Les deux cités

Il y a des œuvres dont on devrait tous connaître la teneur, et qui devraient toute être des lectures obligatoires pendant l’éducation juvénile. La cité de Dieu de saint Augustin en fait partie : de lecture aisée, avec un style pénétrant, saint Augustin expose des vérités lumineuses adossées à une érudition et une culture classique solide.
Tout le monde croit le connaître, puisque tous connaissent peu ou prou la citation « deux amours ont bâti deux cités », etc. Personne pourtant, ou si peu, ont lu le passage, encore moins l’ensemble de l’œuvre, et le nombre des interprétations erronés sur la signification de ce passage et de cette œuvre sont pléthores, quoi que convenues et admises.
Deux amours ont donc bâti deux cités. Le texte original contient un « donc » : saint Augustin fait avant tout dans son œuvre un travail d’historien, éclairé par la Révélation ; il n’affirme sa conclusion que comme une constatation évidente à la lumière de l’histoire de l’humanité. Et cela après de très longs développements aussi sur l’absurdité des religions païennes, en particulier de celle qu’il connaît, la romaine : lui-même issue de ce paganisme, en passant par le manichéisme, il présente de nombreux arguments de raison pour convaincre ses contemporains, en particulier les intellectuels, devant les contradictions internes et les absurdités immenses… Il donne des bases aussi pour les réflexions philosophiques et théologiques, avec une sûreté très importante. Certains de ses successeurs ont pu déformer certains de ses dires pour tomber dans l’erreur de « l’augustinisme » qui appuie trop sur la grâce et la prédestination : mais à lire saint Augustin c’est évident qu’il aurait réfuté ces erreurs. Erreurs produites par la volonté de lire de façon académique une œuvre qui est tout autant littéraire qu’historique et philosophique : il précède saint Thomas, mais il n’est pas saint Thomas avec sa scholastique et cette rigueur mathématique appliquée à la théologie et la philosophie. Saint Augustin parle aussi aux cœurs, et part du principe que le lecteur a un peu de bonne volonté, et qu’il cherche à comprendre l’esprit de la loi divine avant que la lettre.
Laissons-là nos oiseuses réflexions pour laisser la parole à saint Augustin dans ce fameux passage, si rarement lu en entier, délectez-vous :
« CHAPITRE XXVIII.
DIFFÉRENCE DES DEUX CITÉS.
Deux amours ont donc bâti deux cités : l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu, celle de la terre, et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même, celle du ciel. L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur ; l’une brigue la gloire des hommes, et l’autre ne veut pour toute gloire que le témoignage de sa conscience ; l’une marche la tête levée, toute bouffie d’orgueil, et l’autre dit-à Dieu : « Vous êtes ma gloire, et c’est vous qui me faites marcher la tête levée » ; en l’une, les princes sont dominés par la passion de dominer sur leurs sujets, et en l’autre, les princes et les sujets s’assistent mutuellement, ceux-là par leur bon gouvernement, et ceux-ci par leur obéissance ; l’une aime sa propre force en la personne de ses souverains, et l’autre dit à Dieu : « Seigneur, qui êtes ma vertu, je vous aimerai ». Aussi les sages de l’une, vivant selon l’homme, n’ont cherché que les biens du corps ou de l’âme, ou de tous les deux ensembles ; et si quelques-uns ont connu Dieu, ils ne lui ont point rendu l’homme et l’hommage qui lui sont dus, mais ils se sont perdus dans la vanité de leurs pensées et sont tombés dans l’erreur et l’aveuglement. En se disant sages, c’est-à-dire en se glorifiant de leur sagesse, ils sont devenus fous et ont rendu l’honneur qui n’appartient qu’au Dieu incorruptible à l’image de l’homme corruptible et à des figures d’oiseaux, de quadrupèdes et de serpents ; car, ou bien ils ont porté les peuples à adorer les idoles, ou bien ils les ont suivis, aimant mieux rendre le culte souverain à la créature qu’au Créateur, qui est béni dans tous les siècles. Dans l’autre cité, au contraire, il n’y a de sagesse que la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu et attend pour récompense dans la société des saints, c’est-à-dire des hommes et des anges, l’accomplissement de cette parole : « Dieu tout en tous ».
Tout est là. Tout revient à cette dichotomie : amour de la créature avant tout ou amour du créateur avant tout, et des gloires qui vont avec…
Ces deux cités n’existent pas seulement dans chaque âme, mais aussi dans les cités, et l’histoire de l’homme le prouve. Quoiqu’il y ait toujours un combat, on est toujours soit d’une cité ou de l’autre, et on peut passer de l’une à l’autre.
Aujourd’hui, les cités dans le monde sont toutes de l’homme et non de Dieu : la Révolution, le mondialisme, la modernité est le triomphe de la cité de l’homme, de l’humano-centrisme, de l’orgueil de la volonté propre qui prime tout au point de s’autodétruire. La cité de Dieu continue d’exister dans l’Église et dans les âmes saintes.
Notre combat légitimiste est de restaurer la cité de Dieu dans la cité politique, en s’oubliant, en oubliant le « vieil homme » pour tout restaurer en Jésus-Christ !
Pour Dieu, pour le Roi, pour la France
Paul-Raymond du Lac
