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Féodalité occidentale et féodalité japonaise

De nombreuses études ont souligné les similarités entre les féodalités occidentales chrétiennes et la féodalité japonaise en particulier, et ceci dans les deux champs historiographiques franco-japonais1, en particulier dans les structures contractuelles entre seigneurs et vassaux qui s’échangent fiefs contre services.

Dans ce court article nous exposerons néanmoins en quoi la nature des deux systèmes féodaux est fondamentalement différente malgré des pratiques parfois approchantes.

Disons tout de suite que cette différence de nature provient de l’existence ou non du principe chrétien de subsidiarité, comme nous dirions aujourd’hui, et de la christianisation ou non des institutions.

Le phénomène féodal a priori provient de l’émiettement du pouvoir public (empire romain en Occident, empire central au Japon) et de la prise de pouvoir des seigneurs, qui nouent, dans un contexte d’insécurité et de guerre, des liens de vassalité avec d’autres guerriers, avec un aspect contractuel d’échanges de service contre des terres.

La ressemblance s’arrête pourtant là, car la féodalité japonaise n’a pu s’approcher de la féodalité européenne que de façon disons fortuite et circonstancielle, du fait d’une situation de désordre institutionnel, et de perte de pouvoir publique extrême, mais les principes politique de centralisation n’ont jamais disparu.

Cette différence de nature est explicitée par Yukihiko SEKI dans son ouvrage « La naissance des guerriers »2 – nous traduisons volontairement en usant de certains termes propres au droit médiéval français, en précisant le vocable original, pour mieux faire sentir ce qui justement diffère dans les deux systèmes féodaux, malgré les inexactitudes de traduction inévitables que cela implique :

« La plupart des seigneurs territoriaux (…) détenaient un office de bailli (地頭職). Cet office, si on le voit dans un autre sens, représentait le pouvoir de dominer dans un certain espace public (où vivaient les paysans). Les seigneurs, quel que soit la puissance de leur force militaire, ne pouvait soumettre directement et de façon privée à leur pouvoir que ceux qui se trouvait dans le domaine du manoir et leur stricte dépendance. Pour dominer les paysans en dehors de ce domaine strictement privé, l’office de bailli fut le moyen privilégié pour légitimer cette domination à l’extérieur du domaine privé, représentant ainsi un principe de légitimité différent de celui qui présidait aux liens de dépendance personnel avec le maître (主従制的原理).

Il est bien connu que la société médiévale japonaise est caractérisée par cette intrication des offices impériaux dans sa structure même. Ce caractère diffère de la féodalité européenne qui est née à partir du développement et extensions des relations privées entre seigneurs et vassaux. Souvent nommé « féodalité asiatique », dès que le système impérial antique des code (律令制) fut prégnant, le développement final de la féodalité se fait souvent en intégrant comme présupposé « Le système des offices impériaux pour dominer de façon domaniale et publique. »

Pour résumer, la féodalité japonaise se fonde dans son principe sur l’État central impérial, et les seigneurs sont avant tout, du moins nominalement, des officiers de l’empereur, même s’ils sont complètement indépendants, et que l’empereur ne possède plus de pouvoir effectif comme cela a pu être le cas.

En ce sens la situation diffère grandement des seigneurs occidentaux, qui ne se développent non pas sur la matrice d’un système centralisé ancien, mais sur de véritables liens de fidélité d’abord privés qui deviennent publics – avec l’action de l’Église qui promeut la chevalerie, et le devoir politique de justice et de soumission à la loi divine). L’État royal va ensuite se développer en France en parallèle, si on peut dire, du système féodal, avec baillis, présidiaux et autres institutions monarchiques qui ne sont jamais ni confondus ni absorbant de la seigneurie.

Le roi de France est à la fois roi héritier de Clovis, et des empereurs romains et premier suzerain.

Cela fait que le principe de subsidiarité, et on dirait du maintien des particularismes locaux et des privilèges devient une loi coutumière qui s’impose au Roi, et que celui-ci se fait un point d’honneur à respecter : il doit aussi protéger le système féodal et seigneurial, ainsi que chevaleresque.

Au Japon, c’est l’inverse : le système féodal se développe malgré le principe impérial qui périclite dans les faits, laissant les forces centrifuges se développer : mais toujours la domination même locale, même de facto souveraine, ne peut exister que dans la dépendance même nominale à l’État central.

Cet État central n’existe pas au Moyen-âge français : ce qui le remplace c’est la loi divine, qui fait office loi supérieure à laquelle tous se réfèrent.

La seule loi supérieure absolue au Japon est l’empereur et ses codes de loi. En Europe, Dieu est au ciel, avec des ministres sur terre, au Japon, Dieu c’est l’État, incarné dans l’empereur.

Qu’est-ce que cela implique ?

Les principes étant ce qu’ils sont, ils reprennent force avec le temps et on y revient : le phénomène bien connu de centralisation au 16e siècle japonais qui aboutit sur l’époque Edo ne fait que revenir au principe centralisateur (et totalitaire) de l’antiquité.

Ce phénomène se distingue déjà dans les chartes seigneuriales des grands potentats du 16e, qui s’évertuent, selon un topos historiographique encore souvent traité au Japon, à soumettre leur « groupe vassalique 家臣団 », en interdisant absolument et sévèrement les multiples liens vassaliques. Le « vassal » devient plus un « esclave public », certes puissant, mais complètement soumis à son maître, là où le vassal chrétien peut avoir plusieurs fidélités, avec une lige, et ces histoires doivent être conservées même contre l’action du roi ou des grands. Le noble se fait un point d’honneur à honorer non pas toutes les volontés du seigneur, mais toutes les bonnes volontés, justifiées, et dans l’ordre tant divin, moral que naturel, de son seigneur.

Cela est illustré en creux par la révolution française : malgré toute l’historiographie sur la centralisation monarchique, le principe de subsidiarité, incarné par la féodalité, empêchait absolument toute émergence d’un État centralisé de type totalitaire, uniformisé, et fondé sur le positivisme juridique, comme c’est le cas de l’État japonais en fait de tout temps (simplement, à la période féodale ces principes ne sont que peu appliquées, ou plutôt surtout appliquées au niveau du « domaine » seigneurial) : d’où la révolution française, parangon de cet État uniformisé, centralisé, positiviste juridiquement, qui, en balayant la royauté, et donc la féodalité qui lui était intrinsèquement lié, a pu permettre cette unification moderne.

La même unification moderne au Japon, quoi qu’ayant eu son lot de violence, et pas des moindres, n’est pas allée contre les principes qui étaient là et qui n’ont jamais disparu ni des institutions ni des pratiques ; il suffisait de les réappliquer de façon cohérente et extensive.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que pour parvenir à cette centralisation totalitaire il a fallu exterminer les Chrétiens japonais, qui étaient facteurs de l’émergence d’institutions chrétiennes, allant contre l’abus de pouvoir si moderne, et si païen, du positivisme juridique faisant de la volonté du souverain (que ce soit un empereur ou le peuple) l’absolu, contre toute loi supérieure.

Tout cela mériterait d’être plus amplement analysé et approfondi, d’autres le feront.

Nous nous sommes bornés pour l’instant à mettre le doigt sur la différence qui nous semble fondamentale dans la nature des féodalités au Japon et en France, qui trouve sa source dans la christianisation ou non des institutions, ici en l’espèce le principe de subsidiarité.

Sans christianisme, l’État central fort reste le fondement de la société, et quoique superficiellement féodal, la société médiévale japonaise gardait les ferments de cette domination centralisée, totalitaire, servile, contre une domination chrétienne du pouvoir comme service, limitée par des principes supérieurs, et devant protéger les particularismes locaux.

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France

Paul de Lacvivier

1Toutes ces problématiques sont exposées en particulier dans la magistral ouvrage suivant. Eric BOURNAZEL, Jean-Pierre POLY (dir), Les féodalités, PUF, 1998.

2Yukihiko SEKI, La Naissance des guerriers (武士の誕生), Koudansha Gakujutsu Bunko, Tokyo, 2013, p.27.

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