Europe / internationalHistoireLes chroniques du père Jean-François Thomas

Alessandro Valignano (1539-1606), jésuite apôtre de l’Asie, par le R. P. Thomas

Si le nom de saint François Xavier, patron des missions, est plutôt familier, si celui du jésuite Matteo Ricci (1552-1610) l’est aussi comme symbole de la rencontre entre la Chine et l’Occident, celui du père Alessandro Valignano l’est beaucoup moins et cet oubli est injuste car, sans lui, Ricci ne serait pas entré en Chine et n’aurait pas pu y mettre en pratique une méthode d’évangélisation qui porta bien des fruits avant de disparaître, victime d’opposition à l’intérieur de l’Église. De même, il fut le grand organisateur de toutes les missions asiatiques à la suite de ce qui avait été planté par saint François Xavier, notamment au Japon, terrain qu’il avait compris être essentiel pour l’implantation de la foi catholique dans cette partie du monde. L’« inculturation », si mal comprise et souvent manipulée pour couvrir bien des abus et des distorsions, est le fruit de ses réflexions, avant son application par les missionnaires jésuites, mais ceci toujours dans le respect de la foi, de la doctrine et de la liturgie de l’Église, et non pas, comme cela est généralement présenté aujourd’hui, comme une transformation du catholicisme par les cultures et les religions locales.

Lorsque saint François Xavier aborde au Japon le 15 août 1549, commence pour ce pays ce qui sera appelé le « siècle chrétien », ceci jusqu’en 1639, date de l’ultime édit du sakoku bannissant le christianisme. Cet apôtre est persuadé que les Japonais brûlent du désir de devenir chrétiens, découvrant rapidement que la Chine sera un passage obligé pour gagner la conversion de l’empire du Soleil levant. Arrivant comme Visiteur pour les missions d’Asie, Valignano, né avec la Compagnie de Jésus, est un de ces jésuites éminents de la seconde génération, celle qui met en œuvre de façon admirable et efficace les intuitions de saint Ignace de Loyola et de saint François Xavier. Soutenu par le préposé général de l’époque, Claude Acquaviva, il pourra déployer tous ses talents d’homme de droit dans ces régions les plus reculées. Il saura naviguer, au Japon, entre les vagues des premières persécutions, réussissant à chaque fois à sauver l’élan de l’évangélisation grâce à son extrême sagesse et à sa capacité d’imposer son autorité naturelle auprès des seigneurs Nobunaga puis Hideyoshi. Il a bien vu que les Japonais ne reconnaissaient la valeur que d’une seule culture, celle de la Chine, avec le confucianisme qui s’y trouvait imbriqué. Même lorsqu’il s’agit du développement commercial avec les Portugais, auquel les jésuites prirent une part active, ces échanges demeurèrent essentiellement chinois. L’imperméabilité japonaise à l’Occident chrétien fut donc apparente et intéressée. De plus, dans un contexte politique chaotique, alors que la bataille entre les seigneurs féodaux faisait rage pour aboutir à une unification progressive, le christianisme fut regardé par certains comme un outil de libération, sans pour autant transformer les mœurs.

Valignano, très attentif et silencieux durant ses premières années de séjour, avait été marqué par la personnalité des Japonais : « Ils sont modérés dans leurs émotions, qu’ils ne montrent jamais à l’extérieur bien qu’ils les ressentent dans leur cœur […] Ils contrôlent étroitement leur colère et leur dépit. » Un autre jésuite de l’époque, le père Rodrigues, notera que les Japonais ont trois cœurs, « un faux dans la bouche, que tous peuvent voir ; un dans la poitrine, réservé à leurs amis ; et un troisième au plus profond de leur cœur, pour eux seuls, et qu’ils ne manifestent jamais à autrui […] il est impossible de les connaître ou de voir à travers eux. » Une telle réalité ne rendit pas l’évangélisation aisée et Valignano insista sur la nécessité, pour tous les missionnaires, -alors exclusivement jésuites-, de s’adapter à certaines coutumes, ceci afin de ne pas choquer et de pouvoir un rang digne de celui d’émissaires du Christ. Voilà pourquoi il choisit de s’adresser d’abord aux classes supérieures et de travailler sur un second front, la Chine, car le bouddhisme japonais, avec ses facettes confucianistes et shintoïstes, dépendait de l’empire du Milieu. D’où son intérêt pour connaître les universités déjà en place et pour établir des échanges culturels et scientifiques afin de faire briller la culture chrétienne occidentale à travers tout ce qu’elle pouvait apporter de nouveau à ces deux empires. Il suivra l’exemple de saint François Xavier, y compris dans l’apparence extérieure. Il parle d’ailleurs de l’Apôtre de l’Asie en ces termes, montrant combien toute adaptation ne doit être guidée que par la gloire de Dieu : « L’expérience lui avait appris qu’en étant pitoyablement vêtu et en s’attirant le mépris, non seulement il ne servait pas ses plans en l’honneur de Dieu, mais concrètement, il leur faisait obstacle. Les Japonais, fidèles à leur penchant pour les marques d’estime formelles et publiques, ne comprenaient pas le sens de l’humilité et de la mortification [jusqu’alors pratiquées par François Xavier]. C’est pourquoi il décida de se vêtir et de se comporter différemment de ce qu’il avait fait jusqu’alors. Il montrait ainsi un véritable mépris de soi-même, cherchant en tout ce qu’il faisait uniquement l’honneur de Dieu, pour qui il avait embrassé successivement le prestige et l’outrage. » Valignano se référera sans cesse à l’Église primitive pour développer, avec des trésors d’imagination, tout ce qui pouvait impressionner ses interlocuteurs. Faute de miracles, il fallait trouver des moyens susceptibles de faire comprendre à une culture particulière qu’elle avait devant elle des représentants d’une culture non moins prestigieuse. Il mettra soigneusement tout par écrit et ses ouvrages, dont son Sumario de las cosas de Japon, serviront de référence jusqu’au XIXe siècle pour connaître le Japon. En présence de la diversité des coutumes japonaises par rapport à celles des Italiens, des Portugais ou des Espagnols, il tire justement la conclusion que ce sont les missionnaires qui doivent s’adapter aux manières de faire locales, en sauvegardant bien sûr le contenu de la foi.

Tant qu’il fut Visiteur, il réussit à s’opposer à la rapacité des Espagnols, installés à Manille, qui désiraient, pour des raisons commerciales, envoyer des missionnaires franciscains, dominicains et augustiniens aux méthodes totalement opposées à celles des jésuites. Lorsque le pape céda, le résultat fut catastrophique et entraîna rapidement, au Japon d’abord, et en Chine ensuite, la mort du catholicisme frappé par l’interdiction et la persécution car ces nouveaux prédicateurs se comportèrent comme des soudards et des éléphants dans ces pays de la porcelaine. Valignano embrassa en profondeur l’âme des Japonais, et les missionnaires jésuites à sa suite furent fidèles à ce modèle. Il avait saisi la prééminence de la forme sur la substance, la primauté de la « façade » (tatemae) sur la « réalité » (honne), le formalisme des rapports entre les personnes, la structure verticale de la société japonaise où « tous sont égaux mais à des niveaux différents », le triomphe des nuances (notamment dans la langue difficilement interprétable). Il sut respecter ces différences majeures, contrairement aux religieux des autres ordres, habitués à des cultures plus expressives et conflictuelles. Il sera sensible aussi au canal que peut être l’art. Les jésuites fonderont une école de peinture et de gravure à Nagasaki, introduisant les techniques occidentales, pour faire découvrir que l’esthétique peut être un chemin vers Dieu. Il demandera que chaque communauté de jésuites comporte un expert du cha-no-yu, la cérémonie du thé pour les invités, si importante dans les milieux cultivés. Il a tout de suite saisi également que le Japon était réglé sur la culture du riz (qui était encore la monnaie d’échange) : il faut négocier pour obtenir l’eau nécessaire pour les rizières et donc ne pas vivre dans la confrontation mais dans le compromis. Le « non » est étranger au Japonais, comme il l’est aussi dans d’autres pays asiatiques. Il a vu que le Japon n’est pas une culture du péché, du bien et du mal, mais une culture de la honte, c’est-à-dire du respect des règles pour que les autres ne soient pas scandalisés. Aussi sera-t-il très sévère face aux maladresses et à l’hostilité des « frères nu-pieds », comme il appellera les ordres mendiants.

Les efforts déployés par Valignano semblent avoir été réduits à néant tant en Chine qu’au Japon. Les luttes intestines au sein de l’Église ont eu raison de cette prodigieuse épopée missionnaire. L’« inculturation » dont on nous rebat les oreilles depuis quelques décennies n’a pas de rapport avec celle mise en place par Valignano et, à sa suite, par Ricci, Organtino, De Nobili et tant d’autres. Ils n’ont pas touché au contenu de la foi, pas plus qu’à la liturgie, essayant simplement de respecter des coutumes qui pouvaient servir de tremplin pour une annonce plus percutante de la vérité. Puissent-ils inspirer des âmes zélées.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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