Les chroniques du père Jean-François ThomasSocietéTribunes

Crise de l’intelligence et démocratie contemporaine, par le R. P. Jean-François Thomas

Pour se justifier lorsqu’ils sont attaqués ou critiqués, les systèmes et régimes démocratiques de notre époque n’hésitent pas à appeler à leur aide la démocratie athénienne dont ils seraient les héritiers et les continuateurs. Or cette dernière s’est toujours voulue un instrument utilisé à leur profit par les seuls hommes libres, donc une élite, envers le reste du peuple composé d’esclaves et demeurant tels. Lorsque le collège des archontes élus, renforcé par les thesmotètes en charge de la loi écrite, exercent le pouvoir, cette démocratie n’est que de la poudre aux yeux puisque tous sont choisis par les familles possédant le monopole politique et économique, à savoir les Eupatrides. Dans ce domaine, nos élites financières et économiques appartiennent bien toujours à quelques dynasties ou groupes, véritables possesseurs en fait de la structure politique. Les élections ne sont plus alors que des jeux distribués aux enfants pour leur faire oublier leur sort. Les réformes de Solon au VIe siècle avant Jésus-Christ, puis celles de Clisthène presque un siècle plus tard, ne changent guère le fait que seuls les aristocrates peuvent occuper les charges les plus hautes et les plus prestigieuses. Périclès lui-même, parachevant ce modèle politique, ne toucha guère aux privilèges et s’intéressa plutôt à la diplomatie et au chantier militaire. Malgré ses réussites, une telle structure ne put que péricliter à cause de la corruption et des abus qui en émergèrent, notamment lorsque la délation devint la règle légale du tribunal populaire de l’Héliée : les sycophantes firent fortune en dénonçant les autres citoyens. Voilà un trait caractéristique qui survivra à la disparition de la démocratie athénienne. Le court âge d’or de Périclès fait oublier la place mineure d’Athènes dans les siècles qui suivirent, tandis que la cité conservait une coquille politique vide la condamnant à n’être plus que la vassale d’Alexandre le Grand, de Cassandre et même de simples gouverneurs de la dynastie des Ptolémées.

Ce que les ennemis finirent même par arracher à Athènes fut son culte de l’intelligence, mis à mal par l’injustice démocratique découlant de lois manipulées par le plus grand nombre, comme ce fut le cas pour Socrate. Sans doute est-ce la dérive inévitable, complicité essentielle avec nos types de gouvernement actuels pour lesquels l’intelligence n’est guère honorée, ni dans l’exercice du pouvoir (il suffit d’écouter les débats parlementaires et les déclarations gouvernementales dans la plupart des pays), ni dans la façon dont la vie ordinaire devrait en être imprégnée. Jacqueline de Romilly, au lendemain du souffle révolutionnaire de 1968, écrivit un maître ouvrage, Problèmes de la démocratie grecque, dont le but premier n’était pas d’analyser historiquement une période qu’elle maîtrisait parfaitement, mais de dénoncer les vices d’une forme de gouvernement dont la France faisait à son tour les frais. Il suffit de lire les titres de ses chapitres pour comprendre l’enjeu : « L’aveuglement populaire », « L’anarchie démocratique », « Partie et patrie ». Même si Démosthène est souvent cité, les conclusions de cette éminente helléniste sont rudes : « la démocratie, dans son principe, favorise la démagogie et encourage la flatterie » (p.77) ; et encore, à propos du principe majoritaire : « La majorité était donc toujours du même côté. Et les termes le disent, puisque le parti populaire, ou démocratique, s’appelle aussi “la majorité”, et s’oppose, en tant que tel, au « petit nombre » (les polloi contre les oligoï). Au contraire, dans les démocraties modernes, la majorité peut changer de camp. Les données mêmes sont donc plus souples. Et le problème des modernes ne ressemble à celui des Anciens que dans le cas où cette majorité est effectivement du côté populaire, et où l’on peut envisager de voir s’instituer, comme à Athènes, mais sous une autre forme, une dictature populaire » (p. 203). Au même moment, Sir Moses Finley, grand historien anglais, aboutissait à une réflexion identique sur les limites de la démocratie athénienne, après ses deux siècles de fonctionnement, dans Democracy Ancient and Modern, relevant « l’apathie des masses » dans les démocraties élitistes qui nous gouvernent.

Il est intéressant de noter que le thème artistique de la mort de Socrate sera soudain traité en France à la veille de la Révolution, au Salon de 1787, par deux peintres : Jacques-Louis David, dont la fortune sera accomplie par les idées révolutionnaires et par l’Empire en découlant, et Pierre Peyron, précurseur et inspirateur du premier qui, cependant, l’éclipsa. La célèbre version de David, commande de Charles-Michel Trudaine de la Sablière, – futur guillotiné de 1794, est un hymne à l’intelligence et à la vérité face à l’obscurantisme et à l’idéologie. Le tableau de Peyron était lui aussi d’une veine identique, commande du comte d’Angeviller pour Louis XVI. Tous deux s’inspirent du Phédon de Platon, et aussi de Diderot, fixant non pas l’agonie du philosophe mais le moment où Socrate termine son fameux discours d’adieu, le doigt levé vers le ciel des idées et saisissant de l’autre main la coupe du poison funeste. En fait, depuis 1753, l’Académie royale de peinture et de sculpture avait inauguré le sujet jusqu’alors ignoré, ceci dans un but moral : Michel-François Dandré-Bardon, puis Charles-Michel-Ange Challe en 1761, Jacques-Philippe-Joseph de Saint-Quentin et Jean-Baptiste Alizard et Jean-François Sané en 1762. L’effervescence démocratique est en marche, débouchant naturellement sur des procès iniques, parodie de justice. La mort du Roi renouera avec la mort de Socrate.

Dans L’Intelligence en péril de mort, Marcel De Corte détaille les attaques contre l’intelligence et, dans le domaine politique, il décrit le travail de sape des  démagogues et des politiciens de métier doublés par les terribles technocrates : « Leur secret est simple : traiter l’homme et le monde comme des choses, comme une matière à exploiter, comme un ensemble de rouages agencés mécaniquement ; regarder la société comme la résultante d’un organigramme et d’une planification ; supprimer toute tentative de retour aux activités contemplatives et morales de l’esprit ; instaurer la primauté sans rivale de l’activité productrice ; transformer l’humanité en une immense usine dont ils constitueront le conseil d’administration mondial. » (p.61) Collectivisation de la pensée, toutes pensées sortant d’un modèle identique, justement ce contre quoi déjà Socrate s’était opposé. Le philosophe laisse ses juges face à leur conscience erronée : « Mais voici déjà l’heure de partir, moi pour mourir et vous pour vivre. De mon sort ou du vôtre lequel est le meilleur ? La réponse reste incertaine pour tout le monde, sauf pour la divinité. » (Platon, Apologie de Socrate) Lorsque Charles Maurras parle de l’intelligence entrée dans « son âge de fer », il ne faisait que diagnostiquer ce qui était déjà en filigrane dans le procès de Socrate par des démocrates soucieux d’un ordre purement humain. L’intelligence a fait place à l’imagination débridée. Elle tourne sur elle-même et se complaît uniquement dans ses propres fantasmes, s’enfermant dans une prison qu’elle considère dorée. À quand une saine réaction, dictée par l’amour du naturel et du surnaturel ?

P. Jean-François Thomas, s. j.

 

Une réflexion sur “Crise de l’intelligence et démocratie contemporaine, par le R. P. Jean-François Thomas

  • A mon avis, cette « crise de l’intelligence » a un caractère cyclique et coïncide généralement aux fins de régime. Actuellement, nous y sommes tant en ce qui concerne la Vè République qui meurt à petit feu que de la société occidentale à bout de souffle. La consanguinité intellectuelle et morale des pseudo-élites se traduit à un moment par une dégénérescence qui ruine tous les domaines de l’activité humaine. Les lambeaux d’État sont tenus vaille que vaille par des kakistocrates qui sont les pires parmi les pires choisis non pour leurs capacités, leurs talents et a fortiori leurs vertus mais pour leur nocivité, leur servilité, leur absence totale de scrupules. Tout ce marigot grenouille dans une mare d’imbécillité. Autant en phase ascendante, un régime fût-il républicain parvient à créer et maintenir l’illusion de la fameuse démocratie et celle du mérite ; autant, dans la phase de déliquescence, plus personne n’y croit et le régime s’effondre sur lui-même. Nous vivons ce me semble, ces moments pénibles où les crétins sont au pouvoir et scient consciencieusement la branche sur laquelle ils sont assis en chantant les louanges du progrès.

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