CivilisationSocial et économie

Taux d’usure, loi chrétienne VS loi païenne

Le taux d’usure, comparé entre le Japon pré-moderne et l’âge d’or de la chrétienté en Europe de l’Ouest, permet d’illustrer comment la loi naturelle s’exprime d’une façon plus ou moins parfaite, que ce soit en terre civilisée, sans la Grâce divine ou en terre christianisée, avec la Grâce.

Ce court article devrait vous permettre de mieux comprendre ce qui relève d’un droit naturel universel, par l’exemple des plafonds légaux des taux d’usure comparés entre le Japon pré-moderne et le Moyen Âge chrétien. Ce droit dégradé en terre païenne, peut devenir un droit naturel épuré, ou plutôt restauré, par le travail de la Grâce sur les institutions.

I. La question du « double, » en japonais

Il revient de façon récurrente dans les textes anciens, et jusqu’à la fin du XIXe siècle, le terme japonais de (bai), qui signifie en japonais contemporain en pratique « double », ou « doubler ». Sans rentrer dans les détails linguistiques, le terme est utilisé dans de nombreuses lois japonaises depuis le douzième siècle au moins, et se retrouve dans les créances privées, non pas pour signifier « double » mais pour signifier « 100 % de la somme ».

En pratique, ces lois définissent un plafond légal pour les prêts entre personnes privées (calculés le plus souvent en quantité de riz) à un taux de 100 % par an au maximum. La question est analysée en détail par Takeshi ABE dans un chapitre de son livre « Bornes pour une histoire sociale du Moyen-Âge »1, qui reprend l’analyse de ce mot, qui a donc légèrement changé de sens dans le japonais moderne. Cela illustre d’ailleurs combien l’érudition japonaise souffre aujourd’hui de la décadence de la compréhension des temps passés et de l’instabilité de la langue. Ce simple mot « bai » crée des incompréhensions chez de nombreux jeunes chercheurs contemporains, qui ne savent plus si le plafond légal est 100 %, 200% ou 50 % dans l’ancien Japon, et s’emmêlent les pinceaux sur ces détails.

Tout cela n’est pas important, car ce qui compte c’est de retenir ce fait, bien établi, que le plafond légal des prêts à usure était de 100 % sur un an. En pratique, plus qu’un plafond, c’était le taux pratiqué largement… quand la loi était appliquée. Cela signifie qu’en fait, plus qu’un plafond, la pratique allait souvent au-delà, mais que ce qui faisait office de force publique, devant les abus de taux usuraires, a légiféré pour arriver à ce plafond coutumier, cette règle qu’il ne fallait pas avoir un taux à plus de 100 % sur un an. Et qu’en pratique, c’était une sorte de référence, et un minimum.

Nous trouvons par exemple une charte bien connue du 16e siècle, du seigneur Imagawa (今川仮名目録)2 et les articles 18 et 19 qui reprennent ce plafond légal en l’ajustant à la situation du moment. L’article 18 explique qu’en cas de prêt de riz, le plafond ne s’applique pas en pratique pour la première année, et que le contrat doit être respecté – sous-entendant que cela peut être moins de 100 %. En cas de non remboursement, un taux supplémentaire, de 100 %, s’applique chaque année pendant cinq ans. Donc en cinq ans, on peut rembourser jusqu’à 700 % (incluant 600 % de taux, et le principal). L’article spécifie que si la somme n’est pas remboursée en cinq ans, en passant par le bailli, le créancier peut aller tout saisir chez le débiteur (en pratique, dont sa personne, le cas échéant). L’article 19 traite des prêts d’argent, où les conditions sont légèrement moins drastiques, laissant une période de 2 ans au débiteur pour rembourser son prêt à hauteur de 200 %, puis ensuite avec les mêmes dispositions que l’article 18.

Soit dit en passant, cette distinction entre prêt à riz et prêt à argent, avec des conditions légèrement moins dures pour le prêt à argent proviennent simplement du fait que le riz était capital pour la survie alimentaire. Il est arrivé de nombreuses fois au Japon que des famines et disettes finissent par la réduction légale en esclavage de ceux qui ne pouvaient pas rembourser leur prêt à riz, et inversement les prêteurs pouvaient craindre de manquer de riz quand la disette perdurait plusieurs années3.

Retenons l’essentiel : le principe de droit en matière de prêt, que ce soit d’argent ou de riz, est de fixer un plafond de 100 % de taux par an.

Cette somme nous semble exorbitant : il faut pourtant le comprendre comme un progrès, comme un effet bienfaisant de la force publique qui, par la loi, fixe un taux maximum de 100 % par an, pour éviter les pires abus.

Que se passe-t-il en terre chrétienne ?

II. Le taux d’usure légal en terre chrétienne

Nous trouvons un certain nombre d’études sur ces questions dans différentes géographies de l’Europe occidentale au Moyen Âge central. Nous nous bornerons à citer deux études pour tirer l’information qui nous intéresse ici, à savoir le montant du plafond légal. Nous connaissons en effet combien la morale politique est sévère sur le prêt à usure, mais comment ces principes moraux sont-ils appliqués en pratique ? Voilà ce qui nous intéresse.

En Aragon, le taux légal annuel maximum autorisé était 20 %, avec l’interdiction explicite de l’usure sur usure4. Ce qui est intéressant, c’est que le remboursement est aussi obligatoire, protégeant aussi le créancier. La loi chrétienne évite les abus dans les deux sens, sans laxisme non plus. Les notaires sont garant de cet ordre, et le plafond de 20 % est le repère dans les procès pour manifester la tromperie d’un prêt usuraire5.

En Flandres, une autre étude6 montre que pour la même époque que la réalité des taux oscille entre 10 et 20 %, très rarement au-dessus à part exception, avec un maximum de 43.5 %, constaté pour de petites sommes urgentes à brève échéance, et pour la force publique.

Il faudrait ajouter que ces réalités sont adossées à une réflexion théologique poussée sur l’usure, comme inverse et différente de la caritas, mais cela serait trop long ici.

Retenons surtout que ces plafonds légaux protègent avant tout les petites gens, et les personnes moins solvables, dont les créanciers pourraient facilement abuser ; et où l’explosion des taux ne feraient que mener les plus faibles en position de banqueroute.

Conclusion

Nous remarquons que l’idée d’avoir un plafond légal, une certaine « ligne rouge » en matière de taux de crédit, est commune au Japon pré-moderne et au monde chrétien. Il s’agit de paix sociale, et permet d’éviter des situations trop injustes. Ceci relèverait ainsi d’une certaine loi naturelle, commune à tous les hommes.

La ressemblance s’arrête pourtant là. La loi en terre nipponne fixe le plafond à 100 % par an. Le but est surtout d’éviter au particulier de se faire propre justice, et d’éviter de tomber trop rapidement dans une situation de réduction en esclavage ou en dépendance, comme cela se passe en période de famine. Il n’y a pas de charité évidemment, et on ne saurait donner à un affamé. On lui prête, et s’il ne peut pas rembourser à terme, les lois, d’abord d’exception, permettent qu’il rembourse avec son propre corps, ou ceux de sa famille.

En terres chrétiennes, ce genre d’excès est inimaginable, et l’usure est moralement condamnée. Mais la pratique politique, comme morale, est réaliste et sait que tout taux de crédit n’est pas mauvais. Elle cherche à faire qu’en pratique ce soit le plus juste, sans jamais forcer la charité des particuliers (comme le ferait la solidarité contemporaine). Elle fixe donc un taux légal à 20 %, avec une justice qui s’en occupe, pour le faire appliquer à tous. Contrairement au Japon, où ces lois ne s’appliquent évidemment qu’entre personnes libres avant tout, et que le but n’est pas la justice, mais le « calme social », sans qu’il n’y ait jamais de réflexions morales ni théologiques sur la question. La pratique du pouvoir et une certaine sagesse de l’expérience humaine sans la grâce, ont comme amené à la coutume du plafond légal de 100 % par an, au-delà duquel en pratique le désordre violent prend le pas sur « l’impunité du désordre », comme dit saint Augustin, en un certain sens paisible, mais à tendance totalitariste.

Nous discernons ici combien la christianisation des institutions dans des contextes médiévaux de féodalité nippo-européenne assez similaires dans la pratique (mais de nature différente comme nous l’analyserons une prochaine fois) change en la perfectionnant un principe de droit naturel. L’usure est injuste et il faut la limiter.

En terre païenne, cette ligne rouge passe à 100 % par an, sans qu’on sache vraiment à quel point c’était appliqué. De plus, ce n’était pas pour la justice, mais pour la paix sociale, dans un contexte d’esclavage admis, et de statuts sociaux distinguant libre, esclave et « hors société » (à savoir les impurs, les hors-castes, de véritables non-hommes).

En terre chrétienne, des principes moraux clairs fondés sur l’Évangile, indiquent comment gérer justement la situation, et les princes chrétiens, de façon réaliste le font. Ainsi, on arrive à des taux légaux de 20 %, qui restent des maximums, et qui sont appliqués.

La différence de 1 à 5, avec cette optique de justice miséricordieuse, qui ne force pas la charité mais sans l’oublier, illustre ainsi combien le droit naturel, malgré un socle commun, diffère entre terres chrétienne ou païenne.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que souvent les auteurs considèrent que ces taux du XIIIe siècle sont élevées7, et pourtant le taux de 20 % reste un maximum.

A contrario, nulle part dans les textes japonais, les contemporains ne trouvent le taux de 100 % par an scandaleux…

Constatons simplement la différence de mentalité.

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France

Paul de Lacvivier

Notes :

1阿部猛、中世社会史への道標、同成社、東京、2011年

2Que l’on trouve reproduite dans 中世社会思想(上)、日本思想高い21、岩波書店、1972193 et sq.

3La question largement traitée par l’érudition japonaise des esclaves de famine (飢饉奴隷), dont la réduction en esclavage, d’abord une loi d’exception humanitaire mise en place au treizième siècle, ce qui allait contre le principe interdisant de réduire un homme libre en esclavage, est devenue peu à peu une coutume généralisée et légale dans la suite des siècles.

Voir 下重清、『〈身売り〉の日本史―人身売買から年季奉公へ』、吉川弘文館、2012年

Ou encore 藤木久志、『飢餓と戦争の戦国を行く』、吉川弘文館、2018年

4Denjean, Claude. « Chapitre IV. Au pays de l’usure légale ? ». La loi du lucre, Casa de Velázquez, 2011, https://doi.org/10.4000/books.cvz.16738. Au ch.IV, No.20

5Ici le résumé de ces règlements de crédit : « Les principes essentiels réglementant le crédit sont donc explicitement définis. Les juges confrontés après 1297 aux affaires de dettes et d’usures n’ont plus qu’à découvrir les moyens concrets pour faire éclater la vérité en analysant avec rigueur les pratiques complexes des contrats. Faisons la liste de ces principes élémentaires :

— Un débiteur doit rembourser sa dette. S’il n’y parvient pas, le créancier peut être remboursé par la vente d’un gage ou une saisie d’hypothèque légale. Les dots sont protégées de ces saisies. (Cependant, les créanciers réagissent à ces mesures en demandant la co-signature du contrat par les épouses, ce qui empêche généralement tout recours98.) Une dette remboursée implique une charte de créance annulée et rendue, puis lacérée, une quittance enregistrée devant notaire. En cas de difficulté, un nouveau contrat lie créancier et débiteur. Celui-ci doit, bien entendu, être bilatéral.

— Pour être légitime, le crédit doit respecter des principes énoncés par la loi99. Le but est la commune utilité que battent en brèche l’avarice, les actions nocives, insatiables, immodérées et donc illégales. Ceux qui les pratiquent sont des gens voraces, cupides, sans mesure, cauteleux, de mauvaise foi. Ne croyons pas à ce que l’on nomme parfois une rhétorique antijuive, nous allons retrouver ces défauts chez les mauvais témoins et les usuriers manifestes chrétiens. Concrètement, la tromperie se manifeste par le non-respect du taux d’intérêt maximal de 20 %. Sur un mois, il est interdit de prendre plus de « quatre deniers la livre », soit environ 16 %. Il est aussi exclu d’augmenter en un an les bénéfices du créancier du sixième de la valeur du capital. Cette obligation s’impose, quel que soit le type de crédit : c’est-à-dire petit ou grand, à court ou à long terme, en argent ou en nature, avec charte et chirographe ou non, avec gage ou non, avec un seul débiteur ou un groupe. Ce qui a été payé en intérêts d’une autre manière, par exemple par les revenus d’une terre ou d’un animal, doit être défalqué du compte final compté en argent. Cela explique les comptes fort complexes de nos témoins et de nos juges, puis l’intervention de la notion de juste prix. Les ventes à terme demandent contrôle, et les mesures et quantités versées vérification. Ce n’est qu’à ce prix que sont évitées les fraudes et machinations qui font les faux contrats. Une créance ne peut être doublée.

— Les notaires sont les garants de cet ordre. En cas de conflit, le tribunal fait appliquer ces règles en évitant tout arbitraire et toute violence, par exemple lors de la saisie de gages. Le serment joue un rôle essentiel. »

6Wyffels Carlos. L’Usure en Flandre au XIIIe siècle. In: Revue belge de philologie et d’histoire, tome 69, fasc. 4, 1991.

Histoire médiévale, moderne et contemporaine — Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 853-871;

7 Par exemple, Sivéry Gérard. Mouvements de capitaux et taux d’intérêt en Occident au XIIIe siècle. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 38ᵉ année, N. 1, 1983. pp. 137-150.

Laisser un commentaire

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.