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La table rase, par le R. P. Jean-François Thomas

La tabula rasa est aussi ancienne que la métaphysique grecque. Cependant, elle ne possède plus aujourd’hui le sens antique et philosophique car notre époque barbare lui préfère un contenu plus iconoclaste, en lien avec la prétendue autonomie du sujet humain envers toutes choses. La connaissance platonicienne était représentée, dans l’enseignement de Socrate rapporté par le Théétète, par ces tablettes de cire utilisées par les Grecs et les Romains pour écrire avec un poinçon, pratiques et réutilisables, capables d’engranger ainsi une mine d’informations. Aristote développera cette idée de l’intelligence comme une tablette vierge à la naissance, « intellect patient », mais cependant informée par un « intellect agent » préexistant de tout temps. Saint Thomas d’Aquin en sera l’héritier, par les canaux aussi des Stoïciens, d’Alexandre d’Aphrodise et des penseurs islamiques comme Al-Fârâbî, Avicenne et Averroès. D’où sa célèbre formule : « Nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu » (Rien n’est dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans les sens) (Quaestiones disputatae De veritate, 1256-59, q. 2, a. 3, arg. 19). Mais Descartes, à la suite de Bacon, nous introduira dans un chaos qui n’a point cessé depuis en transformant la tabula rasa en doute méthodique par lequel il faut « abandonner les croyances des choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables aussi prudemment que celles qui sont entièrement fausses » (Méditations métaphysiques, 1641, I-II ; et aussi Discours de la méthode, 1637, partie I.) La table rase moderne était ainsi fondée.

L’Internationale, ce chant révolutionnaire né sous la Commune, écrit par Eugène Pottier et devenu un hymne universel, scande ces mots : « Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout ! » Le but est clair : une destruction totale, une reconstruction possible sans aucune référence avec le passé, un homme nouveau. Depuis, la roue de l’Histoire s’est chargée de montrer combien cette ambition s’est limitée à la première phase : l’écrasement de tout l’héritage ; tout simplement parce que la table rase ne peut permettre une renaissance. Cette dernière a besoin des semences précédentes pour avoir une chance de se produire. Un monde qui refuse le passé se condamne à la mort lente par asphyxie. Il en est de même d’ailleurs pour l’Église si elle choisit de rejeter sa richesse doctrinale, liturgique et morale bimillénaire, pensant s’alléger ainsi pour atteindre des cimes alors qu’elle se précipite au contraire dans l’abîme.

À l’école primaire d’antan, nous apprenions que là où passait Attila et ses Huns, l’herbe ne repoussait pas : il faisait table rase, définitivement. Or, même ce guerrier sanguinaire possédait encore un brin de sagesse et de crainte du ciel, plus que l’homme contemporain si assuré de sa puissance. Lorsque le saint pape Léon le Grand alla à Mantoue à sa rencontre en 452 pour le faire fléchir dans sa marche vers Rome qu’il désirait piller, Attila, contre toute attente, rebroussa chemin avec ses troupes après avoir entendu le souverain pontife. À ses lieutenants, surpris, qui lui demandèrent pourquoi il s’était laissé impressionner par cet homme sans armée, Attila répondit que, durant tout l’entretien, il avait vu, à la droite du pape, un autre homme en habits sacerdotaux le menaçant avec une épée, vision surnaturelle qui suffit à le convaincre. Lui, le « fléau de Dieu », n’alla pas jusqu’au bout de son programme de conquête et de dévastation car sensible, malgré tout, au signe venant de Dieu. Il semble que les nouveaux Attila n’aient pas les mêmes problèmes de conscience. Certes, leurs méthodes sont plus douces, sous le couvert de la démocratie, des assemblées, des opinions, mais leurs méthodes sont beaucoup plus radicales : tout le passé doit être déraciné et rien ne doit repousser. Ainsi les cultures sont-elles sacrifiées sur l’autel du mondialisme. Ainsi la loi naturelle doit-elle disparaître au profit de la loi inique. Le régime politique français est particulièrement représentatif de cette application de la table rase. Le « geste contemporain » remplace le respect dû à la transmission sur des siècles. La priorité est donnée à ce qui peut changer, à ce qui doit changer. Rien n’échappe à cette obsession : le politique, le social, le culturel, le religieux. Rien ne doit demeurer dans la durée, la stabilité, sauf ce qui empêche la survie des productions du passé. Il suffit d’étudier par exemple en détail le dossier de la restauration de Notre-Dame de Paris dans lequel les iconoclastes laïques et ecclésiastiques se donnent la main, sans aucun souci de la préservation respectueuse et intégrale du passé. Le lance-flammes a d’ailleurs été aussi utilisé contre toutes les valeurs héritées du christianisme en ce qui regarde le respect de la vie humaine de sa conception à sa fin naturelle. Le refrain révolutionnaire communard ne s’est jamais aussi bien porté, repris cette fois par la quasi-totalité non seulement des élus mais aussi des électeurs. Chacun participe, à son petit niveau, à la table rase.

Le résultat d’une telle persévérance dans le néant est le désespoir qui saisit désormais toute la société. La soif d’autodestruction n’a jamais été aussi tenace. Plus les événements et les éléments s’accumulent pour avertir du danger couru, plus les intéressés se précipitent tête baissée dans le mur. Lors du déclin et de la chute de Rome, l’attitude fut identique. Point de jeux olympiques et de championnats de football alors, mais des jeux du cirque au goût de mort spirituelle : le désespoir empoigne par le cou et il serre jusqu’à ce que mort s’ensuive tout pays et toute culture qui ne croient plus en leur étoile, qui rejettent leur mission, qui méprisent leur héritage. Lorsqu’une chose meurt, c’est que, généralement, sa raison de vivre a disparu. Cette disparition peut être accidentelle, sans lien avec la responsabilité de l’objet qui est touché, ou bien, comme de nos jours, elle est volontaire. La France contemporaine, sciemment, choisit de se saborder, et elle semble y procéder avec délectation puisque les esprits continuent de préférer l’aveuglement et le refuge dans l’hédonisme plutôt que le réveil et la reprise en mains. Les vers de Catulle, — certes poète peu lu de nos jours —, n’ont pas perdu de leur verdeur infernale : « Vivons, ma Lesbia, aimons-nous… / Les rayons du soleil peuvent mourir et renaître ; / pour nous, une fois que la brève lumière s’est éteinte, / c’est une seule nuit éternelle qu’il faut dormir. » (Élégies, « Poème des baisers ») Ce désespoir païen qui hanta le monde romain fut heureusement racheté par l’espérance chrétienne qui fit irruption sur ses ruines. Mais aujourd’hui ? L’empire latin fut perméable à la Révélation, tandis que le monde moderne la rejette et s’est donné comme priorité de tuer le vrai Dieu pour mieux épouser ses multiples idoles.

Le désespoir est le somnifère universel. Il donne l’impression d’une accalmie, que le combat pour la vérité n’est pas nécessaire. Il entretient dans l’illusion. Les appartements des bobos parisiens sont à l’image parfaite de cette mort lente : dépouillés de tout, impersonnels, prétentieux, désespérants parce qu’aménagés par des désespérés. Le meuble central, coûteux, est bien sûr la table… rase.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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