La compassion de la Vierge Marie
Si la Très Sainte Vierge est tellement aimée par les pauvres et les souffrants, c’est parce qu’Elle est la compassion humaine à sa perfection. Et celle du Fils, direz-vous ? Ô certes, elle est immense et elle dépasse celle de la Mère car, divine, elle est inépuisable, sans limite, puisqu’elle est une des lois intangibles qui régissent le monde. Dieu étant pur Amour, Il est surnaturellement compassion, sans mérite de vertu puisque telle est sa nature et sa substance : Il ne peut qu’aimer, n’a pas d’effort à accomplir pour cela. Il suffit qu’Il effleure sa Création pour qu’elle en bénéficie.
Marie la toute petite, la minuscule, la toute humble, même préservée du péché originel et de tout péché, n’était pas charnellement, dès la naissance, uniquement et totalement compassion. Elle a dû grandir et mûrir, et apprendre, et contempler pour, peu à peu, atteindre ces dimensions immenses qui ont bousculé sa nature humaine, la couronnant d’une puissance à nulle autre pareille. Au fur et à mesure où Elle devint compassion, la Sainte Vierge expérimenta une douleur qui surpasse toutes les autres.
Saint Bernardin de Sienne précise admirablement que si la douleur qu’Elle a connue pouvait être partagée entre toutes les créatures capables de souffrance, ces dernières ne le supporteraient pas et périraient à l’instant même. Ce privilège insigne ne risque guère de lui être contesté et ravi car la charge serait trop lourde. Nous jalousons uniquement ce qui nous semble facile, ce qui est prestigieux, ce qui est de l’ordre des privilèges et de la réputation superficielle.
Léon Bloy, ce lion marial, a vu combien les larmes et la compassion étaient liées lorsqu’il écrit : « Les Larmes de Marie sont le Sang même de Jésus-Christ, répandu d’une autre manière, comme sa Compassion fut une sorte de crucifiement intérieur pour l’Humanité sainte de Son Fils. Les Larmes de Marie et le Sang de Jésus sont la double effusion d’un même cœur et l’on peut dire que la Compassion de la Sainte-Vierge était la Passion sous sa forme la plus terrible. » (Le Symbolisme de l’Apparition)
C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’union, la communion, – difficiles à décrire et dont la profondeur nous échappe-, entre la Mère et le Fils, comme lorsque sainte Brigitte de Suède rapporte ces paroles que lui adresse la Vierge Marie : « L’affliction du Christ était mon affliction parce que son cœur était mon cœur ; car comme Adam et Ève ont vendu le monde pour une seule pomme, mon Fils et moi, nous avons racheté le monde avec un seul Cœur. » (Révélations, I)
Le salut du monde provient bien du sacrifice du Christ, et uniquement de lui, mais la Compassion de Marie est tellement liée à cette Passion qu’elle se confond, se dissout en elle. À un niveau moindre, uniquement humain et naturel cette fois, il est commun de constater à quel point une mère est capable de vivre dans sa chair et dans son âme, les épreuves et les souffrances de son enfant, davantage qu’un père, car ce dernier n’a pas formé en son sein le petit d’homme. La résonance particulière entre la mère et l’enfant est multiplié, d’écho en écho, en ce qui concerne la Mère et l’Enfant. Le grand théologien et poète oratorien, provenant de l’anglicanisme, Frederick William Faber, méditant sur ce lien mystérieux, commente : « Elle (la Vierge) avait, pour l’offrir (le Christ), un droit auquel nous ne pouvons participer. Tandis que nos offrandes spirituelles ne nous coûtent rien, celle de Marie lui coûtait le brisement de son cœur. Elle s’appauvrissait pour nous enrichir. En outre, en offrant Jésus à son Père, elle fit plus que l’univers entier n’aurait pu faire pour effectuer la réparation envers Sa Majesté à jamais bénie, que le péché avait outragée. Le résultat de l’effort de tous les Saints ne peut rester qu’infiniment en-dessous de ce que fit Marie : parce que son offrande était infinie, et que par conséquent elle effectuait une ample réparation, une réparation égale à Dieu et digne de Dieu ; parce que ce qu’elle offrait était le Dieu incarné qui était en même temps son Fils obéissant et aimant. » (Le Pied de la Croix)
Ainsi, commencée par un pressentiment intérieur douloureux dû à son élection, la Très Sainte Vierge se plongera de plus en plus dans ce qu’annoncent les prophéties à son sujet, et le glaive, dont lui parlera le vieux Siméon, entrera chaque jour davantage en son Cœur, la rapprochant de la misère humaine, ne la laissant insensible à aucune détresse, emplissant son âme de miséricorde. Comme le disait joliment le dominicain thomiste Bernard, « elle (la Vierge) s’engage de plus en plus avec Jésus dans nos affaires. » (Le Mystère de Marie) Sa compréhension de ce qui fait souffrir le Fils est unique, de même que sa vision des fins qu’Il poursuit. Elle voit que la cause de ce malheur, -qui bien sûr apporte le salut-, c’est nous, et donc Elle se tourmente avec le Christ pour nous. Elle consent à porter avec Lui cette Croix.
Lorsqu’Elle se tient debout, et non point prostrée et écrasée, sur le Golgotha, Elle endure tout avec le Christ, jusqu’au bout. Le même dominicain ajoute que « cette présence corporelle mettra le comble à la Compassion et revêtira le mystère d’une espèce de consécration sacramentelle. […] Il y a là en quelque sorte la preuve palpable que la très Sainte Vierge éprouve et réalise en elle le mystère de Jésus à un degré de profondeur et d’intimité qui n’appartient qu’à elle, précisément parce qu’elle est sa Mère et qu’elle est liée comme telle à son divin Fils par des privilèges tout à fait singuliers d’être et de grâce. » Il suffit de regarder vers Elle pour être confirmé dans la certitude que la Rédemption n’a pas failli, même si bien des spectacles du monde essaient de nous convaincre de l’inverse. La Sainte Vierge répond à tout, Elle compense tous les crimes, les schismes, les mensonges, les abominations, les imperfections et les infidélités des pécheurs que nous sommes. Voilà pourquoi Elle est l’obstacle haï et l’ennemie de l’Adversaire qui ne peut supporter la présence d’un tel roc inamovible tant Elle lui ravit de proies.
Léon Bloy parlait souvent de la Vierge Marie comme du « Paradis terrestre » car ce dernier était pour lui la Souffrance. En effet, la Mère est ce jardin clos, là où l’ont représentée les peintres inspirés médiévaux. Elle attire comme un aimant toutes les souffrances de ce monde pour les porter aussitôt entre les mains du Fils. Une peinture au thème peu commun, de Guido Reni, montre la Sainte Vierge brodant en compagnie de deux anges qui l’aident et qui sont en admiration devant son œuvre. Que brode-t-Elle donc ainsi, avec tant d’application, le sourire aux lèvres et le geste gracieux ? Quelque linge sacré ? Marque-t-Elle d’initiales une chemise de Jésus ou un mouchoir de Joseph ? Il est probable que, plus fervente encore que Pénélope, Elle se fatigue à broder, sur l’antependium de l’éternité, les noms de tous ceux qui crient vers Dieu et implorent sa miséricorde. Et comme Elle ne veut pas qu’aucun nom risque de se perdre ou d’être oublié, Elle demeure penchée sur sa tâche en murmurant, l’un après l’autre, les noms de tous ces enfants qui sont les siens. Il suffit, pour être inscrit sur ce tissu précieux, de souffler à l’oreille de notre Mère un quotidien salut, un Ave, un Salve, histoire de se rappeler à son souvenir et de lui redire notre reconnaissance d’être ainsi attentive à toutes nos claudications.
P. Jean-François Thomas s.j.
6 juillet 2025, IVe dimanche après la Pentecôte