CivilisationLes chroniques du père Jean-François Thomas

Le respect des morts

Parmi les caractéristiques d’une communauté humaine ou d’une civilisation qui tiennent à leur honneur, le respect dû aux morts occupe une place éminente. Depuis des millénaires, sous tous les cieux, dans toutes les cultures et religions, cette réalité semble avoir fait l’unanimité. Dans L’Iliade, un des épisodes les plus célèbres et les plus émouvants est celui de l’humble et courageuse démarche du roi Priam venant implorer Achille qui a tué son fils Hector et qui, depuis douze jours, traîne son cadavre, incorruptible, autour des murailles de Troie et du tombeau de son ami Patrocle. Tous deux savent qu’ils doivent obéir aux dieux et dépasser ainsi leur inimitié au cœur de la guerre qui déchire et décime. Le père éploré remercie Achille qui se laisse enfin fléchir : « ׅ“Ô Achille ! si tu me permets de célébrer les funérailles du divin Hector, tu me combleras de grâces et de faveurs. Tu sais que nous sommes renfermés dans la ville, que la forêt d’où nous tirons notre bois est située sur une montagne éloignée, et que tous les Troyens sont remplis de terreur. Nous pleurerons pendant neuf jours dans mon palais, et le dixième nous célébrerons les funérailles de mon fils, ainsi que le repas funèbre. Le onzième jour nous lui élèverons un tombeau, et le douzième nous recommencerons à combattre si la nécessité nous y contraint.” Le divin Achille à la course rapide lui répond aussitôt en disant : “ Ô vieillard, j’agirai selon tes désirs et je te promets que pendant onze jours mes guerriers s’abstiendront de combattre.” À ces mots, il prend la main droite du vieillard pour achever de dissiper ses frayeurs. » (Chant XXIV) Le respect de la mort unit les ennemis sur le champ de bataille. Autre page tragique où les devoirs envers le défunt conduisent à l’héroïsme, l’exemple d’Antigone est bien connu, continuant à guider ceux qui doivent désobéir à des ordres iniques bien que légaux afin d’être fidèles aux principes inscrits dans les cieux. Contre l’ordre du roi Créon, elle va enterrer son frère Polynice qui a trahi sa patrie et elle tient tête au souverain : « C’est que Zeus ne les a point faites, ni la Justice qui siège auprès des dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui ni d’hier qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? Même sans ta volonté et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé. » (Sophocle, Antigone) Cette sagesse antique, répercutée à travers les âges, est identique à celle des autres peuples sur tous les continents : personne ne peut négliger les honneurs dus à ceux qui sont morts, sauf à désobéir aux puissances divines et à être indigne de sa nature humaine. Dans l’histoire des hommes les profanations contre les morts surgissent toujours dans les moments d’extrême violence au cours desquels la loi de Dieu est elle-même violée. Pensons à l’interdiction d’enterrer les morts lors de périodes de persécution contre les chrétiens notamment durant les premiers siècles, à la destruction des corps des saints par les hérétiques et les vandales, à l’exhumation des cadavres lors des révolutions, à l’éradication des cimetières juifs dans le régime nazi etc. L’homme, même lorsqu’il s’oppose à son semblable dans la haine, respecte encore des limites qu’il sait être infranchissables sous peine d’abîmer son essence même.

L’homme occidental contemporain a perdu peu à peu, avec le sens du sacré, ses attaches avec la mort, la repoussant avec crainte dans un coin, l’aseptisant au cœur des hôpitaux, reléguant les cadavres dans des chambres froides avant de les faire partir en fumée, d’en disperser les cendres ou bien de les enterrer sans grande cérémonie, les oubliant ensuite bien vite dans des cimetières de moins en moins visités, sauf exception. Un pas de plus est franchi, -non sans lien avec l’euthanasie qui s’impose de plus en plus dans les codes de lois-, avec l’« humusation » et la « terramation ». Cette dernière est le compostage funéraire, déjà répandu aux États-Unis et expérimenté en Allemagne. Comme le présente de façon enthousiaste un article récent de The Conversation, « la terramation propose […] un temps de dégradation du corps réduit (moins d’un an) et une nouvelle vision de la mort. Ce procédé produit en effet un humus sain qui peut alimenter la croissance des plantes. Il est dès lors possible de transformer les cimetières en espaces de mémoire végétalisés, riches et vivants. La mort (re)devient une étape du cycle du vivant. » (Caroline Nourry, « Mieux enterrer les défunts : le compostage, une nouvelle voie funéraire ? », 2 mai 2025) Ce n’est pas un hasard si une telle idéologie extrémiste n’accroche pas dans les pays pauvres et dans les nations à la culture solide : personne, qui a vraiment aimé, ne veut voir l’être cher, certes promis à la décomposition naturelle, réduit à l’état d’engrais pour servir une cause politique. La souffrance de ceux qui ont vu les leurs éparpillés en cendres dans les champs, les rivières et les étangs lors des génocides du siècle dernier devrait suffire pour opérer comme un coup de massue et pour réveiller notre juste rapport à la mort et aux morts. Pourtant, il n’en n’est rien. L’« humusation », quant à elle, va encore plus loin dans l’horreur, puisqu’elle se réalise uniquement en extérieur sous une butte de broyat végétal. Les deux procédés révolutionnaires, non reconnus pour l’instant dans le cadre législatif français, sont portés par bien des hommes et des programmes politiques. En ce qui regarde la « terramation », un projet de loi a été déposé en 2023 et un groupe de travail ministériel créé. Certaines universités et municipalités en sont les porte-étendards, comme la métropole de Grenoble qui a organisé en décembre 2024 une journée consacrée à la « terramation » et aux nouvelles pratiques funéraires possibles. Une civilisation qui transforme ses défunts en compost signe son arrêt de mort. Que dire, par exemple, au philosophe Aimé Forest et à sa femme Jeanne ayant perdu le 10 juin 1944 plus d’une vingtaine de membres de leur famille à Oradour-sur-Glane, dont leurs fils aîné Michel et leur fils cadet Dominique disparus dans les flammes de l’église ? Aimé Forest écrit, douloureusement, crucifié mais fermement croyant : « Notre vie ne peut être menée par le seul hasard ni ramenée à une dérision. Sinon on ne comprendrait pas ce qui vient vers nous, ce que nous laissons être dans la prière et dans l’attente ; c’est que nous ne savons pas que nous sommes conduits selon la loi de nos dispositions intérieures. Ma pensée s’arrête et dans les certitudes qu’elle suggère ne s’abandonne pas. Michel et Dominique sont nés de notre seul amour. C’est en lui qu’est la seule raison et l’adhésion marque le chemin qui doit nous guider. » (Nos promesses encloses) Que les adeptes de la « terramation » et autres pratiques de la même espèce regardent droit dans les yeux ceux qui ont vu s’envoler en fumée les êtres aimés, les parents qui n’ont jamais pu se recueillir devant le corps de leur enfant disparu sans laisser de trace. Celui qui désire réduire à néant l’être humain a un nom que personne ne peut prononcer sans trembler. Celui qui sauve de la poussière l’homme a un Nom également, et ce Nom nous remplit d’espérance. Il ne nous regarde pas comme de l’engrais, de l’humus, mais comme la prunelle de ses yeux, de son Cœur.

P. Jean-François Thomas s.j.

S. Pie V

5 mai 2025

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