CivilisationLes chroniques du père Jean-François Thomas

L’indolence

Lorsque James Thomson, austère presbytérien du XVIIIe siècle anglais, devint célèbre grâce à ses Saisons et à sa rencontre avec Voltaire, il se fit, très tardivement, l’imitateur classique de l’élégance de Clément Marot. Encouragé par ce succès, et bénéficiant d’une prébende, il se reposa sur ses lauriers au sein d’une société encline, pour ses privilégiés, à l’oisiveté et à la paresse. Accusé d’indolence par ses amis, il composa alors Le Château d’Indolence (1748), dans lequel il critique en fait sa propre manière de vivre : « Le château nommé d’Indolence / Et son luxe fallacieux, / Où pendant quelque temps, hélas ! / Nous vécûmes dans une franche gaieté. » Réminiscence de La Maison de Morphée et de L’Hermitage du grand Spenser, le poème dénonce les méfaits d’un rapport à la nature faussé par le péché originel et conduisant au relâchement, faisant miroiter la mollesse comme une figure attrayante du Mal : « Et pour mieux le bercer en son moelleux sommeil, / Un ruisseau qui du haut d’un rocher déversait son filet / Et une fine pluie qui tombait sans relâche, / Mêlant leur bruit au murmure du vent tel / Un essaim d’abeilles, le plongeaient dans le repos. / Nul autre bruit, nulle clameur fâcheuse, / Semblable à celles qui sans cesse importunaient la citadelle, / Ne se faisait entendre, mais Calme insouciant repose, / Enveloppé d’un silence éternel, loin de ses ennemis. » Le Chevalier des Arts et de l’Industrie réagit contre cette paresse en une satire dirigée contre le gouvernement d’alors, celui de Sir Robert Walpole. Insouciance des temps, en tout cas pour ceux qui pouvaient se le permettre, ce Siècle des Lumières dont s’éprend la noblesse, le haut clergé et l’intelligentsia est dénoncé, par ceux-là mêmes qui s’en nourrissent, comme milieu de décadence des mœurs : « INDOLENCE, cet enchanteur qui les âmes mollissait, / Tout forgé de décadence, naguère je le chantais ; / Sa maudite influence au loin s’étendait ; / Et de la vertu le sens il émoussait, / Fût-elle publique ou privée, et notre esprit dévorait ; / Nos plus folles envies de luxe, il nourrissait ; / Aussi de rustres le Royaume regorgeait ; / Ni sage, ni généreux, ni fort ou hardi, comme vieille renommée prétendait. »

Ce réveil, au moins par la plume sinon par l’action, traverse en fait, depuis les origines, toutes les civilisations qui, forgées d’abord par le fer et le sacrifice, se laissent peu à peu emporter par la facilité de la richesse, du confort et de la puissance. Pour reprendre le mot de Blaise Pascal, « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » (Pensées) Ce qui est vrai d’un être est vrai aussi de la culture ou de la nation auxquelles il appartient : tout risque de terminer en poussière si l’indolence prend la suite de l’effort. L’indolence marche de concert avec la lâcheté qui est le fruit de l’apathie, de l’inertie. Le sage Ben Sirac, inspiré, avertissait ainsi : « Malheur aux cœurs lâches et aux mains nonchalantes, / et au pécheur dont la conduite est double. / Malheur au cœur nonchalant et sans foi, / car il ne sera pas protégé. / Malheur à vous qui avez perdu l’endurance, / que ferez-vous lorsque le Seigneur vous visitera ? » (L’Ecclésiastique, II. 12-14) Nous sommes enclins, pour nos plaisirs, à déployer bien des stratégies et même à faire des sacrifices, ceci pour bénéficier de plus de nonchalance, sans se faire de souci pour l’avenir proche. Il nous est plus rude d’exercer des efforts identiques pour échapper à cette indolence qui revient souvent à la charge. Jean de La Bruyère constatait très justement l’attitude suivante : « La paresse, l’indolence et l’oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparaissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une seule chose qu’ils ont manquée: présages certains qu’ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu’ils n’oublieront rien pour leurs plaisirs. » (Les Caractères) Si l’esprit s’attache uniquement aux distractions, aux loisirs, au repos, il conduira rapidement à un manque de goût pour toutes choses, comme le notait Jean-Jacques Rousseau en proie, du coup, à la dépression et à la tentation de bouger sans cesse, pensant trouver ailleurs une paix intérieure impossible à saisir : « Le dégoût de toutes choses me livre toujours plus à l’indolence et à l’oisiveté. Les maux physiques me donnent seuls un peu d’activité. » (Les Rêveries du promeneur solitaire) Indolence et dégoût sont des mots qui reviennent constamment dans les textes de ce philosophe, pris dans le maelstrom de son siècle.

Plus encore que la franche paresse qui cloue dans son lit ou son fauteuil celui qui en est l’objet, l’indolence es perverse car elle vide la personne de tout désir de réagir envers ce qui la conduit à cultiver uniquement ce qui lui plaît. Elle est la semence de l’égoïsme le plus absolu. Saint Jean Chrysostome, avec son exigence habituelle, sermonnait ainsi les fidèles : « Donc que personne ne s’attende à mériter, par son indolence, de voir le ciel ; c’est impossible. Que personne n’espère trouver les plaisirs de la vie molle et délicate, en suivant la route resserrée ; c’est impossible. Que personne n’espère, en suivant la route, large et commode, arriver à la vie. Quand vous voyez ces bains splendides, des tables somptueuses, un tel entouré d’une foule de satellites, et vivant dans les délices, ne vous regardez pas comme un dépossédé, parce que vous n’avez pas votre part de ce luxe, mais gémissez sur cet homme qui marche par le chemin de perdition. » (Homélie sur la Ière Épître aux Thessaloniciens) Il faut dire que la cour de Byzance lui donnait quelques occasions de rugir !

Il est amusant de noter que chaque peuple a tendance à reprocher aux autres leur indolence, et que, à l’intérieur d’un même pays, les habitants du nord ont tendance à regarder ceux du sud comme des amateurs paresseux. C’est une règle quasi universelle. Peut-être ainsi chacun se rassure-t-il sur son propre compte en accusant son voisin de ce dont il souffre lui aussi en partie. Chateaubriand gémissait ainsi dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie ? » En effet, ce n’est pas notre mouvement naturel car nous sommes souvent habitués à être câlinés et saupoudrés de sucre. Bizarrement, les êtres qui, en ce monde, ne bénéficient pas d’une assurance et d’un confort identiques, ne sombrent pas moins dans l’indolence, fruit parfois de la fatalité et arme pour se défendre contre le désespoir. Sans revendiquer ce « droit à la paresse », cheval de bataille de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, l’activisme n’est pas la réponse adéquate pour combattre notre glissement vers l’indolence. Un juste repos, une place pour souffler et rêver, pour s’occuper à des loisirs nourrissants sont légitimes et nécessaires. Mais dans ce cas, l’être n’est pas amolli car il ne laisse pas diriger par ses passions et ses émotions, utilisant encore son intelligence et sa volonté, ne perdant pas de vue la ligne de conduite des vertus qui le soutiennent. Là encore, le Maître nous montre l’exemple à imiter, Lui qui, constamment sur les chemins et totalement donné, savait s’arrêter, sans mollesse, dans la maison de Pierre ou dans celle de Lazare, pour nourrir humainement son cœur, et qui savait se retirer à l’écart pour n’être qu’avec le Père. Abreuver son âme ne se fait point à la fontaine de l’indolence mais à la source d’eau vive.

P. Jean-François Thomas s.j.

Vigile de l’Assomption, S. Eusèbe, S. Maximilien Kolbe

14 août 2025

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