De la préciosité à la conversion : Madame de Sévigné (1626-1696), par le Père Jean-François Thomas

En ce Grand Siècle du XVIIe qui fut aussi le « Siècle des Saints », apparaissent déjà les traits de caractère qui façonneront le XVIIIe siècle, « Siècle des Lumières » : frivolité, préciosité, mondanité, férocité par les mots brillants, superficialité, scepticisme religieux. Molière n’écrivit pas par hasard son « Tartuffe », ses « Femmes savantes » et ses « Précieuses Ridicules » en ces années où le libertinage se cachait encore sous de fausses dévotions, où les salons préparaient les bouleversements futurs. Une éminente figure littéraire de ces décennies classiques et baroques est Marie de Rabutin-Chantal, plus connue sous le nom de Madame de Sévigné. Petite-fille de sainte Jeanne de Chantal, — qui la recueillera orpheline deux ans chez elle avant sa fondation de l’ordre de la Visitation —, elle reçut en tout une éducation soignée avant de faire un mariage malheureux et de se retrouver veuve, avec deux enfants, à vingt-cinq ans après que son mari volage, Marquis de Sévigné, ne fût tué en duel pour les beaux yeux de sa maîtresse Madame de Gondran. Très attachée à sa fille Françoise qui deviendra comtesse de Grignan, elle lui écrira ses fameuses Lettres pour soigner la douleur de la séparation. Elle s’inscrit en tête de liste de ces femmes du XVIIe siècle qui, de leur salon ou ruelle, cultivèrent une verve qui ne fut pas que préciosité à la manière des Philaminte, Cathos et Magdelon. Elle fut très proche d’autres plumes, tout aussi légères et profondes que la sienne : Madame de La Fayette bien sûr, mais aussi François de La Rochefoucauld. Bien souvent, il est devenu d’usage, en notre époque qui se veut iconoclaste, de résumer la foi de Madame de Sévigné à ces quelques mots fameux écrits en 1671 : « Une de mes grandes envies, c’est d’être dévote. […] Je ne suis ni à Dieu, ni au diable ; cet état m’ennuie, quoiqu’entre nous je le trouve le plus naturel du monde. » Peu de trace ici de la familiarité avec sa sainte aïeule. L’indifférence religieuse, la tiédeur, l’entre-deux sembleraient être devenus sa ligne de conduite alors que, comme La Fontaine et tant d’autres, elle connaîtra une véritable conversion, lente mais certaine, à partir du mariage de sa fille et de la distance éprouvante qui en résulta entre les deux femmes. Elle enveloppait en effet Françoise d’« un amour compulsif difficile à évangéliser », comme le remarque Philippe Sellier dans Port-Royal et la littérature II. Il lui faudra bien des années pour raboter toutes les aspérités d’une riche et vive personnalité.
Son humour piquant, qui épingle tous les travers de caractère et les défauts minuscules, ne frôle jamais la cruauté des traits de Saint-Simon, et encore moins le sarcasme destructeur et méprisant d’un Voltaire. Il relève ce qui est, certes avec quelques épices, mais toujours avec drôlerie, et il est clair que Madame de Sévigné applique aussi à elle-même ce que ses jugements pourraient comporter d’excessif parfois car elle avait l’habitude de l’examen de conscience, conseillée par maints jésuites, — qu’elle n’hésite pas à disséquer lorsque besoin est. Par exemple, pourtant assidue à bien des dévotions et aux sermons des prédicateurs de renom, elle note en 1680 : « Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant contre l’adultère à tort et à travers. Sauve qui peut… » Contrairement à ce que laisserait supposer son rang et son état, elle n’aime pas ce qui manque de profondeur et qui se contente du juste milieu ou qui tombe dans un excès qui n’aide point les âmes. Sa rencontre décisive sera celle des œuvres de saint Augustin, par l’intermédiaire des solitaires de Port- Royal et des spirituels de ce mouvement religieux, — avant son glissement politique au XVIIIe siècle. Roger Duchêne, dans son Les écrivains devant Dieu, Madame de Sévigné, retrace admirablement ce rude parcours intérieur entrepris par cette femme de cour et de lettres. Elle n’est point alors une commère enjouée et douée, mais une femme croyante habitée par le désir de se purifier de ses défauts. Non point une sainte comme sa grand-mère, mais un être médiocre, à l’image de tant d’autres, qui essaie de s’extraire de sa bourbe, sans illusion et avec une sincère humilité. Elle sait reconnaître ce qui brille comme l’or et elle en fait simplement l’éloge : « C’est la première fois que je vois une religieuse parler et penser en religieuse. J’en ai bien vu qui étaient agitées du mariage de leurs parentes, qui sont au désespoir que leur nièce ne soit point encore mariée, qui sont vindicatives, médisantes, intéressées, prévenues ; cela se trouve aisément. Mais je n’en avais point encore vu qui fût véritablement et sincèrement morte au monde. » (1679) Elle s’attache à ce qui est authentique car elle a trop la connaissance des hommes de cour et des esprits de salon. Si 1680 semble être l’année à partir de laquelle elle s’attachera à faire concorder sa foi avec toutes ses pratiques, le choc qui l’ébranla fut une grave maladie de sa fille en 1677, mais elle découvrit aussi que Dieu n’est pas toujours un maître implacable et insensible : tous les épisodes heureux de sa vie la poussèrent à mettre en adéquation sa conscience et son action. Par la suite, elle écrira : « Qu’est-ce que toute la fortune du monde sans la santé ? Je la mets immédiatement après la grâce de Dieu. » (1690) La santé, — si fragilisée au XVII e siècle alors que la médecine, très rudimentaire, est souvent impuissante —, n’est pas uniquement à entendre comme ce qui permet d’être bien-portant physiquement : elle englobe tout l’être qui trouve ainsi son équilibre et son harmonie, à la fois terrain et fruit des vertus. Florence Orvat souligne : « La topique de la santé (la sienne comme celle d’autrui) n’est rien moins qu’anecdotique. Elle cristallise au contraire un certain nombre d’enjeux : esthétiques, éthiques, philosophiques et spirituels. La santé (ou la maladie) façonne en effet un rapport à soi, au monde, à autrui et à Dieu. Une vie très vite, ou sans cesse menacée, trahit ou finit par trahir la précarité des êtres. Se trouve donc nécessairement posée la question du sens de l’existence, de sa valeur, de la mort et de ce qui, ou non, advient après elle. » (Madame de Sévigné et la tradition des exercices spirituels. Enjeux autour de l’hygiène de vie et du souci de soi, Revue du XVIIe siècle) Elle anatomise peu à peu son cœur, à la lecture, dès 1671, des Essais de morale de Nicole, des écrits de Blaise Pascal, des Lettres de Saint-Cyran. Elle s’attelle à un corps à corps avec ce qu’elle appelle ses « folies » : « Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m’enlève […]. Lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement le cœur humain, et comment chacun s’y trouve, et philosophes et jansénistes et molinistes, et tout le monde enfin. Ce qui s’appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c’est ce qu’il fait. Il nous découvre ce que nous sentons tous les jours, et que nous n’avons pas l’esprit de démêler ou la sincérité d’avouer ; en un mot, je n’ai jamais vu écrire comme ces Messieurs-là. » (30 septembre 1671) L’expérience des diminutions physiques l’amènera à fortifier la femme intérieure : « Je me souviens sans cesse du passé, dont le présent et l’avenir ne me consolent point. Voilà un champ bien ample pour exercer un cœur aussi tendre et aussi peu fortifié que le mien. » (11 décembre 1675) Peu à peu, la purification intérieure transparaît aussi dans son style épistolaire, moins lyrique sauf à célébrer les choses de Dieu. À son cousin Bussy, elle avoue : « Je me corrige assez facilement, et je trouve qu’en vieillissant même j’y ai plus de facilité. Je sais qu’on pardonne mille choses aux charmes de la jeunesse qu’on ne pardonne point quand ils sont passés. On y regarde de plus près. On n’excuse plus rien. […] Voilà des réflexions qui me font croire que, dans l’âge où je suis, on se doit moins négliger que dans la fleur de l’âge. Mais la vie est trop courte, et la mort nous prend que nous sommes encore tout pleins de nos misères et de nos bonnes intentions. » (27 juin 1679) Elle rejoint ainsi saint Dorothée de Gaza qui écrivait, douze siècles plus tôt : « Plus on s’approche de Dieu, plus on se voit pécheur. » (Œuvres spirituelles) Plus elle avance en âge et plus le sujet de ses missives se concentre sur la quête de Dieu et la divine Providence : « Il n’y a rien que je souhaite plus fortement que d’être dévote, et occupée de la seule grande affaire que nous avons tous à faire. […] mais j’avoue qu’encore que mon esprit soit parfaitement convaincu de toutes les grandes vérités, mon cœur n’est pas touché comme je le voudrais ; et cet état nous fait sentir le besoin que nous avons de la grâce du Seigneur. » (5 février 1690) Elle définit l’émergence de cette nouvelle sagesse comme « philosophie chrétienne ». La décantation spirituelle lui apporte enfin une paix intérieure : « Pour moi, je ne suis bonne à rien ; j’ai fait mon rôle et, par goût, je ne souhaiterais jamais une si longue vie ; il est rare que la fin et la lie n’en soient humiliantes. Mais nous sommes heureux que ce soit la volonté de Dieu qui la règle, comme toutes les choses de ce monde : il est mieux entre ses mains qu’entre les nôtres. » (10 janvier 1696) La page est écrite, plus précieuse que toutes ces lettres. Puisse chacun écrire la sienne avec autant de talent et de persévérance.
P. Jean-François Thomas s.j.
12 novembre 2025
S. Martin I
