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Histoires d’îles… et de souveraineté

Dans mon article de février 2016 sur Wallis et Futuna, je soulignais le fait que ce territoire insulaire donne à la France une zone économique exclusive de 300 000 km² en plein océan Pacifique, ce qui est loin d’être négligeable. Ces îles françaises de l’océan Pacifique (Wallis et Futuna, Polynésie, Nouvelle Calédonie) permettent à la France d’avoir le plus grand domaine maritime au monde, après celui des États-Unis. Les Français semblent ignorer que leur « Hexagone » est aussi un pays comptant de multiples îles aussi diverses que variées. Diverses par la taille, bien sûr : rien de commun, en effet, entre les trois hectares de Tombelaine, dans la Manche, et les 18 575,5 km² de la plus vaste des îles françaises, la Nouvelle-Calédonie, située à près de 17 000 km de la métropole. Ces dizaines d’îles françaises sont également diverses par leur population – ou leur absence de population. C’est ainsi que la petite Mayotte est surpeuplée avec ses 250 000 habitants[1] serrés sur 376 km² tandis que la Grande Terre de l’archipel des Kerguelen ne compte que 120 êtres humains pour une superficie de 6675 km².

La plupart des îles situées loin de la métropole sont devenues françaises grâce aux hasards de la navigation à voile, les vents ou les courants ayant permis leur découverte au fil des siècles. Certaines, comme la Réunion, étaient désertes lorsque le premier navigateur y parvint mais elles reçurent par la suite des habitants d’origines fort diverses. D’autres îles, comme la Guadeloupe ou la Martinique, ont connu de véritables substitutions de populations, les autochtones ayant été décimés par les maladies importées par les Européens et par les mauvais traitements qu’ils eurent à subir. Ils furent remplacés par des captifs amenés d’Afrique et réduits à l’esclavage et par une poignée de planteurs venus de France.

Ce mercredi 18 janvier, l’Assemblée Nationale devait voter, en catimini, la ratification d’un traité signé le 1er juin 2010 entre la République Française et la République de Maurice. Ce traité prévoit la « cogestion » entre les deux pays d’une île française depuis 1722. C’est en effet cette année-là que Jean Marie Briand de la Feuillée, commandant du navire français «  La Diane »,  de la compagnie des Indes,  découvrit un petite île qu’il baptisa « Île des Sables » à cause des plages de sable blanc qui l’entouraient.  Dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1761 « L’Utile », une frégate de la Compagnie française des Indes orientales chargée d’esclaves malgaches, fit naufrage au large de cette petite terre inhabitée. La plupart des captifs enfermés à fond de cale périt. L’équipage et une soixantaine d’esclaves réussirent à gagner le rivage. Le capitaine Jean de Lafargue étant devenu fou à la suite du naufrage de son navire, c’est son second, Barthélémy Castellan du Vernet, qui organisa les campements des survivants et qui fit construire une embarcation. Deux mois plus tard, les 122 hommes d’équipage purent quitter l’île après avoir promis d’envoyer des secours aux 80 Malgaches abandonnés à leur triste sort. Mais le gouverneur de l’Île de France[2] s’opposa à toute idée d’expédition de sauvetage. La guerre de Sept Ans et la faillite de la Compagnie des Indes contribuèrent à faire sombrer les malheureux Malgaches dans l’oubli. Ce n’est que le 29 novembre 1776 que le chevalier de Tromelin parvint à aborder l’île et à en ramener les survivants qu’il y trouva : sept femmes et un bébé. C’est ce fait divers tragique qui fit que l’île des Sables s’appela désormais « île de Tromelin ».

Les députés Philippe Folliot (UDI), Gilbert Le Bris (PS) et Laurent Furst (LR), soutenus par des personnalités venues d’horizons divers comme la romancière Irène Frain[3] ou le prince Charles-Philippe d’Orléans, ont mené une campagne d’opposition à cette ratification du traité franco-mauricien. Philippe Folliot a même lancé une pétition qui, en quelques jours seulement, a recueilli près de 12 000 signatures. Cette mobilisation a fini par aboutir au retrait de la ratification de l’ordre du jour de l’Assemblée Nationale. Tromelin demeurera donc pleinement française… jusqu’à nouvel ordre !   

Cet îlot de 1 km², long de 1,7 km et dont la plus grande largeur ne dépasse pas 700 mètres est situé à 450 kilomètres à l’est de Madagascar et à 535 kilomètres au nord de La Réunion. Son terrain plat est sablonneux et sa végétation est faite d’arbustes épars. Ses 3,7 kilomètres de côtes sont entourés d’une barrière de récifs coralliens. Cette petite île battue par les vents dont l’altitude maximale n’est que de 7 mètres au-dessus du niveau de la mer est bien sûr inhabitée. La station météorologique permanente qui y a été installée le 7 mai 1954 est désormais automatisée. Une piste d’atterrissage de 1 100 mètres de longueur y a été construite car les navires ne peuvent y accoster et doivent mouiller au large. 

Cette île, malgré sa taille minuscule, offre à la France une immense Zone Économique Exclusive : 280 000 km². À titre de comparaison, il est bon de rappeler que celle de la France métropolitaine, Corse comprise, est de 345 000 km² ! Au total, le domaine maritime français s’étend sur 11 millions de kilomètres carrés, répartis sur tous les océans de la planète (mis à part, peut-être, l’océan Glacial Arctique !) Les eaux qui entourent Tromelin sont extrêmement poissonneuses et 26 espèces de coraux y vivent. Il se murmure également que les fonds marins auraient un sous-sol riche en hydrocarbures…

L’île Maurice revendique Tromelin depuis 1976. Cette revendication est basée sur le traité de Paris du 30 mai 1814 dont l’article 8 stipulait la cession par la France au Royaume-Uni de l’île Maurice et de ses dépendances. Les dépendances en questions incluaient l’archipel des Seychelles et les îles Rodrigue, qui sont spécifiquement nommées dans ledit traité, alors que le nom de Tromelin n’y apparaît pas. Par ailleurs, la cession de l’île Maurice et de ses dépendances était faite en faveur du Royaume-Uni, et non de l’État mauricien, ce dernier n’ayant vu le jour qu’en 1968, lors de l’indépendance de cette nation insulaire. Et il est à noter que si les îles Rodrigue font effectivement partie de la République de Maurice, les Seychelles, elles, sont restées sous domination britannique jusqu’en en 1976, année qui vit cet archipel accéder à l’indépendance. Alors, si Tromelin n’est pas mentionnée dans le traité de 1814, pourquoi cette île devrait-elle faire partie de l’État mauricien alors que les Seychelles, considérées par ledit traité comme « dépendance » de Maurice, n’en font pas partie ? La revendication mauricienne apparaît donc sans fondement ni justification historique. L’île de Tromelin, découverte par des Français, administrée par la France, n’a jamais fait partie du territoire mauricien. La seule base de la revendication pourrait être géographique : Tromelin est relativement proche de Maurice (au moins 400 km tout de même !), mais La Réunion, département français d’outre-mer n’en est pas tellement plus éloigné. Et si la notion de proximité devait servir de base aux revendications territoriales, les îles Anglo-Normandes devraient être revendiquées par la France, puisque qu’elles ne sont situées qu’à quelques encablures des côtes du Cotentin ! Sans parler de l’île de Capraia, beaucoup plus proche de la Corse que de la péninsule italienne…

L’île de Tromelin fait partie des « Îles Éparses », un groupe d’îles de l’océan Indien, très distantes les unes des autres et qui sont réparties autour de la grande île de Madagascar, côte ouest et côté est. Ces Îles Éparses, qui couvrent une superficie totale de 53,19 km², sont toutes inhabitées. Un petit détachement, relevé régulièrement, de quatorze militaires français du 2e RPIMa, basé à Saint-Pierre de la Réunion, est présent sur la plus vaste de ces îles, l’île Europa (32,9 km²). Europa est située à 300 km environ au sud-est de la côte malgache et à 500 km à l’est de la côte mozambicaine. Si cette île inhospitalière est infestée par des nuées de moustiques et cernée par des bancs de requins,  c’est aussi l’un des principaux sites mondiaux de reproduction des tortues vertes. Les autres Îles Éparses se trouvent, comme Europa, dans le canal du Mozambique. En remontant vers le nord-ouest, à 130 kilomètres au nord-ouest d’Europa, il y a Bassas de India, un atoll à peine émergé. Plus au nord il y a Juan de Nova, une petite île de 4,8 km². Et enfin,  entre la pointe nord de Madagascar et l’archipel des Comores se trouvent les îles Glorieuses, un petit archipel de 7 km². Chacune de ces îles est équipée d’une station météorologique désormais automatisée, et d’une piste d’atterrissage, comme celle de Tromelin. Si elles sont toutes inhabitées de nos jours, mis à part la présence régulière de personnel militaire ou la visite de scientifiques, certaines ont connu, par le passé, des tentatives d’activités économiques. C’est ainsi que le guano et le phosphate furent exploités à Juan de Nova entre 1923 et 1975. Une plantation de cocotiers vit le jour aux îles Glorieuses en 1885. La production de coprah y atteignit 36 tonnes par an. Mais, la concession n’ayant pas été renouvelée par les autorités françaises, cette activité cessa en 1958. Les îles Éparses ont eu une grande importance stratégique durant la guerre froide : lorsque le canal de Suez étant fermé, la principale route du pétrole passait par le canal de Mozambique ! 

On l’a vu, Tromelin est revendiquée par Maurice. Toutes les autres îles Éparses sont quant à elles revendiquées par Madagascar. Cette revendication ne s’appuie pas sur des bases plus solides que celle de Maurice. Ces îles n’ont jamais été peuplées de Malgaches et elles n’étaient pas sous la domination du royaume malgache précolonial. Là encore, c’est la relative proximité qui semble motiver la démarche de la République de Madagascar à l’encontre de la France. Là aussi, l’ancienneté de la présence française et l’établissement de stations météorologiques devraient suffire à légitimer la souveraineté de la France sur ces îles Éparses. Ces dernières ont été transformées en sanctuaires naturels et leur accès est strictement réglementé par les autorités françaises. Elles ont été rattachées aux TAAF (Terres Australes et Antarctiques Françaises)[4] qui sont administrées depuis Saint-Pierre, à La Réunion. 

Dans cette affaire de traité de cogestion de l’île de Tromelin entre la France et Maurice, la France n’a rien à gagner. Seule Maurice pourrait escompter en tirer des bénéfices. Les nationalistes de cet État insulaire ne s’en satisferont nullement, puisque ce qu’ils exigent est une reconnaissance par la France de la souveraineté mauricienne sur Tromelin. S’il était un jour ratifié, ce traité risquerait malheureusement de constituer un premier pas vers un renoncement à l’exercice de la souveraineté française sur cette île et sur les eaux qui l’entourent. Il risquerait aussi de constituer un dangereux précédent qui renforcerait la revendication malgache sur les autres îles Éparses, ou les visées de  l’Afrique du Sud ou de l’Australie sur certaines îles australes françaises ou encore, dans l’océan Pacifique, réveiller les  revendications du Mexique sur l’île Clipperton et celle du Vanuatu sur les îles Hunter et Matthieu.

Pour toutes ces raisons, on ne peut que se réjouir que les députés aient, dans leur sagesse, décidé de retirer la ratification du traité franco-mauricien de l’ordre du jour de la cession du 18 janvier 2017 de l’Assemblée Nationale.

Hervé Cheuzeville

 


[1] Chiffre « officiel ». Avec les clandestins venus des autres îles comoriennes, la population pourrait en fait s’élever à plus de 400 000 habitants !

[2] Actuelle île Maurice.

[3] Auteur, entre autres romans, de «Les Naufragés de l’île Tromelin » (Éditions Michel Lafon, 2009).

[4] Les TAAF constituent un Territoire d’Outre-Mer comprenant cinq districts : l’archipel Crozet, l’archipel Kerguelen, les îles Éparses, les îles Saint-Paul et Nouvelle-Amsterdam et la Terre Adélie. Depuis septembre 2014, le préfet est Madame Cécile Pozzo di Borgo. 

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