Les chroniques du père Jean-François Thomas

De serviteurs à amis, par le Père Jean-François Thomas

Andreas Rico, Saint Jean le Théologien accepte la bénédiction du Christ, Athènes, Musée Benaki
Andreas Rico, Saint Jean le Théologien accepte la bénédiction du Christ, Athènes, Musée Benaki

Un manuscrit anonyme ancien comporte une émouvante poésie au sujet de l’amitié surnaturelle du Christ, avec notamment ces deux vers : « Enfin Il me croisa sur la route et avec des larmes dans les yeux, / Il me supplia, disant : “Viens et demeure avec moi”. » Cette supplication divine peut nous surprendre. Cependant elle ne se lasse pas de résonner à nos oreilles et dans notre cœur. Souvent, et à juste titre, nous pensons que l’amitié avec le Christ dépend d’abord de notre bon vouloir, de notre désir personnel, mais ce serait oublier que le premier pas est effectué par le Fils de Dieu qui s’expose humainement et implore notre attention, comme lorsqu’Il demande aux Apôtres ensommeillés et indifférents de veiller avec Lui dans le Jardin des olives. Non point que Dieu ait besoin de nous de quelque manière dans son Être, mais parce qu’Il le veut ainsi : Il se livre à nous et se rend dépendant par son Incarnation. Étrangement, notre amitié est précieuse à ses yeux. Souvenons-nous du conseil au retraitant de saint Ignace de Loyola dans les Exercices Spirituels : « Faire un colloque, c’est, proprement, parler comme un ami parle à son ami ou un serviteur à son maître. » (54) Les saints vivent cette conformité qui les conduit à n’être plus qu’un avec le Maître : son amitié leur est naturelle. Comme l’écrit saint Claude La Colombière, – désigné par le Christ à sainte Marguerite-Marie comme son « fidèle serviteur et parfait ami » : « Jésus, Vous êtes le seul et véritable Ami. Vous prenez part à tous mes maux, Vous Vous en chargez, Vous savez le secret de me les tourner en bien, Vous m’écoutez avec bonté, lorsque je Vous raconte mes afflictions, et Vous ne manquez jamais de les adoucir. Je Vous trouve toujours et en tout lieu ; Vous ne Vous éloignez jamais ; et si je suis obligé de changer de demeure, je ne laisse pas de Vous trouver où je vais. Vous ne Vous ennuyez jamais de m’entendre ; Vous ne Vous lassez jamais de me faire du bien. Je suis assuré d’être aimé, si je Vous aime. » (Prières) Et dans une autre supplication : « Comme l’Ami fidèle, Tu es mon puissant soutien, « Celui qui Te trouve a trouvé son Trésor”. Toujours et partout Tu es avec moi.
Dans ton immense tendresse, tu viens en mon cœur faire ta demeure. Révèle la merveille de ton Amitié Divine aux mal-aimés, aux désespérés, à tous les accablés de souffrances. » (Idem) Comme Jésus a cultivé des amitiés humaines lors de sa mission terrestre, Il poursuit dans la même ligne car ce lien particulier est intimement lié à l’Incarnation. Comme Il a souvent trouvé repos auprès de son ami Lazare à Béthanie, – Lazare qu’Il nomme « ami » avant de le ressusciter-, comme il est dit de saint Jean qu’il est le disciple bien-aimé (Évangile selon saint Jean, XIII. 23), Il annonce à ses Apôtres sans voix, au soir de la Cène, qu’Il ne les nomme plus seulement serviteurs mais amis (Idem, XV. 15). Nous avons du mal à réaliser pourquoi le Maître, alors que nous sommes ses débiteurs, recherche notre amitié sans se lasser. Il nous saisit, sans nous lâcher, afin que nous devenions en tout semblable à Lui, ceci malgré nos imperfections et nos réserves têtues. Lorsque saint Paul écrit que « ce qui manque aux souffrances du Christ, je l’achève » (Épître aux Colossiens, I. 24), il ouvre la voie à cette amitié où tout est partagé car ainsi s’achève en notre humanité l’expiation que le Christ a offerte en la sienne. Notre imparfaite participation est vraiment marque d’amitié. La nature humaine est telle que les promesses d’amitié peuvent être fausses, et l’ami trompé. Ainsi se font et se défont les amitiés en ce monde. Le seul ami qui demeure fidèle, y compris en présence des négligences et des trahisons, est Notre Seigneur. La brebis égarée et bêlante sait que le pasteur la cherchera jusqu’à la secourir. Cette amitié offerte n’est point familiarité car, de notre part, il s’agit d’une offrande filiale. Nous sommes des amis mais nous sommes aussi des serviteurs, les deux volets d’une unique réalité qui ne s’excluent pas l’un l’autre. Cette amitié ne souffre pas la médiocrité et la superficialité. Elle est justement le remède pour combattre les attachements désordonnés. Saint Jean de la Croix écrit à une jeune fille de Madrid : « […] Ne faites estime d’aucune chose pour grande et précieuse qu’elle soit, mais seulement de l’amitié de Dieu, vu que tout ce qu’il y a de plus précieux en cette vie, s’il vient à être comparé avec ces biens éternels pour lesquels nous sommes créés, est difforme et amer. » (Lettres, X) Si nous tenons comme perle précieuse toute véritable amitié humaine, combien plus devons-nous protéger le lien fragile qui nous unit à Celui qui recherche notre soutien et notre confiance. Lorsque Jean de La Fontaine glorifie l’amitié sincère, il dessine en filigrane cette union avec Dieu : « Qu’un Ami véritable est une douce chose ! / Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ; / Il vous épargne la pudeur / De les lui découvrir vous-même. / Un songe, un rien, tout lui fait peur / Quand il s’agit de ce qu’il aime. » (Les Fables, Les Deux Amis) Celui qui tremble n’est jamais l’homme, mais Dieu qui, tel le père en attente du fils errant, scrute l’horizon en espérant le retour de l’ami frivole.

L’amitié du Maître ne se gagne pas comme à la loterie, au hasard, mais elle n’est pas non plus un dû : elle réclame effort de la part de celui qui en bénéficie. Robert Hugh Benson, dans son bel ouvrage L’amitié de Jésus-Christ, décrit les différentes étapes qui sont nécessaires pour atteindre la profondeur de ce don, à commencer par la voie purgative. Le danger, dans notre relation avec Dieu, ne réside pas simplement dans le dégoût ou le rejet, mais aussi et d’abord dans la médiocrité, dans cette « monotonie de la piété », pour reprendre le terme de Frederick William Faber. Ce n’est pas uniquement le péché qui peut abîmer cette amitié, mais aussi l’habitude qui tarit l’enthousiasme, tue la créativité et le zèle. Rien de peccamineux apparemment, mais, peut-être pire, ce laisser-aller de tout l’être qui ne regarde plus l’Ami comme la perle précieuse de son existence. Charles Péguy en parle lorsqu’il affirme à la fin de sa vie : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. » (Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne) Il faut perdre beaucoup d’illusions sur nous-mêmes afin d’être plus réceptifs à l’amitié divine. Toute amitié, comme l’avait déjà définie Aristote, est « mise en commun de biens dans la vertu. » (Éthique à Nicomaque) Saint François de Sales reprend cette idée dans son Traité de l’Amour de Dieu, parlant de l’amitié spirituelle : une volonté commune de s’entraider dans la recherche des biens éternels. Tout ce qui n’est pas de cet ordre ne correspond pas à l’amitié dont nous honore Notre Seigneur. Point de sensiblerie donc dans nos rapports avec le Christ, mais le terrain fertile pour grandir dans les vertus et pour pratiquer de plus en plus la charité, à l’image de cet Amour qui nous est donné gratuitement. Le Christ ne nous appelle pas « amis » pour rire mais pour nous aider à entrer dans toutes les dimensions de son être, à travers la Passion, inévitable. Le secret de cette amitié demeure caché très longtemps et ne se révèle qu’à celui qui n’est pas désillusionné et qui s’accroche à la promesse d’une parfaite communion. Tel est le saint, sans oublier que chacun d’entre nous est invité à un identique pèlerinage pour déboucher sur le repas des noces de l’Ami qui n’aura pas de fin.

P. Jean-François Thomas s.j.
9 novembre 2025
XXIIe dimanche après la Pentecôte
Dédicace de Saint-Jean-de-Latran

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.