Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

La délectation de la décadence

Tandis que saint Jérôme travaillait à sa traduction de la Bible en latin, lui parvint la nouvelle, en 410, de la prise de Rome par Alaric et du sac de la ville par les Goths, et il s’en effara, comme il le précise dans son Prologue au Commentaire sur Ézéchiel. Souvent, la date officielle retenue pour parler de la chute de l’empire romain est celle du 4 septembre 476, lorsque Romulus Augustule, dernier empereur romain d’Occident, abdiqua. En fait, la décadence de l’empire ne date pas de saint Jérôme ou des derniers empereurs. Son appréhension est très relative puisque l’empire continuera de vivre en Orient jusqu’au XVe siècle et qu’il renaîtra de ses cendres sous une autre forme en Occident avec le Saint Empire Romain et avec la papauté. Il n’empêche que certains paliers historiques sont symboliques et ont marqué les esprits européens, jusqu’aux nôtres car nous demeurons hantés par la Rome perdue alors que la disparition des autres empires sont devenues anecdotiques. Sans doute retrouvons-nous en l’empire romain, en plus de nos propres racines politiques, l’image des dangers qui nous guettent et des lèpres qui nous rongent. Comme il est faux de dire que l’homme apprend de ses malheureuses expériences passées (le « devoir de mémoire » comme arme éducative est une utopie), nous sommes à la fois hypnotisés et épouvantés de découvrir que les faiblesses des Anciens étaient peut-être peu de chose par rapport à nos crimes contemporains et à la folie qui s’est emparée du monde que nous avons fabriqué.

Lorsque Montesquieu, en 1734, inaugure la longue suite d’ouvrages consacrés à la disparition de Rome avec ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, il se regarde dans un miroir et il y déchiffre la fragilité de la société française de son époque. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le XVIIIe siècle, période d’essoufflement, de pourrissement et d’agitation des idées est comme le berceau des multiples théories de la décadence, avec notamment le livre au succès fulgurant d’Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain. Dès le Ve siècle, les historiens romains s’étaient intéressés à saisir les causes du désenchantement qui les entourait. Végèce, par exemple, souligna le fait que la barbarisation croissante, à cause du mélange des populations disparates dans l’empire, avait entraîné une mollesse touchant également l’armée, fer de lance de la politique romaine, désormais peu soucieuse de garder les frontières. Gibbon pointera du doigt cette pente irréversible lorsqu’il écrit :

« Les trente-cinq tribus du peuple romain, composées de guerriers, de magistrats et de législateurs, avaient entièrement disparu dans la masse commune du genre humain : elles étaient confondues avec des millions d’habitants des provinces, et qui avaient reçu le nom de Romains, sans adopter le génie de cette nation si célèbre. La liberté n’était plus le partage que de ces troupes mercenaires, levées parmi les sujets et les barbares des frontières, qui souvent abusaient de leur indépendance. Leurs choix tumultuaires avaient élevé sur le trône de Rome un Syrien, un Goth, un Arabe, et les avaient investis du pouvoir de gouverner despotiquement les conquêtes et la patrie des Scipions. »

Là encore, la « mixité », pourtant souvent présentée comme une des réussites majeures de l’empire, serait une cause centrale de sa ruine.

Cependant, nous devons nous souvenir que, jusqu’à la Renaissance, les royaumes chrétiens ne considérèrent jamais l’empire romain comme coupé de leur histoire. Le concept d’ « Antiquité » n’existait pas. Tout n’était que le long fleuve , certes bouillonnant, qui menait vers l’achèvement des promesses du salut depuis l’avènement du Christ. Ce sont les humanistes, qui, redécouvrant les sources païennes, forgèrent une Antiquité, souvent produit de leur seule imagination. À trop se pencher sur ces origines, la tête leur tourna et ils finirent par être possédés par cette décadence contemplée. Cela est déjà présent dans la peinture ou la sculpture de la Renaissance. L’historienne Claire Sotinel écrit à ce sujet :

« Il faut attendre la Renaissance pour que s’impose l’idée qu’il y a eu une chute de l’Empire romain. Car à la Renaissance, en découvrant ou relisant des textes classiques, sans sans les lire de façon chrétienne et sans les lire comme comme des anticipations de textes chrétiens, on découvre l’idée même que l’Antiquité forme une autre civilisation, une civilisation différente que le monde dans lequel ils vivent. S’il y a « renaissance », c’est bien parce qu’on veut faire revivre quelque chose qui a disparu. Donc, à partir du moment où on redécouvre ces textes, on conçoit qu’il y a eu un moment où ils ont disparu et on est obligé de concevoir une chute. On invente donc en même temps, l’idée de civilisation et de fin de civilisation. »

Depuis, le mouvement n’a cessé de s’accélérer, bourgeonnant et éclatant en plein jour au XIXe siècle pour aboutir à la lancinante obsession contemporaine de la décadence, non point pour s’en inquiéter mais au contraire pour s’en enivrer. En France, dans le monde des intellectuels, un article fera date — d’ailleurs ensuite interprété en s’éloignant de la lettre de l’auteur —, celui de Vladimir Jankélévitch, La Décadence, dans la Revue de Métaphysique et de Morale de 1950. Le philosophe ne tombait pas dans le cliché des fins de siècles qui seraient toutes décadentes. Il dénonçait surtout les « sociétés capitalistes d’extrême occident », avec leurs « bourgeois qui jouent aux troglodytes », habillés de leur « super-conscience du dimanche ». Il critique la société française de l’après-guerre :

« Le principal cadeau de la Libération à la France a été — hélas — la métaphysique allemande. »

Il pleure la disparition d’une métaphysique « spirituelle », lui qui fut disciple de Bergson. La solution à la décadence est, selon lui, l’austérité, tout en se méfiant car la décadence est une fausse austérité (ce qui est très visible dans les idéologies politiques révolutionnaires, de 1789 au communisme chinois). Jankélévitch ajoute :

« L’histoire de la conscience est nécessairement une histoire religieuse, je veux dire théocentrique : une odyssée. »

Pas étonnant donc que le lien entre décadence et modernité soit si serré. Dominique Millet-Gérard, dans un article sur la Théologie de la Décadence, précise :

« La décadence est une noblesse aux repères pervertis, qui fraie avec l’ignoble et le moins recommandable tout en étant obscurément en quête d’idéal. »

Ce dérapage est évident dans la façon dont la société occidentale contemporaine est fascinée par le trouble,le visqueux, l’immondice. L’université est elle-même envahie par des professeurs et des thésards qui ont pour fonds de commerce la décadence, portée à la boutonnière comme une nouvelle Légion d’honneur. Il suffit de se pencher sur les arts pour y trouver aussitôt la marque prégnante du souci de la décadence, presque instituée comme un sacerdoce et imposant une ascèse diabolique : théâtre, romans, expositions de peintures ou de sculptures, défilés de haute couture, musique, architecture etc, rien n’échappe à cet ensorcellement. Il existe d’ailleurs un abîme entre la décadence esthétique du XIXe siècle et le culte actuel de la décadence car, désormais, toute spiritualité en est absente, même si nous sommes en présence du véritable péché contre l’Esprit c’est-à-dire une idolâtrie de l’impénitence finale puisque l’homme se suffit à lui-même.

La décadence dont se délecte tant d’hommes aujourd’hui est une incessante profanation de tout ce qui est beau, bon et vrai. Blasphémer contre Dieu ne suffit plus, il faut aller plus loin et souiller toute sa Création, mais également tout ce qui, humain, est malgré tout une image du divin. Le profanateur brise et émiette. Tel est le processus de la décadence. Le décadent ne regarde pas les choses en allant du tout à la partie, mais en partant du bas et en demeurant enlisé. Il n’est plus capable de saisir la totalité et se perd dans le fugace, l’éphémère, l’inutile. Alors s’instaure le règne dont parle le prophète Isaïe : « Et je leur donnerai des enfants pour princes, et des efféminés les domineront. » La décadence, jamais d’abord politique, s’achève toujours par l’écroulement des empires humains.

P. Jean-François Thomas, s.j.

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