Societé

Art contemporain ou art comptant pour rien ? (2/3)

L’art contemporain, une étape ou une voie sans issue ?

La semaine dernière, nous avons conclu avec Emmanuel Kant sur ce que devait être un artiste.

Remontons ensemble le temps. Ne vous perdez pas en chemin (il est long et tout en rupture), car il s’avérera plein d’enseignements…

Au Moyen Âge, la peinture, ainsi que la poésie, sont davantage considérées comme des sciences plutôt que comme des arts au sens actuel du terme. La poésie et la peinture s’enseignent et se pratiquent donc comme des techniques, en suivant des règles précises et codifiées. Le métier de peintre se rapproche de l’artisanat avec ses contraintes et ses codes. L’élève doit, dans sa création, suivre les directives du maître sans les dépasser ni les interpréter. La passion, l’inspiration et l’enthousiasme, c’est-à-dire ce qui constitue l’essence même de la création artistique, n’ont pas encore place.

La Renaissance marque la première rupture et voit l’avènement de l’artiste considéré comme un auteur original, à part entière. Va s’ajouter, à la valeur de l’œuvre réalisée, un supplément d’âme. C’est d’ailleurs à ce moment qu’apparaissent les signatures dans les œuvres. La signature de l’artiste entreprend son autonomie et acquiert toute sa valeur. Commenceront aussi les critiques contre l’imitation et la tradition, dans un certain respect toutefois des modèles classiques puisque cette période puise sa source, en particulier pour l’architecture et la sculpture, dans l’antiquité grecque et romaine. 

Au XVIIIe siècle se produit une seconde rupture avec la philosophie du « Sturm und Drang ». Elle préconise un retour à la nature avec un rejet de tout ce qui peut imposer des limites, et en premier lieu, elle refuse les règles contraignantes qui ne font que freiner l’inspiration. La règle doit être de ne suivre aucune règle sauf celle de sa propre nature. L’artiste doit se laisser guider, non par la raison qui lui dicte des règles ou des lois, mais par sa sensibilité personnelle, son instinct créateur et ses émotions. Il était interdit d’interdire : Mai 68 n’a rien inventé !

Le XIXe siècle est marqué par la rupture de l’invention de la photographie qui va provoquer une véritable crise de confiance chez certains créateurs. Quel intérêt à peindre les apparences puisqu’un simple appareil arrive à la même fin ? Cependant, il existe, par- delà du concret, des mondes qui font appel au rêve, à l’imaginaire et que seul finalement le peintre est à même de représenter. Ainsi, la découverte de la photographie se trouve peut-être à l’origine de la réflexion des impressionnistes et surtout de Cézanne.

Cézanne considère que la couleur (la photo, elle, n’était encore qu’en noir et blanc), notamment par ses variations d’intensité, permet de recréer un espace perspectif et de mieux ressentir les choses. Il pense en termes de taches, de contrastes chromatiques et de volumes géométriques tout en restant soucieux de l’organisation figurative du tableau.

Le XXe siècle débute à la mort de Cézanne en 1906. 4 courants naissent quasi simultanément (en à peine 10 ans) : le fauvisme, le cubisme, l’abstraction mais aussi le dadaïsme à l’origine de l’art contemporain.

Le fauvisme en France et l’expressionnisme en Europe du nord met avec force la couleur comme valeur de référence.

Le cubisme est plus complexe : il repose sur un intérêt pour la structure même des composants de la nature dépassant parfois l’objectif initial de représentation. Braque et Picasso sont les initiateurs de cette nouvelle règle.

Les « Demoiselles d’Avignon », peintes par Picasso en 1907, marquent le départ du mouvement. Inspiré dans sa composition par les Baigneuses de Cézanne, ce tableau a dérouté les premiers spectateurs par la disproportion des corps et la personnalité inhabituelle des visages, véritablement proche de la laideur. Dans cette œuvre, Picasso met en application les préceptes du maître Aixois, c’est-à-dire : « traiter la nature selon les grands volumes géométriques qui la sous-tendent, cônes, sphères ou cylindres ».

Picasso, Les demoiselles d’Avignon (détails), 1907, Musée d’Art moderne (MOMA), New York 

L’abstraction trouve aussi en partie son origine dans les recherches de Cézanne, au niveau de la couleur. En effet, pour le peintre, la couleur, de même que la forme, peut évoquer le mouvement, le rythme, la profondeur. C’est alors que quelques artistes franchissent une étape supplémentaire en n’hésitant plus à prôner la valeur de « l’intériorité » et du « spirituel ».

En 1911, Kandinsky dans « Du Spirituel dans l’Art et dans la Peinture en particulier » nous dit : « Lorsque la religion, la science et la morale sont ébranlées et lorsque leurs appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détourne ses regards des contingences externes et les ramène sur lui-même ; la fonction de la peinture devient alors d’exprimer le monde intérieur de l’individu, autrement dit son monde spirituel ».

Chez Malévitch, cette quête du spirituel, cette recherche de l’absolu, sera radicale. Elle franchira le domaine du subjectif pour finir par se replier sur elle-même et aboutira à une image réduite à sa plus simple expression, c’est-à-dire le rien chez Malévitch avec son emblématique « Carré blanc sur fond blanc » peint en 1918 décrit par les intellectuels de l’époque comme le dernier tableau !

Kazimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918, Musée d’Art moderne (MOMA), New York 

Mais le XXe siècle, c’est aussi le mouvement « Dada » qui lui ne doit rien à l’héritage de Cézanne. Cette appellation trouvée en 1916, dans la chaude ambiance du cabaret Voltaire à Zurich, symbolise la volonté des membres de ne rien créer qui puisse avoir un sens raisonnable.

Dada est un courant où l’absurde et à un degré moindre l’humour désabusé sont rois, où la critique et la dérision font force de loi. C’est un peu la philosophie du « Sturm und Drang » poussée à son paroxysme. Le dadaïsme est contemporain de l’abstraction mais il la dépasse cependant par son concept radical puisque son but n’est même plus de créer une œuvre d’art.

Ce qui caractérise le mouvement, c’est sa volonté avouée d’en finir carrément avec toute forme de peinture et de valeur bourgeoises (1 an avant la révolution bolchévique !), en supprimant si nécessaire toute trace rationnelle de signification. Concept s’il en est révolutionnaire mais néanmoins, comme très souvent, émanant d’une infime minorité elle-même bourgeoise et que l’on pourrait aussi qualifier, pour reprendre le terme imagé et chargé de sens d’alors, d’embusquée.

Une personnalité domine la brève histoire de ce courant : Marcel Duchamp. Convaincu que tout a été fait et dit dans le domaine des arts plastiques, il impulse au dadaïsme sa dimension extrême qui se concrétise par son invention des « ready-made » : banal objet manufacturé mais présenté dans l’écrin du musée.

Lorsque Duchamp expose en 1917 un urinoir, son propos consiste surtout à remettre en question les fondements de la culture occidentale. Il refuse essentiellement toute attitude conformiste.

Marcel Duchamp, Fontaine 1917 

Ainsi est né l’art contemporain, avec pour principes la désacralisation et la provocation, l’artiste laissant désormais place au « plasticien ».

L’évolution de l’art est-elle darwinienne, c’est-à-dire déterminée ou alors tout en ruptures ? Nous n’entrerons pas dans ce débat qui anime les intellectuels depuis des lustres. Toujours est-il que nous sommes aujourd’hui confrontés à un choix binaire peu réjouissant : entre le « Rien » de Casimir Malevitch et le « N’importe quoi » de Marcel Duchamp, quel avenir pour l’art ? Zat iz ze question

La semaine prochaine, nous répondrons à la dernière question : quels signes l’art contemporain nous envoie-t-il ?

Arnaud de Lamberticourt

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