Notes sur les Lumières
Un des plus brillants philosophes français actuels est sans doute Rémi Brague, de plus catholique fervent, historien des idées et plus particulièrement de la philosophie grecque et des philosophies médiévales juive et arabe. Un passionnant et dense livre d’entretiens avec Charles-Henri d’Andigné vient de paraître, La Profondeur du présent, Une histoire de (la) pensée. Cet ouvrage traite de quelques grands thèmes de la réflexion du philosophe depuis quarante ans, dont l’humanisme du XVIe siècle, les Lumières, la démocratie etc. Tout y est éclairant, simplement exposé, avec cet humour propre à Brague, -qualité rare dans sa profession. Ses propos sur les Lumières bénéficient de sa grande connaissance historique et de sa capacité à comparer chaque période avec celles qui l’ont précédée, toujours en utilisant les sources et non point les commentaires. Pour ceux qui connaissent l’œuvre de Rémi Brague, sa réticence envers les Lumières n’est pas une découverte car il a eu maintes occasions d’en expliquer les justes raisons. Reprenons ici, en reprenant son analyse et en la débordant, quelques aspects qui peuvent aider tout lecteur et tout amateur de cette période cruciale et foisonnante..
Tout d’abord, l’auteur rappelle que le terme français « Lumières », au pluriel, est le plus approprié, contrairement à celui utilisé dans d’autres langues européennes qui est au singulier, car c’est un phénomène qui est multiple et qui présente des facettes très diverses selon les pays. La tendance universitaire et politique française fut de réduire ces Lumières à leur aspect le plus radical, celui développé par des écrivains comme Diderot, Helvétius, La Mettrie, d’Holbach, et surtout Voltaire, très ambigu, et Rousseau, pourtant à la fois très représentatif de ce courant et très étranger aux excès. D’autant plus que les historiens français de la philosophie négligent les Lumières catholiques de pays comme la Bavière, la Bohème, la Toscane où de nombreuses découvertes scientifiques et d’améliorations techniques s’effectuèrent sous les auspices de l’Église. La légende de l’obscurantisme médiéval et de l’infâmie du clergé est une caractéristique spécifiquement française. La célèbre ironie à la française ne peut pas suffire pour démontrer la vérité d’une idée ou d’une chose. Pierre Manent a bien cerné l’adresse de singe d’un Voltaire par exemple : « “Voltaire et son esprit” sont la part la moins honorable du libéralisme, mais ils ont décisivement contribué à mettre en place certains des réflexes les plus puissants de notre sensibilité sociale. Avec tout le talent que le rôle pouvait supporter, Voltaire a incarné ce moment de la lutte antireligieuse où, comme le dit Lessing, la moquerie tient lieu de réfutation. Il a fait rire de tout ce qui était ridicule et de tout ce qui ne l’était pas. Lui qui n’était menacé que de pensions et de statues, il a feint de haïr comme d’atroces suppôts de la tyrannie d’inoffensifs porte-plume à qui il fermait les salons. » (Les Libéraux. Textes choisis et présentés par P. M.) Ne réduisons-nous pas les Lumières à cet aspect : la dénonciation du ridicule ? Pensons à l’image d’Épinal véhiculée par un film comme Ridicule de Patrice Leconte en 1996. Ou bien encore à la fausse citation attribuée à Voltaire, et constamment reprise en chaîne par tous les journalistes d’aujourd’hui : « Je défends des idées opposées aux vôtres, mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer. » (en réalité une phrase composée par l’Anglaise Evelyn Beatrice Hall dans un livre, The Friends of Voltaire, publié en 1906 sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre) Cela est du même acabit que l’horrible formule jamais prononcée par la reine Marie-Antoinette : « Si le peuple n’a pas de pain, qu’il mange de la brioche ! » (en fait inventé en 1843 par Alphonse Karr, qui publie le journal satirique Les Guêpes) Les Lumières françaises sont non seulement plus complexes que ce que nous croyons, mais, de plus, elles reposent souvent sur des réputations apocryphes et fabriquées dans les siècles qui suivent.
De plus, notre prétention française à être l’origine de tout changement et de tout progrès depuis deux siècles nous amène à revendiquer la naissance de ces Lumières sur notre sol. Or, une simple étude philosophique montre que nous sûmes surtout être opportunistes et saisir ce qui venait d’outre-Manche : l’Essai sur l’entendement humain de John Lock, utilisé par tous les écrivains français. À ce sujet, l’analyse de Hippolyte Taine est juste : « Née en Angleterre, la philosophie du XVIIIe siècle n’a pu se développer en Angleterre ; la fièvre de démolition et de reconstruction y est restée superficielle et momentanée […] Toutes les doctrines révolutionnaires y ont été des plantes de serre, écloses çà et là dans les cabinets isolés de quelques penseurs : à l’air libre, elles ont avorté, après une courte floraison. […] Au contraire, en France, la graine importée d’Angleterre végète et pullule avec une vigueur extraordinaire. » (Les Origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime) Il rejoint le constat identique d’Alexis de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution. À ce propos, Rémi Brague indique que ce qui est le plus décisif dans le phénomène français des Lumières « […] ne sont pas les idées sublimes des grands aigles de la pensée. Ce sont plutôt celles qui ruissellent jusque chez les esprits médiocres. » Et il cite Nicolás Gómez Dávila : « Les origines intellectuelles de la Révolution française doivent se chercher dans les banlieues intellectuelles du XVIIIe, où l’occultisme conspirait avec l’envie et la crédulité avec l’arrogance. » (Escolios a un texto implicito) Ajoutons que cet occultisme se répandra encore davantage au XIXe siècle, comme l’a bien montré Philippe Muray dans son magistral Le XIXe siècle à travers les âges. Quant à l’envie qui naît dans l’âme française sous les Lumières, Ernest Hello, ce saint laïc, l’a analysée, notamment dans Les Plateaux de la balance.
Enfin, beaucoup se posent la question de savoir quelle est l’origine de ce terme des Lumières. Qui les a nommées ainsi ? La réponse est simple : elles-mêmes. C’est d’ailleurs une tendance de tout ce siècle, comme le note Melchior Grimm dans sa Correspondance littéraire : « Le XVIIIe siècle a surpassé tous les autres dans les éloges qu’il s’est prodigués à lui-même. » Ce qui amènera le philosophe Leo Strauss, se penchant sur la modernité, à écrire : « Machiavel rompt avec la Grande Tradition et inaugure les Lumières. Il nous faudra considérer si ces Lumières méritent leur nom ou si leur vrai nom n’est pas Obscurcissement. » (Thoughts on Machiavelli) Comme pour tout projet humain, même dans les plus tordus, émerge une part d’idéalisme pour transformer le monde et notamment pour soulager la souffrance. Le problème est que, -ainsi sommes-nous faits-, un abîme sépare souvent le projet réel du projet avoué. Chacun connaît l’expression de Chesterton, qui a beaucoup réfléchi sur la démocratie : « Le monde moderne est rempli de vieilles vertus chrétiennes devenues folles. » (Orthodoxie) Et une idée devient folle lorsqu’elle est isolée des autres et devient ainsi un absolu. Il est donc sage, pour un chrétien, de ne pas tomber dans ce travers car notre foi devrait nous aider à ne jamais oublier le sens de la nuance sans sacrifier la vérité.
P. Jean-François Thomas s.j.
3 octobre 2025
Sainte Thérèse de Lisieux