CivilisationLes chroniques du père Jean-François ThomasPolitique

Agir en roi

Il est juste d’attendre d’un roi un comportement exemplaire qui puisse servir de modèle à ses sujets puisque, en France du moins, le roi est aussi « évêque du dehors » par son sacre, configuré à un sacrement, qui le revêt d’une autorité qui n’est pas seulement temporelle mais aussi spirituelle. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue, égarés par une idéalisation qui en oublierait la réalité, que le roi n’est qu’un homme semblable à tous les autres et qu’il ne peut échapper à la condition pécheresse de tout un chacun. Cela signifie que nos exigences doivent être mesurées par la raison et par un sage principe de réalisme.  Ainsi rêverons-nous moins souvent à un prince parfait et cesserons-nous de critiquer injustement le moindre geste et la moindre parole de ceux qui sont revêtus d’une charge royale, même s’ils ne peuvent pas l’exercer. Il est bon de se rappeler que chaque personne est un roi,  ceci dans une société chrétienne où le baptisé, par son onction, devient roi, prêtre et prophète. Chaque homme doit agir en roi, là où il est, selon les devoirs qui lui incombent, selon ses responsabilités. Au lieu de tout espérer d’un roi qui ne serait que le fruit de l’imagination, devenant ainsi une idole à notre mesure, nous devons nous appliquer à la tâche délicate qui consiste à modeler notre existence sur une royauté qui nous a été donnée par l’élection de notre baptême.

Le jésuite Baltasar Gracian, célèbre au XVII ème siècle pour ses ouvrages invitant hommes de cour et hommes du peuple à redoubler de sagesse et de prudence, conseille ceci dans son Oracle manuel :  « 103.- A chacun la dignité à sa mesure. Que toutes vos actions soient sinon d’un roi, du moins dignes d’un roi, selon votre classe ; agir en roi, dans les limites de votre état bien compris : grandeur dans les actes, élévation dans les pensées. Soyez roi en toutes choses, sinon en effet, du moins en mérite, car la véritable souveraineté consiste dans l’intégrité des mœurs ; qui peut en être exemple n’a pas à envier la grandeur. Il convient spécialement à ceux qui sont voisins du trône d’attraper quelque chose de la véritable supériorité ; qu’ils participent plutôt des qualités de la majesté que des cérémonies de la vanité, sans aspirer à l’imperfection de l’enflure mais à la consistance de la substance. »  Gracian, habitué des cours espagnoles, n’est point Machiavel, contrairement à ce que lui reprochent, jusqu’à aujourd’hui, ses ennemis. Son but n’est point politique mais spirituel et, pour atteindre ce dernier, le passage par le politique est parfois nécessaire, selon le rang de la personne concernée. Il ne perd jamais de vue l’exercice des vertus, justement pour sauver cette « intégrité des mœurs » qu’il place au-dessus de tout. Il dénonce les pièges de la vanité qui peuvent emprisonner un monarque mais qui, surtout, se referment sur ceux qui fréquentent d’un peu trop près les grands de ce monde. Agir en roi est bien de donner la priorité au fond sur la forme, à la substance sur les accidents.

Ce sont les dons du Saint-Esprit qui doivent servir au roi de mesures. Les souverains que nous sommes par la grâce divine doivent accueillir ces mêmes dons afin d’atteindre une fin unique qui est celle de la formation de l’homme spirituel. L’assaut des passions n’est point défaite. Comme le note saint Augustin, « c’est ainsi que la vertu se parfait dans l’infirmité ; car avoir à combattre est encore un signe de notre infirmité. » Agir en roi est de ne pas consentir à ces attaques, de demeurer sans cesse dans un état de veille, en attente, dans la prudence et la discrétion. Un roi doit savoir se faire désirer en cultivant une certaine absence. Rien de plus périlleux, surtout en ces temps de « communication » folle, que de se montrer sans réserve. L’autorité se perd lorsque le souverain devient trop proche et qu’il passe son temps à faire des « selfies » avec ceux qui l’approchent. S’exposer publiquement, sans restriction, est baisser la garde, négliger l’homme spirituel qui a besoin de calme, de silence et de solitude pour grandir dans la réflexion et la contemplation. Gracian note très justement à ce sujet : « Qui sait rester au centre lointain de son crédit garde sa renommée car même le phénix, pour être révéré, sait user de retraite et se fait désirer pour être vénéré. » (282) Même si les rois que nous sommes n’avons pas besoin de nous garder du monde comme les souverains, il est toujours nécessaire de cultiver la réserve et la discrétion qui préservent de la sottise étalée avec faconde et sans pudeur car nous savons, avec Napoléon, qu’  « il n’est point de grand homme pour son valet de chambre. »

L’être royal est celui qui sait user de tout avec retenue, avec sagesse. Telle était la caractéristique du philosophe grec. Tel est aussi l’état du chrétien qui reçoit tout de Dieu, qui se sert de tous ces dons avec gratitude et mesure. Le bonheur réside dans cet équilibre et cette harmonie. Gracian écrit : « 200.- Ne pas épuiser le désir : pour ne pas souffrir de son bonheur. Le corps respire, l’esprit  aspire. A jouir de tout, on ne se réjouit de rien, on se lasse de tout. Au savoir même, il doit rester toujours quelque chose à apprendre, pour nourrir sa curiosité. L’espoir fait vivre : indigestion des biens est mortelle. Habile récompense que ne combler jamais, entièrement, l’attente : tout est à craindre de qui n’a plus rien à désirer, malheureux bonheur. Le souci commence où finit le désir. » Il faut savoir doser, demeurer sur sa faim, ne jamais rien épuiser, contrairement à l’attitude contemporaine qui consiste à jouir de tout, tout de suite et entièrement jusqu’à épuisement des forces et des stocks. Entre « s’éclater » et « se faire plaisir », il ne reste guère de place pour la dimension royale de l’être humain, réduit à ses instincts les plus primaires. L’intensité ne souffre pas la quantité. Lorsqu’on se goinfre de tout, c’est alors qu’on devient affamé car privé de ce qui fait de l’homme un être choisi et élu.

Il faut reconnaître qu’entre le blanc et le noir, le monde est plutôt gris, toujours hésitant entre un certain bien et un plus grand mal. Si nous voulons atteindre le but ultime en roi et non point en mauvais larron, nos choix sont essentiels et relèvent tous de notre liberté, la bonne fin n’étant point la fortune ou la réussite mais la conformité de nos actes avec l’exercice des vertus. Saint Ignace de Loyola dira qu’il faut user des moyens humains comme s’il n’y en avait pas de divins et des divins comme s’il n’y en avait pas d’humains. Ce n’est point relativisme ou remise en doute du divin, puisque, – et là les Jésuites et Pascal sont d’accord-, le « comme si » n’oppose point l’humain et le divin, n’en efface aucun des deux, ne doute d’aucun des deux. Les éminences de chaque époque sont rares, les médiocrités sont toujours en nombre et ce sont elles qui occupent généralement la première place, sous le feu des projecteurs. Ceci est vrai pour toute institution et pour toute charge ou occupation : état, clergé, corps constitués, métiers reconnus, adulés ou au contraire obscurs et méprisés. L’occupation regardée comme la plus vile peut rayonner d’une lumière identique à celle de l’empire d’Alexandre le Grand si elle est effectuée avec ce souci de correspondre à ce que l’on est comme être humain habité par les dons du Saint-Esprit. Comme Pascal, il faut toujours se garder « une idée de derrière la tête » afin de ne pas servir naïvement ce qui paraît être le plus brillant et qui se révèle ensuite de pacotille et de clinquant. Gracian conclut ses apophtegmes par cette invitation : « 300.- En résumé, être saint, car c’est tout dire en un seul mot. La vertu est chaîne de toutes les perfections, centre des félicités ; c’est elle qui fait un homme prudent, avisé, sagace, raisonnable, sage, vaillant, pondéré, intègre, heureux, plaudible, véritable et universel héros. Trois S rendent heureux : saint, sain et sage. La vertu est le soleil du monde mineur et son hémisphère est la bonne conscience ; elle est si belle qu’elle remporte la grâce de Dieu et des hommes. Rien n’est aussi aimable que la vertu, ni si détestable que le vice. La vertu est  une chose véritable, tout le reste est chimère. La capacité et la grandeur se doivent mesurer par la vertu et non par la fortune : elle se suffit à elle-même. L’homme vivant, elle le rend aimable et, mort, mémorable. »

Notre ambition se suffit à vouloir être aimable. Le mémorable ne nous appartient pas, sauf à ce que nos amis diront peut-être de nous, à notre mort : cet homme fut juste. Pour le reste, tout est emporté par le vent et tout retournera à la poussière. Nous attendons notre roi sur terre, un prince aussi droit que possible, nous adorons notre Roi de l’univers. N’oublions pas de cultiver aussi notre jardin royal, celui de notre âme, celui de toute âme où Dieu a désiré faire sa demeure.

 

P.Jean-François Thomas s.j

25 novembre 2019

                                          Sainte Catherine d’Alexandrie

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