Chretienté/christianophobie

Gloire céleste et pourritures terrestres


L’Apôtre des Gentils conseille aux Corinthiens, dans sa première Epître : « (que) ceux qui usent de ce monde (fassent) comme s’ils n’en usaient pas vraiment. Car elle passe la figure de ce monde. » (VII.31) L’entrée dans le temps pascal, si lumineux et si glorieux, nous fait toucher du doigt, toujours davantage, l’inanité de nos attachements et de nos désirs. Nous oublions si souvent que nous sommes poussière et que nous n’usons de ce que Dieu nous donne que de façon fugitive et temporaire. Les sacrifices consentis durant le Carême auraient dû nous aider à ouvrir les yeux, à nous souvenir que notre carcasse est fragile, que le bonheur est éphémère, que la beauté s’étiole, mais comme nous n’insistons généralement pas beaucoup sur le chemin de l’ascèse, cela nous a échappé en grande partie. Nous nous retrouvons aveuglés par la Résurrection et nous nous cachons dans les ténèbres où nous avons notre séjour habituel. Nous sommes plus attirés par les nourritures terrestres que par la gloire céleste, nous disant chaque matin qu’il sera toujours temps, plus tard, de penser à cette seconde et de s’y préparer sérieusement. Pour l’instant, place au divertissement et aux petites combines pour plus de pouvoir, plus d’influence, plus de mondanité.

                                   Lorsque André Gide, en 1897, publie Les Nourritures terrestres, il ne fait qu’exprimer ce qui sourd déjà largement dans sa génération. Son influence sera considérable, entraînant la jeunesse française dans une quête des plaisirs qui toucha peu à peu toutes les couches de la société. Jean Guéhenno, dans son Journal des années noires, en 1944, dénonce cet engouement gidien en ces termes : « Cette quête des plaisirs, cette jouissance minutieuse et appliquée suppose des rentes, un patrimoine, dénoncerait la fin d’une race. » Gide est désormais très ignoré mais son héritage a produit des fruits empoisonnés qui continuent de nous séduire. Ses nourritures ont pourri. Elles sont devenues des pourritures terrestres. Cervantès faisait dire à Don Quichotte : « Ami Sancho, il faut que tu saches que je suis né, par la volonté du ciel, en ce présent âge de fer, afin d’y faire revivre celui d’or, ou le Doré, comme on a coutume de le nommer. » Qui, aujourd’hui, dans notre pays, va reprendre le flambeau pour brûler les moulins trompeurs, pour détruire la pourriture ambiante, pour conduire les regards vers la Résurrection et non point vers les œuvres de mort et de plaisir ?

                                   Il existe un vide, une absence à combler. Si l’autel reste vide, si le trône demeure inoccupé, les regards finissent par s’égarer et par se poser sur ce qui est menteur. Souvenons-nous que le peuple d’Israël perdu dans le désert se forgea un Veau d’or lorsque Moïse le quitta pour rencontrer Dieu sur l’Horeb. Lorsqu’un peuple se croit abandonné, il se crée des idoles à sa mesure. Ceux qui résistent parce que saisis d’horreur devant la folie, l’écorchage systématique de la beauté et de la vérité, l’équarrissage des racines et de la Tradition, sont alors montrés du doigt, poursuivis, réduits au silence, éliminés parce que mettant en danger cet accord social, collectif de se regrouper autour du vide, d’adorer l’éphémère, de servir l’inutile. Le monde n’aime pas ceux qu’il nomme « prophètes de malheur » Le Christ a été mis à mort pour cela, Lui qui annonçait la destruction du Temple de Jérusalem et promettait la reconstruction à travers sa Résurrection. Nous n’avons toujours pas compris ce qu’Il nous léguait ainsi, nous ne le mettons pas à profit et nous continuons à danser autour de nos fétiches morbides comme ceux qui s’entassent au Musée du Quai Branly.

                                   Léon Bloy ne cessait de répéter : « J’ai la sensation nette que tout le monde se trompe, que tout le monde est trompé, que l’esprit humain est tombé dans les plus épaisses ténèbres ». Voilà un champ de bataille où les morts ne cessent de s’entasser, morts qui se croient vivants. Gustave Flaubert écrivait rudement au conseil municipal de Rouen face à l’inertie devant les mouvements révolutionnaires qui s’organisaient en Internationale : « Conservateurs qui ne conservez rien, il serait temps de marcher dans une autre voie, et puisqu’on parle de régénération, de décentralisation, changez d’esprit ! Ayez à la fin quelque initiative !

La noblesse française s’est perdue pour avoir eu, pendant deux siècles, les sentiments d’une valetaille. La fin de la bourgeoisie commence, parce qu’elle a ceux de la populace. Je ne vois pas qu’elle lise d’autres journaux, qu’elle se régale d’une musique différente, qu’elle ait des plaisirs plus relevés. Chez l’un comme chez l’autre, c’est le même amour de l’argent, le même respect du fait accompli, le même besoin d’idoles pour les détruire, la même haine de toute supériorité, le même esprit de dénigrement, la même crasse ignorance… » Comme ces bourgeois apostrophés par Flaubert, nous sommes souvent de couleur muraille, ne voulant pas nous faire remarquer et donc épousant tout le frelaté que le monde nous présente, alors que nous sommes fils de la Résurrection ! Pendant des siècles, les habitants du royaume de France furent fiers d’appartenir ainsi au Christ. Tous ne furent pas des saints mais ils suivirent au moins le fleuve de sainteté qui traverse notre histoire et qui fit la gloire de notre pays. Avons-nous donc oublié une telle ascendance ? Nous nous contentons des compromissions avec le monde, surtout depuis ce XVIII° siècle finissant qui décida de marcher sur les mains en croyant lever fièrement la tête. L’aigle de Meaux, Bossuet, nous invitait ainsi dans ses Pensées chrétiennes : « Fermer les sens, hors de la chair et du monde, recueillir en soi, conversant avec soi ou avec rien. Mener une vie au-dessus de tout ce qui est visible. » Un véritable appel à la Résurrection, dès cette vie terrestre. Cela rejoint saint Jean de la Croix : « Il faut aller des choses qu’on voit et qui n’existent pas aux choses qu’on ne voit pas et qui existent. » Comme le notait si justement l’ « agnostique » Philippe Muray dans son journal intime, Ultima necat I, en 1979 : « Le réel qu’on voit par le trou de la réalité : le Christ. » En présence de cette seule réalité, qui rend bien sûr les autres choses réelles par participation, tout le reste n’est, au mieux, que nourriture terrestre peu nutritive. Ceux qui prétendent à des postes de gouvernement feraient bien de s’en souvenir pour avancer pas à pas et avec humilité. Depuis si longtemps ils ont servi le prince de ce monde, réhabilité Satan, l’ont rapatrié alors qu’il avait été envoyé en exil par des siècles de chrétienté, pécheresse certes mais implorant sans cesse le pardon.

                                   Le philosophe Wittgenstein écrivait justement dans ses Notebooks : « La pulsion vers le mystique vient de ce que la science ne satisfait pas nos désirs. Nous sentons que même si toutes les questions scientifiques possibles avaient reçu une réponse, notre problème ne serait pas encore du tout effleuré. » En fait, la seule question qui importe est la fin du monde, fin au sens de terme et au sens de finalité. Ce monde n’apporte pas de réponse. Il embrume plutôt et lorsqu’il trouve quelque lumière, il s’empresse de l’étouffer sous le boisseau. Aussi se réfugie-t-il vers ce qu’il pense pouvoir prouver avec la raison, ou bien vers le plaisir des sens et le divertissement incessant. L’esprit contemporain, fier de ce qu’il est, répète à l’envi, comme l’ « homme très sérieux » dont parle Ernest Hello dans Les Plateaux de la balance : « Je n’aime pas les saints et les hommes de génie : les uns et les autres vont trop loin. »

                                   N’ayons pas peur d’aller très loin et très haut, guidés par la promesse de la Résurrection. Laissons les nourritures et les pourritures terrestres poursuivre leur descente vers le néant.

 

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

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