De la nature humaine ordinaire, par le Père Jean-François Thomas

De tout temps, l’homme, acculé par les adversités, devant faire face à de multiples contradictions, a eu tendance à chercher les causes de tout ce malheur à l’extérieur de lui-même. Le mot fameux de Bossuet demeurera toujours moderne et d’actualité : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit. » (Histoire des variations des églises protestantes) Chacun est responsable certes de ses propres actes et manquements mais cela ne dédouane pas d’une participation également néfaste aux dérives du monde. Les petitesses personnelles provoquent des dégâts aux dimensions incontrôlables. Talleyrand a ce mot amusant qui souligne les répercussions de nos défauts : « Les langues du faubourg Saint-Germain ont tué plus de généraux que les canons autrichiens. » (Mémoires) Telle est sans doute le résultat de la « misère de la condition humaine », pour reprendre le titre de ce texte étonnant de Lothaire de Segni, devenu plus tard pape Innocent III rédigé en 1195. L’homme d’aujourd’hui est semblable à celui d’hier, sauf qu’il a à sa disposition des moyens techniques considérables donnant désormais une résonnance immédiate au moindre geste et au moindre mot, pour le meilleur parfois, et pour le pire souvent. Se penchant sur la diversité des passions qui occupent les hommes, ce futur pontife écrit de façon éloquente : « Les mortels courent et discourent par clôts et sentes, grimpent les monts, passent les cols, franchissent les parois, survolent des Alpes, surpassent les fosses, explorent les cavernes, les viscères de la terre, les caves marines, les incertitudes des fleuves, l’opacité des forêts, les voies impénétrées, s’exposant aux pluies, aux vents, au tonnerre et à la foudre, aux tumultes des flots et aux ouragans, aux ruines et effondrements. Ils coulent et forgent les métaux, sculptent les pierres et les polissent, abattent des arbres et les dolent, fabriquent des armes et les rangent, coupent et cousent des vêtements, bâtissent des maisons, créent des jardins, cultivent des champs, plantent des vignes, construisent des fours, édifient des moulins, pêchent, chassent, oisèlent. Ils méditent et cogitent, conseillent et commandent, se plaignent et plaident, se déchirent et colèrent, déçoivent et traffiquent, rivalisent et combattent, réalisent d’innombrables opérations afin de s’enrichir, de multiplier les profits, d’acquérir des honneurs, d’extorquer des dignités, d’étendre leur pouvoir : labeur et affliction de l’esprit. » Avant toute chose, avant de regarder en quoi consiste notre dignité, il est nécessaire de méditer sur notre indignité et sur la misère qui peut toucher chacune de nos actions car le bonheur et le tragique sont mêlés, le bien et le mal se côtoient, l’ange et la bête se disputent l’âme. Terry Payes note à ce sujet : « Si l’on oublie la bombe, le 6 août à Hiroshima était probablement une belle journée aussi. » (Je suis Pilgrim) La profanation de la création, « laidangiée » pour employer le terme médiéval, est l’œuvre de chacun, conséquence des petites et des grandes turpitudes, de notre propension à nous croire maîtres d monde alors que nous sommes essentiellement esclaves de nos passions et de nos émotions. À notre époque, depuis l’ère moderne et le début de la Renaissance, s’est surajoutée une erreur, celle d’ériger le progrès technique comme un gage de progrès humain et spirituel. Simone Weil, qui avait longuement réfléchi sur ce mythe, concluait : « L’idée athée par excellence est l’idée de progrès, qui est la négation de la preuve ontologique expérimentale, car elle implique que le médiocre peut de lui-même produire le meilleur. » (La pesanteur et la grâce) Il est trop facile, et bien prétentieux, de jeter un coup d’œil dédaigneux par-dessus son épaule en direction de ceux qui nous ont précédés et en les jugeant à partir des prétendues cimes sur lesquelles nous régnons. En fait, la condition humaine demeure identique d’âge en âge, même les vêtements qui la revêtent sont changeants et divers. Il n’est pas certain que nos « progrès » modernes et contemporains tournent à notre avantage et nous avons bien des occasions, déjà, de nous en mordre secrètement les doigts tout en affichant une assurance insubmersible. La multiplicité des angoisses affecte les riches et les pauvres, les puissants et les faibles, les intelligents et les simples, les saints et les méchants. Tous dans une barque identique, cette nef des fous peinte par Jérôme Bosch. Cette constatation fut déjà celle de l’homme affligé qu’était Job : « Si j’ai été impie, malheur est à moi, et si juste, je ne lèverai pas la tête, saturé d’affliction et de misère. » (Job, X. 15) Ce tableau est la dure réalité, mais cette misère incontournable malgré tous nos stratagèmes et nos avancées scientifiques n’est pas triste pour autant car c’est au sein de ce combat constant que se déroulent aussi les moments les plus heureux de notre existence. Le psalmiste écrit joliment et douloureusement que « nos années s’épuisent comme l’araignée. » (Psaumes, XCIX. 9). Comme elle, nous tissons avec le plus grand soin possible notre toile, et nous recommençons l’ouvrage à chaque agression ou destruction, ceci jusqu’au dernier souffle. Cependant, la consolation est plus forte que tout, y compris au cœur des épreuves qui semblent insurmontables à première vue. Un chartreux anonyme du XVIIIe siècle écrit, de sa cellule monastique de Bonpas, à un de ses frères : « Cette consolation dont je vous parle, et que nous devons sans cesse demander à Dieu, est celle qui nous met au-dessus des misères et des tristes événements de cette vie, par une entière conformité à sa divine volonté. » (L’Écho du silence) Cette assurance de la consolation au milieu des afflictions de la vie est qui subsiste alors même que tout le reste s’écroule ou que le monde tourne le dos à celui qui souffre. Tous ceux qui sont dans la douleur ne sont pas forcément capables ou prêts de la recevoir ou de l’accepter, mais elle est bien présente et donnée à chacun. Il est toujours impressionnant d’être le témoin de cette capacité de rebondir des plus démunis dans l’existence, dans les pays les plus dépouillés de tout. La joie profonde des plus pauvres n’est pas une légende, sans pour autant l’idéaliser car la désespérance peut envahir tout homme. La présomption serait d’affirmer qu’une telle consolation vienne à manquer parce que la misère de la condition humaine aurait le dernier mot. Cette dernière ne peut signer la conclusion que si l’être lui en laisse le pouvoir, sinon, elle est obligée de céder le pas à cette consolation qui transcende toutes les plaies et tous les justes soucis. Si nous ne sommes pas forcément la cause directe de tous nos malheurs, nous demeurons cependant libres d’accepter ce qui peut alléger le fardeau, dans cet abandon confiant à l’image de celui des saints. Chacun se débat dans les douleurs de l’accouchement d’une vie, mais le couronnement est la joie qui les relègue à leur juste place.
P. Jean-François Thomas s.j.
Ferie, 29 octobre 2025
