Editoriaux

Anthropologie politique. Une société anti-humaine. Le lien professionnel

Le lien professionnel constitue le troisième lien naturel de tout homme en ce sens que c’est par cette attache qu’il s’inscrit dans les structures économiques qui lui permettent d’assurer sa vie matérielle. Que l’homme mène une vie pastorale de subsistance, isolé dans une région de hauts plateaux, ou qu’il soit analyste financier dans un centre urbain majeur, qu’il soit médecin libéral, ou membre d’une chaîne de montage automobile, il est inscrit dans un tissu économique qui organise les rapports matériels de l’humanité.

Cet enracinement dans le travail, non seulement est un besoin indispensable à la vie, mais c’est aussi une part de l’identité de l’homme. Il passe au travail la plus grande partie de sa vie, il y côtoie au moins la majorité des personnes de son quotidien, il y assume des missions qui constituent la reconnaissance sociale dont a besoin son équilibre psychologique. De même, ce travail lui permet de se positionner dans la société, mais aussi de disposer des fonds nécessaires à son quotidien ; et lorsque le salaire est digne, il y trouve également de quoi assurer son avenir, bon ou mauvais (achat d’une maison, ou traitement d’une maladie longue).

Jusqu’au début du XIXe siècle, pour la plupart des hommes, le travail était indissociable de l’appartenance sociale, familiale et territoriale. Lorsqu’on était artisan, paysan ou commerçant dans une communauté villageoise, le métier faisait partie de la petite patrie qu’est le village et il s’insérait dans sa sociabilité relativement étroite. Le métier était le même toute la vie du travail. Dans les villes, le commerçant, l’artisan, l’ouvrier étaient membres de corporations, c’est-à-dire d’organisations professionnelles qui donnaient leurs règles au métier, en contrôlaient l’entrée ou la sortie de travailleurs, leur progression hiérarchique dans la profession, les règles de production et d’échange, mais aussi la mise en place de caisses de secours mutuel. Toute la vie professionnelle du travailleur était organisée par la corporation, donc. Les professions libres de toute tutelle étaient l’agriculture, tout à fait insérée en fait dans le tissu villageois ou la propriété seigneuriale, et la banque ultra-minoritaire. Là encore, on changeait peu de métier durant la vie.

Ces conceptions économiques sont celles de l’Europe antique et médiévale, il serait insensé de vouloir les faire ressurgir telles quelles. En outre, leur rigidité était préjudiciable à la liberté d’entreprendre et celle de déplacement. Elles avaient cependant l’immense mérite de protéger le travailleur et de lui donner des repères sociaux, économiques et identitaires aisés.

Depuis les révolutions politiques de la fin du XVIIIe siècle et la révolution industrielle du début du XIXe siècle, on a assisté à la désagrégation du tissu professionnel. Le travailleur est avant tout devenu un individu seul, dont les relations prioritaires sont celles entretenues avec son employeur ou son employé et non plus avec la communauté de travail du métier dans son ensemble. La fin des corporations et leur non remplacement pendant plusieurs décennies ont créé ce terrible isolement qui a brutalement fait s’effondrer les structures hiérarchiques des métiers, mais aussi les enracinements territoriaux et les logiques familiales qui s’étaient créées en leur sein. Si ce chamboulement a permis les enrichissements formidables de cette période, il a aussi donné naissance à un système d’exploitation industriel qui ne s’était jamais vu, à l’exception peut-être des esclaves agricoles des latifundia romaines de l’antiquité…

La reconstitution des syndicats professionnels s’est faite selon la logique d’isolement née au XIXe siècle. C’est-à-dire que ces syndicats ne sont plus par métiers, mais représentent les employés d’un côté, les cadres d’un autre, les employeurs dans un troisième camp et créent une opposition interne à la profession qui ne devrait pas avoir lieu, puisque le bien commun de ces trois groupes est justement l’entreprise ou le métier. Ces oppositions entretiennent le schéma d’exploitation individualiste né au XIXe siècle, préjudiciable au sens des hiérarchies mais aussi aux solidarités internes à la vie professionnelle. Rares sont les pays ou les métiers qui ont su passer outre cette division pour reconstituer d’authentiques ordres professionnels englobant tous leurs membres et les faisant dialoguer ensemble pour le bien du métier.

A cette institutionnalisation de la lutte s’est ajoutée la volatilité professionnelle : un homme, si contrairement aux légendes actuellement répandues, restera toute sa vie dans le même secteur économique, changera plusieurs fois d’entreprise et parfois de lieu d’habitat à cause du changement d’emploi, augmentant son déracinement. Là encore, cette mobilité professionnelle touche différemment les milieux sociaux. Voulue souvent par les cadres supérieurs d’entreprises et s’inscrivant dans un schéma purement individualiste de progression de carrière, elle est subie le plus habituellement par les simples employés, ce qui augmente leur fragilité sociale, en la triplant du déracinement géographique et de l’instabilité familiale.

Cette volatilité est sans doute inévitable dans l’état actuel de la vie économique, mais ses conséquences sont rendues désastreuses par l’absence de structures réellement protectrices au sein de la profession. En effet, un syndicat protège les intérêts catégoriels immédiats de son adhérent, mais il ne veille pas au bien commun de la profession toute hiérarchie professionnelle confondue, et donc il n’assure pas la réelle protection de long terme de son adhérent dans la négociation qui aurait pu permettre de lui conserver son emploi sous un régime différent, ou qui aurait pu le reclasser dans une autre entreprise du même métier et de la même commune, etc.

En outre, cette opposition frontale des différents groupes professionnels, en entretenant la lutte stérile, a contribué à décrédibiliser les syndicats, jugés de moins en moins utiles et perdant donc leurs adhérents. C’est pourquoi le travailleur, aujourd’hui, est dans une situation de plus en plus individualiste et donc de plus en plus fragile pour les employés subalternes. Enfin, la protection sociale en pâtit, puisqu’elle est conçue dans cette logique d’opposition et de rapports de forces, qui fait que les indemnités ou le prélèvement des contributions sont le fruit de négociations nées de ces luttes et non pas de consensus professionnels. Il en ressort qu’elles sont défendues becs et ongles sans souplesse par les syndicats ou les électeurs, selon le régime de protection sociale en vigueur, au détriment de la nécessaire adaptabilité rapide face aux aléas de l’économie, bons ou mauvais. Cette rigidité est préjudiciable tant aux entreprises qu’aux travailleurs. Dans les régimes qui ont souhaité rompre avec cette logique, c’est l’individualisme qui a triomphé et non le consensus professionnel. En conséquence, de nouveau, les plus fragiles sont pénalisés.

Rares sont les États du monde où le mutualisme professionnel organise vraiment la protection sociale, en général pour le plus grand bien tant de l’entreprise que du travailleur.

En France, il existe une polarisation extrême du monde du travail entre l’hyper-individualisme et la crispation sur une protection sociale née de la lutte intra-professionnelle et non du consensus, les deux comportements se retrouvant le plus souvent dans les mêmes personnes ; en France donc, les structures professionnelles sont en rupture avec l’apport nécessaire du travail à l’homme, non pas seulement pour se nourrir, mais pour s’enraciner dans un lieu et un métier, pour développer une sociabilité professionnelle protectrice, points tous nécessaires à l’identité.

A suivre….

Gabriel Privat

Du même auteur :

–          Publié le jeudi 17 septembre 2015 : Anthropologie politique. Une société anti humaine. La Famille

–          Publié le vendredi 16 octobre 2015 : Anthropologie politique. Une société anti humaine. L’enracinement territorial

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