Idées

Loi Le Chapelier, loi liberticide

Au XVIIIème siècle, l’économie politique triomphe. Soudainement focalisés sur les questions de la productivité et du calcul, un certain nombre d’esprits enclenchent le processus qui conduira au « désenchantement du monde[1] ». Le libéralisme est à l’œuvre et avec lui son corollaire obligé, le libre-échangisme : désormais, c’est le marché, et lui-seul, qui doit dicter sa loi issue de la seule rencontre de l’offre et de la demande dans un contexte général de concurrence favorisée. Car c’est de la fameuse « main invisible » que, désormais, découleront les orientations des comportements. Jean-Jacques Rousseau prône ainsi l’initiative individuelle, le marché et la propriété privée ; Diderot, la division du travail dans les manufactures. Pour Turgot, l’artisanat est en déclin et la modernisation de l’économie passe par le développement de grandes entreprises et de l’emploi ouvrier ; la société industrielle moderne n’est plus qu’entrepreneurs et ouvriers : « toute entreprise de trafic ou d’industrie exige le concours de deux espèces d’hommes ; d’entrepreneurs qui font les avances des matières premières, des ustensiles nécessaires à chaque commerce ; et de simples ouvriers qui travaillent pour le compte des premiers, moyennant un salaire convenu. Telle est la véritable origine de la distinction entre les entrepreneurs ou maîtres et les ouvriers ou compagnons, laquelle est fondée sur la nature des choses[2] ». Et la grande entreprise revendique la liberté d’entreprendre. Influencés par ce libéralisme du siècle des lumières, les révolutionnaires de 1789 veulent rompre définitivement avec l’Ancien Régime. Cette volonté va se traduire, d’une part, par le décret d’Allarde des 2-17 mars 1791 qui supprime les corporations en vue de faciliter la concurrence et permettre aux ouvriers de créer leur propre entreprise. Les privilèges attribués à une profession doivent, en effet, disparaître car ils entravent la liberté d’entreprendre. Et, d’autre part, par son prolongement, la loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791.   

Dès le début de la révolution, les coalitions ouvrières, associations occasionnelles de défense des droits, manifestent de manière de plus en plus virulente pour obtenir des augmentations de salaires et de meilleures conditions de travail. Les charpentiers, surtout, réclament un salaire journalier minimum. Ils ont élaboré une sorte de contrat collectif et demandent à la municipalité de Paris de le faire accepter par leurs employeurs. La municipalité refuse et réclame l’intervention de l’assemblée constituante. C’est dans ce climat agité que le 14 juin 1791 s’engagent, devant cette même asssemblée, les débats qui précèderont l’adoption de la loi dite Le Chapelier, du nom de son rapporteur, avocat Rennais au parlement de Bretagne puis député aux États généraux de 1789, présidant l’assemblée lors de la nuit du 4 août. « Il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général[3]». Ainsi en décide la loi les 14-17 juin 1791.  Désormais, en France, les assemblées professionnelles sont interdites. Proscrivant le régime général d’exercice collectif des métiers ouvriers (les corporations), ainsi que toutes les réglementations sociales particulières, et par conséquent le régime de dérogation des manufactures privilégiées, cette loi réduit à néant les corps et communautés de métiers, laissant la place à l’individualisme et la cristallisation des rapports sociaux en un affrontement entre les ouvriers et leurs patrons, affrontement qui tournera de façon dramatique, à l’avantage des seconds. Inspirée par Rousseau et le libéralisme, la loi Le Chapelier détruit des libertés fondamentales entraînant des effets désastreux. Conduisant à son abrogation, ces effets, plus d’un siècle après, n’ont, cependant, pas complètement disparu.

I Les motifs d’une loi « révolutionnaire » au contenu liberticide

         Imprégnée de Jean-Jacques Rousseau et du libéralisme, la loi Le Chapelier présente le paradoxe suivant que de provoquer la destruction de libertés fondamentales.

A/ Une inspiration Rousseauiste et libérale

Rejetant les corps intermédiaires, pourtant chers à Montesquieu, et se situant dans le droit fil de la nuit du 4 août 1789, la loi affirme en son préambule qu’il « n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de coopération ». Très fortement inspirée de Rousseau, la loi reprend d’ailleurs des passages entiers du Contrat social dans l’exposé de ses motifs. Toute coalition doit être perçue comme une déformation et, dans certains cas, une perversion de la volonté générale qui ne doit rencontrer aucun obstacle sur sa route. Entre le citoyen et l’Etat, rien n’existe ! Car, dès lors qu’il existe des corps intermédiaires, ceux-ci constituent autant de coins enfoncés dans l’indivisible association volontaire que représente la Nation. Seul compte l’intérêt général auprès duquel les intérêts particuliers ne doivent prospérer. En effet, « quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne[4] » écrit J-J. Rousseau. « Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’Etat : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes ; mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin, quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier[5]». Il importe, pour bien obtenir l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. Pour garantir la défense des droits des citoyens, il faut donc briser les liens qui les unissent les uns aux autres. Par conséquent, il faut anéantir les associations. Car l’Etat est la seule association possible et, en tant que tel, l’Etat ne doit permettre la constitution d’aucun autre groupement que lui-même. Dès lors, il est indispensable d’empêcher les ouvriers de se regrouper pour mieux défendre leurs intérêts et cela peut être obtenu en abolissant purement et simplement le droit d’association des travailleurs. Au final, l’essence de cette loi est bien liberticide. Et que l’on ne vienne pas arguer des nécessités du temps, de la présence d’un mouvement contre-révolutionnaire ou d’un autre motif plus ou moins louable d’apparence, il n’est pas, il ne peut pas être dans l’essence d’une loi de détruire une liberté. C’est pourtant ce que fait la loi Le Chapelier qui piétine la liberté d’association, liberté publique s’il en est, droit de l’homme par excellence pourtant affirmé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, aujourd’hui constitutionnellement garantie.

B/ Un contenu liberticide

La loi Le Chapelier n’a, ni plus ni moins, pour but de détruire la constitution française (Art. 1). D’emblée, apparaît l’esprit de la loi qui est celui de «table rase », propre aux révolutionnaires français, pourtant soigneusement vilipendé par la suite par un Portalis, chargé par un Bonaparte devenu Napoléon d’écrire un corps de lois civiles appelées à devenir la constitution d’une France qu’il fallait reconstruire après la dévastation des guerres internes et extérieures qui l’a meurtrirent. Il faut tout détruire, tout faire disparaître, ne rien laisser subsister dans la démesure d’une obsession de « néantisation » du passé, de régénération du présent. Le changement est à l’excès, l’esprit révolutionnaire à l’emballement. Les chevaux ont reçu le fouet au sang et le fiacre est lancé dans une course folle dont à ce moment-là, plus rien ne peut l’arrêter.  Et comme les corporations sont présentées comme étant « une des bases fondamentales la constitution française » maintenant à abattre, il faut, naturellement, les anéantir également. La loi est donc radicale dans son contenu : il s’agit de faire disparaître «toutes espèces de corporations des citoyens du même état ou profession » (Art. 1 de la loi), d’interdire de défendre leurs « intérêts communs » que la loi qualifie d’ailleurs de « prétendus » tant elle s’en défie (Art. 2). Et d’ailleurs, au-delà, l’expression même de ces intérêts devient interdite, car nulle et irrecevable par les autorités de la république. Ainsi, « il est interdit à tous les corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition pour la dénomination d’un état ou profession, d’y faire aucune réponse ; et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller soigneusement à ce qu’il ne leur soit donné aucune suite ni exécution ».( Art. 3.). De même, les citoyens d’un même état ou d’une même profession, les entrepreneurs, les ouvriers et compagnon ne pourront « se nommer ni président, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements » en la matière » (Art. 2).

Quel motif justifie donc une interdiction aussi violente ? L’instauration du libéralisme économique, bien sûr, libéralisme qui, seul, est conforme à cette nouvelle constitution que les révolutionnaires entendent vouloir pour la France. Et c’est au nom des principes de liberté et de la constitution que sont déclarées « inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l’homme » et, par voie de conséquence, « nulles », les délibérations des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, les délibérations, ou les conventions « tendant à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux » (Art. 4). Tout cela paraît parfaitement logique, la lutte contre les monopoles et les ententes semblant justifier parfaitement que les corporations ne puissent plus demeurer le réceptacle de ces pratiques anticoncurrentielles. Et pour s’assurer qu’elle soit bien respectée, la loi prévoit un impressionnant dispositif coercitif. Les corporations étant interdites, il sera, de même, « défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit » (Art. 1). Toutes les délibérations, les conventions des citoyens relatives aux prix sont nulles et « les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles ». Les auteurs, chefs et instigateurs, qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune, condamnés chacun à une peine de 500 livres d’amende ainsi que d’une suspension pendant un an de l’exercice de tous leurs droits et de l’interdiction d’entrée dans toutes les assemblées primaires (Art. 4). Ils sont aussi écartés de tous les ouvrages publics et tous les corps administratifs et municipaux devront faire respecter cette interdiction « à peine par leurs membres d’en répondre en leur propre nom » (Art. 5). Les sanctions s’aggravent en cas de revendication par affichage. Les peines sont alors d’une amende de 1000 livres et de trois mois de prison (Art. 6). Les menaces ou violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie, sont qualifiés de crimes et sont punis « suivant la rigueur des lois, comme perturbateurs du repos public » (Art. 7). Et pour finir les attroupements que la loi qualifie, d’ailleurs, de séditieux risquent la dispersion par la force, leurs auteurs étant punis avec toute la rigueur de la loi et les émeutiers qui sont qualifiées de criminels, sont condamnés comme  « perturbateurs du repos public » (Art 7 et 8).  Désormais seront donc proscrits toutes les organisations ouvrières, notamment les corporations des métiers, les associations ouvrières, le compagnonnage mais également les rassemblements paysans et les pétitions au nom d’une profession, les délibérations destinées à fixer les prix ou les salaires, le tout sous peine de sanctions particulièrement lourdes pour des individus qui, dans leur quotidien, trouvent à peine de quoi vivre. En somme, la loi Le Chapelier interdit le rétablissement des corporations, interdit les associations professionnelles et la formation de coalitions ; elle interdit, pour quasiment la totalité du siècle suivant, toute manifestation, toute grève et toute constitution de syndicats. Elle supprime le droit de coalition pour le remplacer par un délit du même nom, gravement sanctionné. Mais ignorante des réalités du monde du travail et à l’opposé de ses objectifs annoncés, la loi va provoquer, au contraire, une aggravation importante des inégalités et l’isolement définitif d’un ouvrier rendu, par la loi, incapable de défendre ses droits. Et ses effets en seront désastreux.

II Les effets désastreux d’une loi aujourd’hui abolie

A/ la destruction de l’apprentissage et de la formation

Avant la révolution, la formation est prise en charge par les corporations. Avec la disparition des corporations du fait de la loi Le Chapelier, disparaît aussi la formation. Contrairement à bon nombre de pays européen, la république décide de séparer l’entreprise et l’enseignement technique. Privant les enfants et les adolescents de la protection que leur accordaient les statuts issus des corporations, ceux-ci se retrouvent isolés, face à un employeur qui n’est plus préoccupé que par son intérêt et celui de son entreprise et peut se retrouver aveuglé. Dans ce contexte, l’apprentissage n’est plus régi que par un contrat individuel conclu entre l’apprenti et son maître d’apprentissage. Les résultats en seront dévastateurs et la situation dégénèrera en une crise de l’apprentissage qui perdure encore aujourd’hui. En clair, la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde, en supprimant les corporations, provoquent la remise en cause de l’apprentissage qui ne cessera de se dégrader tout au long du XIXème siècle, laissant place à l’esclavage des enfants jusque dans les années 1880. Le contrat d’apprentissage a disparu et ne réapparaîtra qu’en 1851 avec la première loi sur l’apprentissage, et encore, de manière balbutiante. Ce n’est qu’avec la loi du 4 juillet 1919, dite loi Placide Astier, que l’apprentissage s’organisera véritablement avec plus de 40 000 apprentis.

Quant à la formation et en dépit des incantations de Condorcet[6], le droit à la formation sera absent pendant toute la première moitié du XIXème siècle. Limitée à quelques initiatives (1815, classes d’adultes de Guizot ; 1819, création du C.N.A.M. ; 1825, création d’un cours de géométrie et de mécanique à destination des chefs et sous-chefs d’ateliers ; 1831, apparition de cours d’adultes dans les mairies de Paris), la formation a presque totalement disparu. Pourtant, au XIXème siècle, les innovations techniques sont majeures et entraînent des bouleversements dans l’organisation et les techniques de travail. Le chemin de fer apparaît puis l’industrie chimique, gazière, la production pétrolière et, plus tard, la construction automobile. Dans ces conditions, l’adaptation des ouvriers à l’évolution de leur travail est indispensable et urgente. Elle est pourtant inexistante. La spécialisation est absente, la qualification demeure faible, la dépendance à l’égard de la machine est totale. La sécurité se dégrade considérablement : l’usine est insalubre, la machine dangereuse, les produits toxiques, les ouvriers livrés à eux-mêmes. Les maladies et accidents professionnels se multiplient. Et parallèlement, la santé est au travail est complètement négligée, passée sous silence, peu étudiée, reléguée au néant par la question devenue centrale de la productivité. Dès sa création en 1802, le Conseil de salubrité de Paris témoigne d’une infernale indifférence à l’égard des affections qui frappent les ouvriers. Dans ces conditions, nulle information, ni encore moins prévention. L’ouvrier est aux prises avec des conditions de travail dont, la plupart du temps, il est soigneusement tenu dans l’ignorance de la dangerosité ; notamment dans la chapellerie, la dorure sur métaux tellement exposée aux ravages du mercure ou encore dans l’industrie de la céruse accusée de provoquer la sinistre colique du plomb. Le primat de la productivité à court terme, l’intérêt pour le développement économique et ses formidables promesses d’enrichissement mais aussi la méfiance à l’égard des dires des ouvriers et le mépris ou l’indifférence à leur endroit l’emportent. Et si la mauvaise santé des ouvriers, que l’on finit par ne plus pouvoir ignorer, finit par être abordée, c’est sous l’angle seulement de ses causes sociales et non professionnelles[7]. Devant cette dégradation constante des conditions de travail, il faudra attendre la loi du 8 novembre 1892 pour voir érigées des mesures en matière de sécurité au sein des établissements faisant travailler des femmes et des enfants et celle, fameuse, du 9 avril 1898 portant sur la responsabilité des employeurs dans les accidents du travail liés à la multiplication des machines ainsi qu’à la concentration des hommes dans des locaux inadaptés. La théorie des risques bâtie par les juristes de droit civil est une réponse bien tardive à l’exploitation dangereuse de la force de travail des hommes et en tout cas, toujours pas de nature à empêcher Coupeau, distrait par sa fille Nana, de tomber de son toit sous les yeux de son épouse Gervaise en invoquant Dieu d’une voix étouffée[8]

B/ La condition terrible des ouvriers

Supprimant toutes les communautés d’exercice collectif des professions, la loi Le Chapelier a pour effet de détruire les guildes, corporations et groupements d’intérêts particuliers, mais aussi, du même coup, les usages et coutumes de ces corps. A la suite de la mise en place massive d’un prolétariat industriel, caractéristique de l’évolution sociale du XIXème siècle, les rapports entre les patrons et les ouvriers sont profondément modifiés. Le contrat qui unit l’employeur au salarié ne connaît aucune définition légale et, devenu tout-puissant, le patron peut alors, s’il l’entend, opprimer l’ouvrier et cela d’autant plus facilement que ce dernier est isolé par une loi qui le prive de toute capacité d’action et de réaction pour faire entendre ses revendications et se défendre. Au lieu d’atténuer les effets de la révolution industrielle, la loi va, au contraire, en augmenter les effets, dévastateurs en matière sociale. Aggravant la loi martiale, la loi Le Chapelier criminalise le mouvement ouvrier, livré maintenant à l’oppression croissante d’un certain patronat.

Rencontrant une opposition grandissante, la loi soulèvera, certes, la désapprobation de l’opinion mais aucunement celle des membres à l’Assemblée, trompée d’emblée par l’argumentaire de Le Chapelier ; celui-ci n’hésitera pas, en effet, à présenter les mouvements ouvriers luttant contre l’augmentation du prix de la journée pour tous dans une même branche professionnelle comme animés de la volonté de restaurer les corporations ; constituant, dès lors, autant de menaces pour l’ordre public, tout droit d’action sociale devait leur être enlevé : “plusieurs personnes ont cherché à reconstituer les corporations anéanties ainsi parle Le Chapelier, en formant des assemblées d’arts et de métiers (…).  Le but de ces assemblées (…) est de forcer les entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres, à augmenter le prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’amiable, de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre au taux de la journée de travail fixé par ces assemblées et autres règlements qu’elles se permettent de faire. On emploie même la violence pour faire exécuter ces règlements : on force les ouvriers de quitter leurs boutiques, alors même qu’ils sont contents du salaire qu’ils reçoivent. Il n’y a plus de corporations dans l’Etat, conclut-il, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation“.  Dès la naissance, le débat est faussé et la cause est acquise sans résistance. Seule une question, celle de Gaultier-Biauzat, viendra troubler cette tacite unanimité : « je pense que ce projet est de trop haute importance pour qu’il puisse être adopté à l’instant même, et je crois convenable que l’Assemblée se donne le temps de la réflexion…un simple renvoi à la séance de demain. Par exemple, à la simple lecture qui vient d’être faite du décret, j’ai cru entrevoir quelques discordances entre l’article qui interdit des assemblées de personnes qui se trouveraient avoir la même profession et les décrets constitutionnels sur la liberté de tenir des assemblées. Sans doute, les individus de même profession ne doivent jamais se coaliser ; mais s’ils se rencontrent en société (…) Je désirerai qu’on ne porte pas atteinte à la liberté qu’on a de s’assembler quelquefois. » Question à laquelle Le Chapelier coupera court immédiatement, toujours au prétexte tronqué de l’urgence et du danger : « il serait très imprudent d’ajourner le projet de décret que nous vous présentons, car la fermentation est aussi grande dans les villes de province qu’à Paris, et il est très important qu’il soit très rapidement adopté. Je crois que nous ne pouvons pas mettre trop de célérité pour éclairer les citoyens. » Bien évidemment, la proposition est immédiatement repoussée par l’Assemblée qui décide l’examen immédiat article par article et c’est presque sans discussion que tous les articles de la loi seront adoptés.

Pourtant, Marat dont on connaît le mot : « Nous sommes à Paris vingt mille ouvriers qui ne nous laisserons pas endormir par la bourgeoisie », dénonce « les employeurs qui ont enlevé à la classe innombrable des manœuvres et des ouvriers le droit de s’assembler pour délibérer en règle sur leurs intérêts[9] ». Leur but est bien d’ « isoler les citoyens et les empêcher de s’occuper en commun de la chose publique ». Car désormais, seuls les entrepreneurs sont valorisés, procurateurs de ce travail qui permet à l’ouvrier, à peine, de vivre. La liberté du commerce et de l’industrie est totale et ne rencontre plus de limite, instituant, notamment, le droit d’exploiter les manufactures sans réglementation. Les résultats en seront déplorables. De l’aveu même de l’Institut CGT d’histoire sociale, dont pour le moins que l’on puisse dire, on ne peut douter d’accointance quelconque avec la pensée monarchiste, les conséquences de la loi Le Chapelier seront immenses et graves : «une masse croissante de travailleurs va connaître les ravages de la paupérisation qui se développe dans le sillage de la grande industrie, alors qu’elle subit les terribles conséquences de la Loi Le Chapelier. Celle-ci, en frappant d’interdit toute coalition ou association, a considérablement freiné le développement des structures organiques capables de médiatiser les aspirations à la solidarité collective, alors même que les rapports sociaux sont considérablement bouleversés. » Et encore, « pour les ouvriers, les fruits de la Révolution sont amers. La conception de la liberté du travail imposée par les Constituants a sensiblement déséquilibré les rapports entre les patrons et les ouvriers. Ces derniers, désormais privés de toute structure d’entraide ou de résistance, sont à la merci de tous les dérèglements du marché du travail ». L’oppression est sans limite. Emblématique de cette situation est la situation sociale effrayante des enfants de ce XIXème siècle, pourtant souvent dénommé comme étant celui des progrès, traversant une société enorgueillie des lumières. Quelques rappels suffiront à décrire l’innommable traitement infligé à ceux qui sont les plus faibles parmi les plus faibles : à ce siècle et dès l’âge de 4 ans, l’usine exploite les enfants aux travaux que les machines ne peuvent exécuter à cette époque. Le travail est encouragé par les patrons : les enfants sont de petite taille, ils sont habiles et surtout rémunérés trois à quatre fois de moins que leurs parents dont, bien souvent, les salaires ne sont déjà pas suffisants pour vivre. Les conditions de travail de ces enfants sont inhumaines. Ce n’est qu’en 1841 que la loi du 22 mars interdit le travail des enfants de moins de huit ans et doit limiter la journée de travail à huit heures pour les 8-12 ans ainsi qu’à douze heures pour les enfants de 12 à 16 ans. Le travail de nuit (9 heures du soir-5 heures du matin) est interdit aux moins de 13 ans et pour les plus âgés, deux heures comptent pour trois. Jusqu’en 1851 en France, la journée de travail d’un enfant peut, en toute légalité, dépasser 12 heures. Le 24 avril 1874, une enquête parlementaire s’ouvrira sur les conditions de travail en France qui débouchera, en 1874, sur la création de l’Inspection du travail, chargée de veiller au respect des lois sociales et sur la promulgation d’une loi interdisant le travail des enfants de moins de 12 ans. Et pourtant, jusqu’en 1891, la durée maximum de travail dépasse 10 heures quotidiennes à 13 ans, 60 heures hebdomadaires entre 16 et 18 ans et les enfants pourront légalement exécuter des travaux dangereux jusqu’au décret du 21 mars 1914. Les droits des salariés reculent de manière considérable : ainsi, le 21 mars 1804, l’article 1781 du Code civil stipule qu’en cas de litige sur le salaire, la parole du maître l’emporte sur celle de l’ouvrier devant les tribunaux : l’infériorité légale de l’ouvrier face à l’employeur est consacrée par la loi. Si, le 18 mars 1806, les premiers conseils de prud’hommes sont créés, en revanche, les ouvriers n’y sont pas admis. Exclus de la sphère judiciaire, les ouvriers sont rejetés dans l’illégalité, contraints et forcés. Car, dans le même temps, cette loi provoque, dès 1800, la formation de ligues privées de défense, appelées syndicats, et des grèves, qu’elle permet de réprimer pendant presque tout le XIXe siècle. Entre 1825 et 1862, on dénombrera près de 10 000 ouvriers emprisonnés pour faits de grèves dont plus d’une centaine seront condamnés à plus d’un an de prison[10]. Et loin d’emboîter le pas à la sévérité d’un législateur davantage préoccupé d’ordre et de paix publics que de justice sociale, l’analyse des décisions rendues montre des magistrats compréhensifs et témoignant plutôt d’une indulgence à l’égard d’ouvriers égarés, voire d’une sensibilité certaine à l’égard de la dureté de leur condition et de la légitimité de leurs demandes.

 Comme si cela ne suffisait pas, la loi sera complétée par toute une série de textes : la loi des 26-27 juillet-3 août 1791 sanctionnant les attroupements contre la liberté du travail et de l’industrie ; le décret du 29 nivôse an II autorisant l’arrestation des ouvriers coalisés. Le 12 avril 1803, la loi sur la réglementation du travail dans les manufactures et les ateliers renouvelle l’interdiction des coalitions ouvrières. Le 1er décembre 1803, le livret ouvrier permettant à la police et aux employeurs de connaître la situation exacte de chaque ouvrier. Tout ouvrier voyageant sans son livret est réputé vagabond et condamné comme tel. De son côté, le délit de coalition est réaffirmé dans les articles 414 et 415 du Code pénal de 1810. Toute coalition ouvrière tendant à la cessation du travail ou à la modification des salaires est réprimée très sévèrement. Le 15 mars 1849, une nouvelle loi est votée contre les coalitions ouvrières et patronales. Par ailleurs, les coopératives ouvrières, développées à partir de 1834, sont considérées (hormis une brève période sous la Deuxième République, en 1848) comme des coalitions jusqu’à la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés, qui leur reconnaît un statut légal. En février 1810, l’Empire dotera la France d’un nouveau Code pénal lequel contiendra notamment en ses articles 414 et 415 la répression du délit de coalition. La deuxième République ne sera pas plus tendre puisque si la loi du 15 mars 1849 confirme l’interdiction des coalitions ouvrière, elle y adjoint la prohibition de celles des patrons ; le 27 novembre de la même année, la loi rappelle l’interdiction des grèves. Sous le Second Empire, la loi du 25 mai 1864 modifie les articles 414 et 415 du Code pénal pour ne retenir que l’entrave au libre exercice de l’industrie ou du travail mais aussi et surtout pour maintenir l’interdiction de la grève. Bien que dirigée autant contre les patrons que contre les ouvriers, ce sont uniquement les derniers qui auront à en souffrir de la loi Le Chapelier. Car bien qu’ils soient également interdits, la loi ne parvient pas à empêcher la formation de véritables syndicats patronaux qui, quant à eux, ne verront aucun obstacle se dresser sur leur route. De même, la loi ne pourra pas, non plus, empêcher l’organisation de sociétés de compagnonnage. Placés dans l’impossibilité de défendre collectivement leurs intérêts, les ouvriers majoritaires quantitativement demeureront minoritaires socialement face à une coalition de patrons sachant imposant leur politique d’entreprise. Du coup, repoussant le mouvement ouvrier dans la clandestinité, la loi Le Chapelier aura pour conséquence funeste de le contraindre à la radicalisation tout en favorisant la collusion entre le pouvoir politique et le patronat.

Parce qu’affectée de failles profondes dès son origine, dictée par les circonstances, cette loi ne pouvait être promise à autre chose qu’à la sa disparition comme son auteur principal d’ailleurs, lui-même tristement guillotiné sous la terreur, dès 1791 non sans avoir, au préalable, pris position en faveur de l’attribution du droit de vote aux seuls propriétaires et s’être opposé à l’abolition de l’esclavage, soutenant ainsi les négriers de Lorient et de Nantes. La loi Le Chapelier a été abrogée en deux temps : le 21 mars 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui légalise les syndicats et le 25 mai 1864, par la loi Ollivier qui abolit le délit de coalition. « Loi terrible » pour Jean Jaurès, « erreur fondamentale » pour Emile Ollivier, la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 a profondément marqué le syndicalisme et les relations sociales en France et ce n’est qu’en 1884, soit presqu’un siècle plus tard, que l’interdiction qu’elle posait sera levée. Malgré tout, le droit de grève demeurera interdit et la cessation concertée du travail, un motif de résiliation unilatérale du contrat de travail pour faute et de répression pénale. Le syndicalisme français ne se remettra pas de la loi Le Chapelier : il ne sera jamais vraiment reconnu comme interlocuteur valable par des employeurs, eux-mêmes peu organisés, qui avaient pris l’habitude de ne traiter qu’avec des individus… Et, a contrario, si les pays d’Europe du Nord, germanique ou scandinaves, connaissent un syndicalisme puissant, c’est sans doute parce que le développement du capitalisme s’y est produit sans rupture brutale avec la tradition corporatiste. D’où des systèmes de relations sociales où les “corps intermédiaires” jouent un rôle beaucoup plus important qu’en France.

François des Millets


[1] M. WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Presses Électroniques de France, 2013.

[2] A-R-J. TURGOT, Œuvres de Mr. Turgot, ministre d’état : précédées et accompagnées de Mémoires et de notes sur sa vie, son administration et ses ouvrages …, Paris, A. Belin, 1809, p. 340.

[3] I. R. G. LE CHAPELIER, « Rapport sur les assemblées de citoyens du même état de profession, (14 juin 1791) », cité in Les Orateurs de la Révolution française, tome 1, les Constituants, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 428-432.

[4] J-J. ROUSSEAU, Le contrat social, Œuvres complètes de J.J. Rousseau, A. Houssiaux, Paris, 1852, p. 650.

[5] J-J. ROUSSEAU, Le contrat social, Œuvres complètes de J.J. Rousseau, A. Houssiaux, Paris, 1852, p. 650.

[6] M-J-A-N. CARITAT, marquis de CONDORCET, Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique. Présentation à l’Assemblée législative : 20 et 21 avril 1792.

[7] R. L. VILLERME, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de

coton, de laine et de soie. (1840)

[8] E. ZOLA, Les œuvres complètes, Bernouard, Paris, p. 119.

[9] MARAT, L’Ami du Peuple n°493, 18 Juin 1791.

[10]  M. PIGENET, D. TARTAKOWSKY, Histoire des mouvements sociaux en France : De 1814 à nos jours, La Découverte, Paris, 2014.

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