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Francophonie d’Indochine : requiescat in pace !

Viêt Nam, Laos, Cambodge : ces trois États sont membres de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Leur destinée fut longtemps liée, au sein de l’Indochine Française, à celle de la France, qui, pour le meilleur et pour le pire, y a laissé une empreinte indéniable. Mais ces contrées d’Extrême-Orient ont, elles aussi, d’une certaine manière, fortement marqué la France et peut-être même influé sur son destin. Même les dirigeants nationalistes et communistes, qui œuvrèrent pour mettre fin à la présence coloniale, furent éduqués et formés dans les écoles et les universités françaises. Des générations de lettrés, d’artistes et d’écrivains vietnamiens, laotiens et cambodgiens apportèrent leur contribution au rayonnement de la « francophonie » en Extrême-Orient et dans le reste du monde. Des échanges culturels nourris et soutenus ont enrichi la culture française ainsi que celles du Viêtnam, du Laos et du Cambodge. Une véritable osmose culturelle entre l’ex-métropole et ces trois pays se développa pendant près d’un siècle. Cette osmose fut, à bien des égards, bénéfique.

Je rentre profondément désemparé d’un séjour au Laos et au Cambodge. Je n’ai pu qu’y constater à nouveau la quasi disparition de l’édifice bâti en commun pendant plus de cent ans. Dans ces deux pays, l’usage de la langue française s’est perdu, pour être remplacé par un épouvantable sabir à consonance nord-américaine fortement teinté de prononciation et de syntaxes locales, difficilement compréhensible pour une oreille francophone.  Cette langue censée être anglaise est omniprésente dans l’espace public, dans l’éducation et dans tous les secteurs de l’économie. L’anglais est  à présent la première langue étrangère enseignée dans les écoles du Laos, du Cambodge, et du Viêt Nam.

Certes, l’histoire tragique et violente des trois pays de l’Indochine a, depuis les années 50, distendu les liens avec la France. Les présences étasuniennes et soviétiques ont contribué à diminuer drastiquement l’importance du français. La chape de plomb tombée sur ces trois pays d’Asie du Sud-Est, en 1975, n’a fait que renforcer et accentuer cette tendance.

Le pire s’est produit au Cambodge, sous l’effroyable et délirant régime Khmer Rouge qui a procédé à l’élimination physique de l’ancienne élite : les fonctionnaires, les enseignants, les artistes, les étudiants, les anciens responsables politiques. Ceux qui appartenaient à ces catégories étaient, pour la plupart, francophones. Lorsque le pays fut enfin débarrassé de la clique de Pol Pot, il demeura isolé pendant toutes les années 80, son nouveau régime provietnamien n’étant pas reconnu par la communauté internationale. Ce n’est qu’au début des années 90 que le Cambodge s’ouvrit à nouveau au monde. Les nouvelles élites politiques de ces trois pays ont été formées et éduquées dans les pays de l’ancien bloc communiste. Elles le sont à présent dans des écoles et autres instituts anglophones. En 1975, les élites francophones du Laos et du Viêt Nam n’ont pas été éliminées physiquement comme celle du Cambodge mais elles ont été envoyées pendant de longues années dans de terribles « camps de rééducation ». Beaucoup de ces intellectuels laotiens et vietnamiens n’ont pas survécu à cette soi-disant rééducation. Un grand nombre a cependant choisi de fuir, à travers le Mékong pour les Laotiens, en traversant la mer pour les Vietnamiens. Ils sont aujourd’hui éparpillés de par le monde, souvent dans des pays anglophones où leurs enfants et petits-enfants ont été éduqués en anglais. 

Je n’ai aucune nostalgie coloniale. Loin de moi l’envie d’idéaliser ce que fut la présence française, en Indochine comme ailleurs. Il n’en demeure pas moins que je suis accablé de voir l’édifice culturel patiemment construit pendant plus d’un siècle par tant de Vietnamiens, Laotiens, Cambodgiens et Français être ainsi réduit à néant. Durant mon séjour au Cambodge, j’ai dû me résoudre, au prix de grands efforts, à m’exprimer en anglais. Non par méconnaissance de cet idiome, qui est ma langue de travail depuis plus de 30 ans. Mais, au fond de moi, parler anglais au Cambodge me répugnait profondément, je dois l’avouer. C’était un peu comme lorsque je me suis vu contraint d’utiliser cette même langue lors de visites à Bruges ou à Gand.

Je n’ai pas été placé devant la même obligation au Laos, où j’ai retrouvé avec bonheur l’usage de la langue du pays, que je n’avais plus pratiquée depuis bien longtemps. Durant tout mon séjour au Laos, je n’ai pas eu une seule fois l’occasion de m’exprimer en français. Mais les Francophones qui n’ont pas la chance de parler le lao n’ont d’autre choix que de communiquer en anglais. Même dans les hôtels laotiens ou cambodgiens, personne ne semble connaître le français. Dans les villes laotiennes, les seules reliques francophones sont les noms de rue, dont les plaques sont bilingues, lao/français. Il n’y a plus de presse francophone, tant au Cambodge qu’au Laos. Par contre, on y trouve plusieurs publications anglophones.

Certes, d’évidentes raisons politiques ont amené l’Indochine à s’éloigner de la France. Mais ces mêmes raisons l’ont ensuite amenée à rompre avec les États-Unis. Cela n’a pas empêché que l’anglais ait continué à s’y répandre et à y prospérer. Depuis les années 90, le français n’a aucunement bénéficié de la disparition de l’ancien bloc soviétique et de l’ouverture économique du Viêt Nam, du Laos et du Cambodge.

Cette ouverture a surtout profité à l’anglais, d’autant que les nouveaux venus (Japon, Corée-du-Sud, pays de l’ASEAN[1] ) ont tous utilisé cette langue pour pénétrer dans les trois pays d’Indochine. Les Chinois, de plus en plus présents, ont eux aussi recours à l’anglais. Aujourd’hui, les rues de Vientiane, de Phnom Penh et des autres villes sont recouvertes d’enseignes et de publicités en anglais, et les enfants vous y interpellent dans cette langue.

La France a-t-elle fait tout ce qui aurait dû l’être pour assurer, a minima, la survie de sa langue dans ces trois pays ? Les autorités françaises ont-elles cherché à renouer le dialogue avec celles des trois pays d’Indochine ? Ont-elles encouragé les grandes sociétés et les investisseurs français à y développer leur présence ?  La Françafrique tant décriée a sans doute beaucoup d’aspects négatifs, voire condamnables. Mais la Française quant à elle n’existe plus, ni politiquement, ni économiquement, et certainement pas culturellement. La visite – et le fameux discours – du général de Gaulle à Phnom Penh, en 1966, ne fut que le chant du cygne d’une présence séculaire. Les espoirs suscités par le voyage de François Mitterrand au Viêt Nam et au Cambodge, en février 1993, furent sans lendemain. La présence de François Hollande à la conférence UE-ASEAN de Vientiane, en novembre 2012, ne doit pas faire illusion : elle n’a été suivie par aucun engagement, aucune action concrète. C’était pourtant la première fois qu’un chef d’Etat français foulait le sol laotien et je m’en étais réjoui, à l’époque ! Les dirigeants français, de droite comme de gauche, ne semblent pas avoir compris que l’Indochine pourrait servir de tremplin économique et culturel à la France dans cette zone Asie-Pacifique en pleine expansion. Les opportunités offertes par les trois pays n’ont pas échappé aux opérateurs économiques asiatiques, qui s’y bousculent. Aujourd’hui, on rencontre même des jeunes Cambodgiens qui, en plus de l’anglais, choisissent d’étudier la langue coréenne ! Je garde un souvenir poignant de ma récente rencontre avec le responsable d’un Institut Français (ex-Centre Culturel Français) au Cambodge : il m’a avoué son désespoir de n’avoir aucun moyen financier pour mener une action culturelle digne de ce nom. La plupart du temps, il est contraint d’avoir recours à des initiatives personnelles afin de trouver des financements locaux. Pourtant, la langue française attire encore la nouvelle génération. Dans le secteur touristique en pleine expansion, un guide francophone, plus rare, est mieux payé qu’un guide anglophone !

Un édifice culturel ne se construit pas en un jour. Mais il peut très rapidement être réduit à néant. Il sera très difficile de le reconstruire, même partiellement. Je ne suis pas sûr, d’ailleurs, que cela soit réellement une priorité pour nos décideurs politiques, économiques et culturels. En Asie, la France semble préférer miser sur la Chine et sur la Corée-du-Sud. Or, même dans ces deux derniers pays, elle est largement distancée par ses concurrents, allemands, étasuniens ou autres. La France a donc négligé l’Indochine sans pour autant devenir un acteur de premier plan ailleurs en Asie. Or, les trois pays d’Indochine, longtemps à la traîne derrière les dragons asiatiques, grands et petits, connaissent à leur tour un remarquable développement économique. Partout, au Viêt Nam, au Laos et au Cambodge les besoins en infrastructures modernes, en équipement et en technologies nouvelles sont immenses. Partout, d’énormes chantiers apparaissent. Mais dans tous ces domaines, à de rares exceptions près, la France est dramatiquement absente.

Il est à remarquer que de nombreux Français originaires d’Indochine, issus de l’afflux des réfugiés des années 70, 80 et 90, retournent de plus en plus souvent en visite dans le pays de leurs ancêtres. Ils s’y investissent dans les secteurs les plus divers. Ils utilisent les connaissances acquises en France pour participer au développement du Viêt Nam, du Laos et du Cambodge. Certains s’y établissent définitivement, sans rompre pour autant les liens avec la France. Peut-être deviendront-ils, à l’avenir, la pierre angulaire sur laquelle la francophonie d’Indochine pourrait être reconstruite. Les investisseurs français auraient avantage à collaborer avec eux pour (re)mettre les pieds en Indochine. C’est ainsi que je garde un souvenir ému de mon séjour à Sala Kong Lo, un ravissant petit hôtel fait de petites maisons en bois construites sur pilotis, au bord de la rivière Hin Boun, dans le magnifique secteur de Kong Lo, dans les montagnes de la province de Khamouane, au Laos. Ce modeste établissement est l’œuvre de l’un de ces Français d’origine laotienne qui a pris la courageuse décision de quitter la France pour tenter sa chance et investir ses économies dans son pays d’origine. C’était là un pari risqué et courageux, dont on peut trouver de nombreux exemples, au Laos, et qu’il conviendrait d’encourager.

Sait-on, en France, que Sihamoni est, comme son défunt père le roi Sihanouk[2], profondément attaché à la francophonie ? L’actuel roi du Cambodge a longtemps vécu en France comme réfugié et son grand-père maternel était corse.

De retour du Laos et du Cambodge, j’éprouve le sentiment d’un énorme gâchis. La France aura-t-elle un jour un chef d’Etat et un gouvernement qui sauront impulser une nouvelle dynamique dans les relations franco-asiatiques, en particulier avec les trois pays d’Indochine, auxquels tant de liens humains, historiques et sentimentaux continuent à nous unir ? Je ne me fais malheureusement pas trop  d’illusions…

Hervé Cheuzeville


[1] Association des Nations d’Asie du Sud-Est. Ce groupement régional, formé en 1967, durant la guerre du Viêt Nam, pour tenter d’endiguer l’expansion communiste, comprenait à l’origine 5 pays : Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie et Philippines, rejoints par la suite par le sultanat de Brunei. Au début des années 90, la Birmanie, le Laos, le Cambodge et le Viêt Nam ont à leur tour adhéré à l’ASEAN, qui compte donc désormais 10 membres. 

[2] Lui-même l’un des pères fondateurs, avec Léopold Sédar Senghor, de ce qui ne s’appelait pas encore « Organisation Internationale de la Francophonie »

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