Être à sa juste place
Dans une société où, de génération en génération, chacun occupe la place qui lui est réservée dès sa naissance, car telles sont les règles immuables, l’angoisse de la perdre n’existe guère, pas plus que la frustration de ne pouvoir en changer. Cette stabilité, malgré ses limites, ne met pas la personne dans une situation où elle doit se battre sans cesse pour occuper son terrain. Au pire, même si un sentiment d’inconfort ou de rébellion surgit, chacun doit faire contre mauvaise fortune bon cœur car toute remise en cause serait perçue comme une atteinte au bien commun et à l’harmonie du groupe. Rares sont désormais ces cultures, en tout cas dans les pays dits développés. Le monde moderne conduit plutôt à se tailler soi-même sa place, part du lion ou miette du rongeur, parfois d’ailleurs sans respect d’aucune limite et au détriment des autres, le premier servi étant le mieux loti. Difficile dans ce cas, pour bien des êtres, de se sentir à leur juste place. Tristan Bernard soulignait avec humour qu’« on ne perd rien à être poli, sauf sa place dans le métro. » (Morceaux choisis) Dans l’existence, l’exercice des vertus les plus élémentaires fait souvent plus perdre qu’une place dans le métro, d’où la rage de se faire une place à tout prix et l’acharnement déployé pour la sauvegarder et, si possible, l’agrandir en rognant sur la prairie du voisin. Le vaniteux, ambitieux, ne se contente jamais de ce qu’il a, de ce qu’il est. Il veut paraître plus et ne supporte pas les murs mitoyens et les arbres qui font de l’ombre : il avance avec la tronçonneuse et il abat tout sans pitié. Il ne tient pas en place et n’occupera jamais la sienne. J. R. R. Tolkien termine son Bilbo le Hobbit par une admirable leçon d’humilité. Gandalf dit à Bilbo, qui vient de sauver le monde d’une destruction totale : « Vous êtes une personne très bien, monsieur Baggins, et je vous aime beaucoup ; mais vous n’êtes, après tout, qu’un minuscule individu dans le vaste monde. – Dieu merci ! dit Bilbo, riant. Et il lui tendit le pot à tabac. » Le Hobbit, entraîné malgré lui dans des aventures à l’extrémité du monde, n’avait jamais aspiré que de fumer tranquillement sa pipe sur le pas de la porte de sa maison terrier de Cul-de-Sac durant les belles soirées d’été. Il savait où était sa place dans la société des Hobbits, au sein de relations harmonieuses, cordiales et fidèles. Le magicien Gandalf, qui avait choisi Bilbo pour remplir un acte d’héroïsme pouvant être couronné par le sacrifice de sa vie, admirant ce petit être, le met ainsi une dernière fois à l’épreuve en testant sa capacité à demeurer ce qu’il a toujours été, ceci après une épopée qui aurait pu lui monter à la tête. Le Hobbit sait qu’il est à sa juste place et il est heureux, tout simplement. Il ne se torture pas l’esprit pour savoir s’il pourrait être autre et ailleurs. Sa devise pourrait être celle de saint Jean Berchmans : « Ne rien faire d’extraordinaire, mais m’acquitter des choses ordinaires avec une perfection extraordinaire. » Une telle attitude lui permit de survivre aux trolls, aux gobelins, aux wargs, aux araignées géantes, à la perfidie de Gollum, au dragon Smaug et à la confrontation des Cinq Armées tous figures de ceux qui n’occupent pas leur juste place et qui ont choisi de céder à la violence pour essayer de s’approprier ce qui ne leur revient pas.
Dans l’Histoire, il y en a un qui s’est poussé pour occuper sa place de choix, avec les cordons de la bourse, mais cela s’est mal terminé car il espérait justement plus de prestige, à la fois pour le Maître, et, par ricochet, pour lui-même : judas. Il a parfaitement correspondu à ce qu’il devait être, par choix libre, jusqu’au bout. Il n’y a pas manqué une seule minute. Graham Greene, dans La Puissance et la Gloire, souligne : « Le Christ n’aurait pas surpris Judas endormi dans le jardin ! Judas est capable de guetter pendant plus d’une heure. » Il ne suffit donc pas de vouloir occuper sa place, et de s’y imposer, pour correspondre à ce que l’on doit être vraiment. À vouloir paraître, on finit par se dégonfler et, surtout, par faire disparaître ce qui est à la racine de notre être, cette charge particulière et mystérieuse qui se tisse dès avant notre naissance et qui nous fait nous réaliser de façon unique et précieuse, y compris dans les tâches et les actions les plus ténues et les plus simples. L’exemple biblique de Jean le Baptiste est un modèle car ce dernier remplit son œuvre de Précurseur, conscient de ce qu’il prépare mais s’effaçant devant Celui dont il n’est pas digne de délacer la sandale. Il sait que sa place est d’annoncer, puis de diminuer, puis de disparaître. Il aurait pu céder à la tentation de la glorification et du succès, et ses disciples essaient de semer le trouble, mais il demeure à sa place et continue de nous montrer le Sauveur de son doigt comme un poteau indicateur au sein du désert.
En ce 80ème anniversaire de la tragédie nucléaire de Nagasaki, l’admirable survivant Takashi Nagai fait encore entendre sa voix lors des funérailles générales sur les ruines de la cathédrale de Notre-Dame de l’Assomption à Urakami le 23 novembre 1945 : « […] N’y aurait-il pas un rapport mystérieux entre la cessation de la guerre et la destruction d’Urakami ? Urakami ne serait-elle pas la victime choisie, l’holocauste offert sur l’autel du sacrifice en expiation pour tous les péchés de cette deuxième guerre mondiale ? Pour notre humanité, héritière du péché d’Adam et du sang de Caïn, pour notre humanité qui s’est tournée vers les idoles en oubliant sa filiation divine, pour que finissent toutes ces horreurs, ces haines et que fleurissent à nouveau les bénédictions de paix, il ne suffisait pas du repentir, il fallait un sacrifice extraordinaire afin d’obtenir le pardon de Dieu. Bien que des villes entières aient été déjà rasées, cela ne suffisait pas. Mais quand Urakami fut détruit, Dieu agréa ce sacrifice, pardonna aux hommes et inspira à l’Empereur de mettre fin à la guerre. Notre Église d’Urakami a gardé sa foi intacte pendant 400 ans dans un Japon qui la proscrivait. Elle a enduré de nombreuses et longues persécutions. Et pendant toute cette guerre elle n’a cessé de prier pour que revienne la paix. Cette Église n’était-elle pas digne d’être choisie comme holocauste pour que des dizaines de millions d’hommes ne périssent plus victimes des ravages de la guerre ? […] Maintenant nous voyons l’énormité de nos fautes et nous comprenons que si nous restons aujourd’hui en vie, c’est que nous avons encore un long chemin à parcourir pour devenir à notre tour une offrande digne. » Douloureusement et mystérieusement, sa place lui fut révélée dans cet holocauste, et bien des chrétiens survivants de la ville martyre, reçurent une lumière identique : témoins non plus seulement de la souffrance mais de la lumière et de la paix que rien ne peut anéantir. Comme l’écrit le bienheureux Édouard Poppe : « Ce sont les lavettes qui sont utiles ; un mouchoir de dentelle ne sert qu’à parader. » (Étincelles) La lavette, en français de Belgique, est ce carré de tissu humide dont on se sert pour nettoyer la table, donc un élément très utile mais peu glorieux. Telle est sans doute l’ « humble place » dont parle saint Ignace de Loyola lorsqu’il dresse le camp du Christ Notre Seigneur dans les Exercices Spirituels. Le mouchoir en dentelle serait plutôt du côté de Lucifer qui aime faire dans les fioritures et dans les apparences. En tout cas, nous avons reçu l’assurance du Maître qu’Il nous préparerait une place à la suite des Apôtres, dans l’éternité cette fois, une place sans ambiguïté, taillée à notre mesure : « Et lorsque je m’en serai allé et que je vous aurais préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai auprès de moi, afin que là où je serai vous soyez, vous aussi ; et là où je vais, vous en savez le chemin. » (Évangile selon saint Jean, XIV. 3) Bienheureuse espérance qui permet d’embrasser la place provisoire que nous nous sommes creusée vaille que vaille, avec toute la générosité dont nous sommes capables.
P. Jean-François Thomas s.j.
9 août 2025
Vigile de saint Laurent