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[CEH] Un auteur, un livre : François de Sales et L’Introduction à la vie dévote

Un auteur, un livre : François de Sales et L’Introduction à la vie dévote

La figure de l’intrépide évêque de Genève, François de Sales (1567-1622) ouvre magistralement ce XVIIe siècle français qualifié par l’historien Daniel-Rops de « grand siècle des âmes ».

Écrire l’histoire de la spiritualité moderne et contemporaine ne peut se faire qu’en partant de la source qui a engendré un fleuve puissant de grâce et de renouveau. M. de Sales est cette source à laquelle ses contemporains ont puisé et, après eux, tant de chrétiens qui ont reconnu en lui le docteur de la douceur évangélique. Lui qui lutta avec courage et détermination pour enrayer la progression de l’hérésie calviniste laissa l’image d’un pasteur infatigable et dévoué, d’un maître spirituel aux intuitions novatrices, un docteur de la foi. Tous ses contemporains en ont été frappés, et le Grand Arnauld de Port-Royal l’a évoqué en une page magnifique dans son célèbre ouvrage De la fréquente communion de 1643, page qu’il convient de citer ici :

« Et parce que Dieu destinait M. de Genève à la conversion des hérétiques (…) Dieu lui donna une douceur incomparable absolument nécessaire pour adoucir l’aigreur de l’hérésie, et pour vaincre l’esprit en touchant le cœur, une adresse non commune pour détruire leurs fausses opinions, une science plus de la grâce que de l’étude pour parler hautement des mystères de la foi, un discours plein d’attraits et d’une éloquence sainte, un air de piété et de dévotion, dans ses gestes, dans ses paroles, dans ses écrits, un visage agréable capable de donner de l’amour, aux plus barbares, une pureté angélique qui jetait comme des rayons de son âme sur son corps, une humilité profonde, opposée à l’orgueil de l’hérésie, et une humilité grave opposée à ses mépris, et enfin une tendresse amoureuse et patiente, et des entrailles vraiment paternelles, pour embrasser avec des mouvements de pitié ceux qui ont sucé l’hérésie avec le lait et dont les pères ont été les parricides, pour surmonter peu à peu l’opiniâtreté de leur erreur et pour attendre du ciel le fruit quelquefois lent et tardif des semences qu’il avait jetées ».

Le saint fondateur de l’ordre de la Visitation, dont nous commémorons cette année le quatrième centenaire, a exercé une influence considérable notamment par sa prédication et ses écrits. Nous le voyons lié à ce puissant renouveau qui inaugure le grand siècle : il fréquente, lors de ses venues à Paris, Madame Acarie et le futur cardinal de Bérulle, l’une introduisant le Carmel en France et l’autre l’Oratoire, saint Vincent de Paul, le héraut de la charité et aussi protagoniste du renouveau sacerdotal. C’est aussi le premier Port-Royal qui se reconnaît dans la spiritualité salésienne : la mère Angélique Arnauld restera profondément attachée à celui qui fut son confident : « Il trouva en elle, note le Père Cognet, une âme d’une totale bonne volonté, généreuse mais encore inexpérimentée, dont toute la vie intérieure était à modeler ». Plus tard, la mère Angélique dira : « Le saint prélat m’a fort assistée, et j’ose dire qu’il m’a autant honorée de son affection et de sa confiance que Madame de Chantal. »

Autre nom, autre femme unie pour toujours à l’œuvre de M. de Sales.

Invité par les échevins de Dijon à prêcher le Carême en mars 1604, l’évêque genevois remarque très vite une femme fort attentive à ses paroles, Jeanne Frémiot, veuve du baron Christophe de Chantal. Comme l’écrit admirablement le père Ravier, « la merveille c’est que François de Sales et Jeanne de Chantal, qui ne se connaissaient pas, se reconnurent ». Spirituellement, bien sûr. Mme de Chantal écrira :

« Pour moi, dès le commencement que j’eus l’honneur de le connaître, je l’admirais comme un oracle, je l’appelais « saint » du fond de mon cœur et je le tenais pour tel. »

Nous avons là la naissance d’une des plus grandes amitiés spirituelles qui lia jamais un directeur et sa dirigée. N’est-ce pas d’ailleurs dans ces amitiés spirituelles féminines, si nombreuses, mais aussi masculines, avec Antoine Favre et le duc de Bellegrade, qu’il faut chercher l’origine de ce livre qui assura définitivement la notoriété de M. de Sales — je veux parler de L’Introduction à la vie dévote. Ne lit-on pas, en effet, que « l’amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs âmes se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles et se rendent un seul esprit entre elles » doit être recherchée et encouragée ? Car ce chef-d’œuvre de la littérature chrétienne est le fruit de la fréquentation des âmes désireuses, malgré un état de vie contraignant dans le monde, de se consacrer à Dieu. Il s’adresse aux âmes assoiffées d’une spiritualité profondément évangélique sans sombrer dans le subjectivisme des réformés.

Au terme d’une tragédie politico-religieuse, alors que la paix civile est restaurée par Henri IV, nombreux sont ceux qui expriment le désir d’un renouveau spirituel. François de Sales entend cet appel, il y répond et, comme le note l’abbé Brémond, « la publication de ce livre est une date mémorable dans l’histoire de la pensée et de la vie chrétienne ». Le père Cognet, fin connaisseur du XVIIe siècle français, parle d’« une œuvre admirable, qui a longtemps imprimé sa marque sur toute la piété chrétienne ».

En janvier 1609 paraît « chez Pierre Rigaud, à Lyon, en rue Mercière, au coing de rue Ferrandière, à l’Horloge », un livre de format modeste, intitulé Introduction à la vie dévote par François de Sales, Evesque et Prélat de Genève. Les approbations des « Docteurs » sont datées d’août et de septembre 1608 ; le « Privilège du Roy » qui clôt le livre est « donné à Paris ce X jours de novembre, l’an de grâce mil six cent huict ». Aussitôt paru, l’ouvrage connut un immense succès : imprimé plus de quarante fois du vivant de l’auteur, Henri IV déclara que ce livre surpassait son attente et la reine l’envoya, orné de diamants, au roi d’Angleterre.

Les circonstances de cette publication sont bien connues. François de Sales conseillait au confessionnal ou en des entretiens personnels de nombreuses âmes soucieuses d’une vie spirituelle exigeante. Parmi celles-ci, Louise de Charmoisy, apparentée par son mari au prélat genevois. Une première rencontre eut lieu en 1603, mais c’est surtout à partir du Carême de 1607 que s’installa entre François de Sales et Mme de Charmoisy une amitié spirituelle orale et écrite. Ce sont ces petits traités, ces lettres, conservés par Louise de Charmoisy, qui sont à l’origine de L’Introduction à la vie dévote. Sous l’influence d’un jésuite, le père Fourrier, elle avait commencé à diffuser les textes de son directeur. M. Hamon, biographe du saint, rapporte que le roi Henri IV lui-même intervint auprès de M. de Genève ; et, en conséquence, il lui fit écrire par son secrétaire, M. Deshayes, qu’il désirait un ouvrage de sa main où la religion serait présentée « dans toute sa beauté native, dégagée de toute superstition et de tout scrupule, praticable à toutes les classes de la société (…), qu’un tel livre manquait aux âmes, et que personne mieux que l’évêque de Genève n’était capable de le composer. »

Fort de tels appuis, M. de Sales s’exécuta et le résultat fut à la hauteur des espérances. Mgr Trochu, l’un des meilleurs biographes du saint, a pu écrire :

« Des ouvrages de spiritualité ont paru par centaines depuis L’Introduction à la vie dévote ; ils ne l’ont ni dépassée ni remplacée ; peut-être y en eut-il de plus approfondis ou de plus détaillés ; aucun ne présente ce naturel, cette vie, cette chaleur, ce charme, cette attirance. On ne refait pas un livre comme celui-là. »

Pourquoi un tel succès ? La raison en est simple et le saint évêque l’exprime lui-même dans une lettre écrite quelques mois après la parution :

« L’ouvrage a reçu bon accueil en France ; on a eu égard à la nouveauté de son contenu qui ne vise qu’à aider les personnes du monde. »

François de Sales parle à tous et il parle au cœur. Comme nous l’avons souligné, après les déchirures religieuses du XVIe siècle, nombreux sont ceux qui aspirent à une autre voie. Ce livre vient à son heure, il répond à l’attente de l’âme chrétienne, comme le note le père Ravier :

« Les meilleurs des catholiques étaient en quête d’une ascèse renouvelée, mieux adaptée à la vie du temps, plus accessible au chrétien engagé dans les affaires temporelles et désireux de vivre d’une vie spirituelle fervente. »

Certes, des courants spirituels nouveaux avaient vu le jour dès la fin du Moyen-âge, en particulier avec la Devotio Moderna, mais trop éloignés des contingences temporelles qui affectent l’immense majorité des chrétiens. Ce que veut saint François — d’ailleurs à la suite d’un de ses illustres prédécesseurs dans l’épiscopat, saint Charles Borromée —, c’est faire descendre la dévotion, la vie d’union à Dieu, dans le peuple chrétien. Loin d’être réservée à des privilégiés ou confinée dans le cloître, la vie d’oraison est pour tous car, fondamentalement, elle détermine l’appel à la sainteté qui trouve son accomplissement dans la charité.

Dès les premières lignes de l’ouvrage, François de Sales opère une rupture aux vastes conséquences :

« Ceux qui ont traité de la dévotion ont presque tous regardé l’instruction des personnes fort retirées du commerce du monde ou du moins ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette entière retraite. Mon intention est d’instruire ceux qui vivent ès villes, ès ménages, en la cour, et qui par leur condition sont obligés de faire une vie commune quant à l’extérieur ! ».

En un mot, notre auteur veut régler la délicate question du chrétien en ce monde, du chrétien qui se sanctifie dans le monde sans être du monde. M. de Sales, dans ce langage si imagé qui caractérise son œuvre, admet qu’« une âme vigoureuse et constante (puisse) vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, trouver des sources d’une douce piété au milieu des ondes amères de ce siècle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brûler les ailes sacrées de la vie dévote. »

S’adressant à une certaine Philothée qui n’est autre que toute âme désireuse de perfection chrétienne, François de Sales définit la dévotion en des mots demeurés célèbres : « La vraie et vivante dévotion, ô Philothée, présuppose l’amour de Dieu, ainsi elle n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu. » Docteur de l’amour divin, saint François l’est pleinement. Sa doctrine vise à redonner à tout chrétien le trésor de la charité :

« La dévotion doit être différemment exercée par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée ; et non seulement cela, mais il faut accommoder la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier », car, poursuit le saint évêque, « où que nous soyons, nous pouvons et devons aspirer à la vie parfaite. »

Ce pragmatisme salésien explique le succès de l’ouvrage. François de Sales veut parler avec simplicité à tous. Nous pourrions dire, malgré l’usage galvaudé de ce terme, qu’il est profondément « pastoral ». Car voulant être tout à tous, il se fait le pasteur des brebis pour leur donner le miel de la vraie dévotion. Le père Ravier a parlé d’«  une véritable révolution » :

« D’un seul coup, la dévotion était libérée des querelles qui opposaient la contemplation et l’action, le culte intérieur et le culte extérieur, la piété et le juridisme canonique, l’ascèse et la vie pratique, le service de Dieu et le service des hommes — et, plus profondément, le moine et le laïc. De nouveau, et selon la pureté de l’Évangile et l’authentique tradition patristique, elle était située sur son plan vrai et vivant : la ferveur de la charité ; elle n’était l’apanage de personne ; tous, non seulement y avaient droit, mais y étaient appelés (…). L’âme chrétienne se sentait libérée : de nouveau la voie vers la perfection de la charité lui était résolument ouverte. »

En ce sens, nous retrouvons les paroles du pape Benoît XVI adressées aux jeunes à Cologne en 2005 et qui serviront de conclusion :

« Dans les vicissitudes de l’Histoire, ce sont eux, les saints, qui ont été les véritables réformateurs qui, bien souvent, ont fait sortir l’histoire des vallées obscures dans lesquelles elle court toujours le risque de s’enfoncer à nouveau (…). Les saints sont les vrais réformateurs (…). C’est seulement des saints, c’est seulement de Dieu que vient la véritable révolution, le changement fondamental du monde (…). La révolution véritable consiste uniquement dans le fait de se tourner sans réserve vers Dieu, qui est la mesure de ce qui est juste et qui est, en même temps, l’amour éternel. »

Alors oui, M. de Sales fut… un révolutionnaire !

E. Pépino


Bibliographie :

  • Saint François de Sales, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1969.
  • Louis Cognet, La Spiritualité moderne, Aubier, 1966.
  • André Ravier, Un Saint et un sage : François de Sales, Nouvelle cité, 1985.
  • Maurice Henry-Couannier, Saint François de Sales et ses amitiés, Castermann 1962.
  • Francis Trochu, Saint François de Sales, 2 vol. Emmanuel Vitte, 1941.
  • L. Hamon, Vie de Saint François de Sales, 2 vol. Paris, 1883.

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