HistoireLes chroniques du père Jean-François Thomas

  Une richesse du Grand Siècle français : ars retorica, retorica sacra et retorica divina

Voilà un titre bien rébarbatif, pensez-vous sans doute. Pourtant, cette caractéristique française fut une des richesses de notre royaume au XVII ème siècle qui demeure un âge exceptionnel pour notre pays, ensemble avec le XIII ème siècle marqué par saint Louis. La France, plus que nul autre pays, a parfaitement intégré ce qui, depuis le V ème siècle et l’oeuvre de saint Augustin d’Hippone, était considéré comme la fondation du statut des arts et des lettres. Dans son célèbre De Trinitate, le rhéteur et théologien que fut Augustin rejette le néoplatonisme antique et byzantin qui affirme l’impossibilité de connaître vraiment ce que nous ne voyons pas, condamnés que nous sommes à vivre le plus souvent dans un monde de tromperie et d’apparences illusoires : « Pour jouir de ce bien qui nous fait être, et dont l’absence nous laisserait au non -être, il faut nous tenir auprès de lui, nous attacher à lui par amour. Tant que « nous marchons dans la foi, non dans la claire vision » (2 Co V,7) nous ne voyons pas encore Dieu « face à face » (1 Co XIII, 12), comme dit l’Apôtre : pourtant ce Dieu, si nous ne l’aimons dès maintenant, jamais nous ne le verrons.

Mais qui aime ce qu’il ignore ? On ne peut aimer ce que l’on ne connaît pas. Et l’on ne peut connaître Dieu sans le voir, sans le saisir fermement par les yeux de l’esprit. Dieu n’est pas corps, pour être cherché vainement avec des yeux de chair. Mais avant d’être vu en état de voir, de saisir Dieu, comme il peut être vu et saisi, privilège réservé aux cœurs purs, « bienheureux en effet les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mt V,8), si Dieu n’est aimé par la foi, le cœur ne pourra se purifier pour devenir capable et digne de le voir. » Bien qu’impuissants à voir Dieu tel qu’Il est avant d’atteindre la vision céleste, il faut nous contenter d’analogies qui proviennent de notre connaissance des êtres et des choses qui sont à notre portée. Notre foi a besoin de se nourrir ainsi et elle ne se laisse pas tromper en prenant les représentations de notre imagination pour la réalité. Toutes les images que nous avons de la divinité sont incomplètes mais notre foi, elle, est vraie. Elle n’est pas du même ordre que les images que notre raison et notre intelligence fabriquent, mais elle en a besoin pour s’établir. Tout est connu en fait « en miroir et en énigme ». Nous n’avons pas d’autre possibilité que de passer par ce chemin étroit. Le face à face avec Dieu est interdit pour les mortels que nous sommes, mais les voiles qui nous cachent le vrai visage de Dieu et des réalités éternelles permettent à la foi, par leur double jeu de cacher et de révéler, de se fortifier.

Cette théorie augustinienne fut, pendant dix siècles, reçue par l’Eglise et par l’Occident. Elle est mise à mal par les thèses protestantes de la justification par la foi et par les seules Saintes Ecritures interprétées par chacun. Marc Fumaroli, dans son dernier ouvrage Lire les arts dans l’Europe d’Ancien Régime, souligne combien la force de l’Eglise latine avait toujours été de ne céder ni à l’iconoclasme, ni à l’esthétique métaphysique figée du monde byzantin en autorisant l’imitation de la nature à l’école de l’antique, ceci dans les arts et dans les lettres : « La rhétorique sacrée post-tridentine oblige les artistes, mis au défi de la critique protestante, à prendre une conscience réflexive nouvelle de ce qui, du consentement même de l’Eglise romaine depuis saint Augustin, leur appartient en propre, le vaste domaine illusoire mais indispensable de la persuasion par les images. La peinture catholique par excellence se veut l’intermédiaire entre l’expérience  du réel sensible – fondement élémentaire de la croyance-, les leurres de l’imagination, de la mémoire, de la représentation, contribuant au passage à la limite que représente l’acte de foi et d’amour en Dieu et en ses mystères. » Cela signifie que nous avons besoin de cette « persuasion des images » pour atteindre la vraie foi.

Le Grand Siècle français a compris la leçon et a su développer harmonieusement une double rhétorique dans tous les domaines des arts et des lettres : ars retorica chrétienne qui joue sur le double tableau de la vanité et de la grandeur des images ; retorica sacra, qui est l’éloquence extérieure à la fois de l’enseignement de l’Eglise et des églises de pierre ; et enfin retorica divina, cette éloquence du for interne qui rend visible aux yeux du cœur et de l’âme ce qui demeure caché sans ces exercices spirituels de l’oraison, de la méditation, de la contemplation. Et ici, la peinture va pouvoir exprimer, plus que les autres arts plastiques, une partie de cette persuasion intime par les images intérieures.

Les peintres français, à partir de Simon Vouet, et surtout de Nicolas Poussin et ensuite de Philippe de Champaigne, vont s’engager dans cette voie où peintures et gravures pourront servir de barreaux à l’échelle qui conduit au Ciel. L’âme qui médite sera ainsi hissée jusqu’à la vérité sans artifice du mystère de l’Incarnation, comme le dit encore saint Augustin dans son De Trinitate : « Nous ne connaissons pas l’aspect physique de Lazare, nous n’avons vu ni Béthanie, ni le sépulcre, ni la pierre que le Seigneur fit retirer quand il le ressuscita, ni le mont des Oliviers d’où il monta au ciel. Aucun de nous n’a vu ces choses, nous ignorons complètement si elles sont comme nous les imaginons, et même nous estimons plus probable qu’elles ne le sont pas. Car si l’aspect d’un lieu, d’un homme, d’un corps quelconque, s’offre à nos yeux tel qu’il s’offre à l’esprit quand nous l’imaginons, avant de le voir, l’étrangeté de la chose nous surprend fort : une telle coïncidence n’arrive que rarement, presque jamais. Et cependant ces faits sont l’objet d’une foi très ferme, parce que nous nous les représentons d’après une notion spécifique et générique que nous tenons pour certaine. Nous croyons que le Seigneur Jésus-Christ est né d’une Vierge dont le nom est Marie… »  Il existe un vacillement entre le réel et l’invisible,et le voile est entrouvert par la peinture qui suit les principes de cette rhétorique divine. Les images ne peuvent pas être exilées de la vie de foi car cette dernière croit en l’Incarnation. Elles ont simplement besoin d’être ordonnées afin de ne pas tromper l’oeil et l’intelligence.

Le royaume de France, à la pensée gallicane, va se protéger des excès des arts et des lettres de l’Italie, en développant sa propre rhétorique, avec toute la mesure de ses artistes et de ses écrivains profanes et ecclésiastiques. C’est ainsi qu’il va briller pendant plus d’un siècle et qu’il donnera le ton dans toutes les cours européennes en détrônant le goût romain. Marc Fumaroli note justement : « Le gallicanisme a voulu être une école nationale de spiritualité sèche. » Richelieu, Colbert, Le Brun et d’autres vont ainsi créer ces laboratoires gallicans qui créeront des images domestiquées et apprivoisées, ordonnées et dépassionnées : les Académies royales, la Manufacture des Gobelins, l’Ecole française de Rome etc.

Jusqu’à aujourd’hui, nous sommes les héritiers de cet équilibre et de cette harmonie à la française, y compris cette république qui a voulu rejeter Dieu et le roi. Les anciennes institutions existent toujours, n’atteignant plus hélas leur but car vidées de leur substance spirituelle.  Il ne dépend que de nous que de retrouver l’essence perdue

 

 

P.Jean-François Thomas s.j.

S.Blaise

                                                        3 février 2020

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