé et servile :

« Nous en sommes à l’ignoble lamentation des Hébreux dans le désert, au souvenir des oignons d’Égypte, avec cette circonstance ridicule que nous ne sommes pas même sortis d’Égypte ».

L’étiolement interne d’une société provoque sa ruine, bien davantage que les agressions à ses frontières. La France n’a guère eu besoin, depuis deux siècles, de ses ennemis héréditaires ou plus récents pour planifier sa propre perte. Nous avons croqué sous la dent la capsule de poison en toute liberté et indépendance. L’homme français se meurt de la transcendance qu’il a évacuée avec orgueil. Les interminables et boiteux discours sur la « laïcité » en sont un signe éminent. Remplacer Dieu par un idéal républicain athée et agressif ne satisfera jamais ceux qui ont au cœur de suivre le Maître coûte que coûte. La manipulation comble évidemment ceux qui, dans l’Église, ont déjà fait acte d’allégeance et de collaboration avec un régime qui s’est fixé Dieu comme principal adversaire. Point de place pour deux maîtres à la fois, nous le savons bien. Il existe des époques où seul le vulgaire semble avoir droit à la parole, où les limites vers le plus bas reculent sans cesse, de façon vertigineuse. L’apostasie du culte de l’homme a conduit à repousser plus loin encore la destruction de l’essence de nos peuples. Dans Les chants de Maldoror, Lautréamont déclame sinistrement :

« Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités ; mais il est plus beau de contempler les ruines des humains ! »

Alors les fossoyeurs continuent de creuser pour détruire l’homme démembré, y compris dans le chaos actuel, procédant méthodiquement, strate après strate. Nicolás Gómez Dávila constatait ainsi dans ses Carnets d’un vaincu :

« L’homme ne sait plus rien inventer qui ne serve à mieux tuer ou à vulgariser davantage encore le monde ».

Il est donc nécessaire de se protéger de ce que d’aucuns voudraient présenter comme des acquis, des avancées, des progrès d’une soit-disant culture moderne. Mieux vaudrait une grossière et visible époque de barbarie plutôt que cette folie douce et cette décadence programmée par les fossoyeurs et les équarrisseurs. La laideur croissante du monde, qui, pourtant, se prétend nouveau parangon de la beauté, est plus dangereuse que l’erreur clairement affichée. Les philosophes et les esprits forts des Lumières étaient des enfants de chœur en comparaison des faiseurs de notre histoire présente. Les inventions techniques cachent maintenant la forêt des vertus abattues par les nouvelles idéologies dont l’écologie politique n’est qu’un pion parmi d’autres. Les individus s’abêtissent peu et peu, souvent inconsciemment, et notre pays s’avilit, dans le peloton de tête par rapport à d’autres nations. Nos « élites » savent ce qu’elles font et leur responsabilité est d’autant plus terrifiante au regard de l’éternité. La mollesse et la lâcheté de ceux qui devraient les combattre, y compris dans le domaine religieux, sont navrantes et scandaleuses. La course à une liberté sans entrave ne pouvait qu’aboutir à une situation mortelle car la liberté doit s’imposer des cadres afin de ne pas se détruire elle-même.

Privés de l’âme qui fut la nôtre, nous ne sommes plus, comme pays, qu’un ensemble disparate de comportements qui s’opposent les uns aux autres. Les individus ne se regroupent plus, dans la plupart des cas, que pour « communier » à ce qui séduit directement les sens, donc ce qui existe de plus bas. La bataille n’est pas perdue, à condition de demeurer sans se lasser aux aguets et de repousser les fossoyeurs et les équarrisseurs à coup de pratique des vertus et de profondeur spirituelle.

P. Jean-François Thomas, s.j.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.