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Kizito Mihigo, chantre embastillé de la paix et de la réconciliation au Rwanda

Dans un récent article, j’évoquais la petite localité de Kibeho, située au sud du Rwanda, site d’apparitions mariales en 1981-82 mais aussi, malheureusement, d’épouvantables massacres en 1994 et 1995 : massacres de Tutsi  – ou considérés comme tels – par les milices hutu interahamwe, jusque dans l’église paroissiale ; massacres de déplacés hutu l’année suivante, par les soldats du nouveau pouvoir tutsi.

Aujourd’hui, c’est d’un fils de Kibeho, dont je voudrais conter l’histoire. Il se nomme Kizito Mihigo. Un tel prénom, Kizito, ne pouvait me laisser indifférent, moi qui ai longtemps vécu en Ouganda. Kizito est en effet le nom du plus jeune des Martyrs de l’Ouganda. Page du kabaka Mwanga II, il fut brûlé vif à l’âge de 14 ans avec ses compagnons d’infortune, le 3 juin 1886, pour ne pas avoir accepté de renier sa foi catholique.

C’est en juillet 1981, quelques mois avant que la Vierge Marie n’apparaisse à Alphonsine Mumureke, que Kizito Mihigo naquit à Kibeho. Dès l’âge de 9 ans, le jeune garçon révéla des dons certains pour la musique en composant des chants religieux. Puis, alors qu’il était élève au Petit Séminaire de Butare, il devint le compositeur liturgique le plus populaire de l’Église Catholique du Rwanda. Il n’avait que 13 ans lorsque ses parents et de nombreux membres de sa famille furent massacrés par les tueurs interahamwe[1]. Le jeune Tutsi parvint à s’enfuir au Burundi voisin, où il retrouva des survivants de sa famille. À l’époque, il brûlait du désir de rejoindre les rangs de l’Armée Patriotique Rwandaise[2] afin de venger ses parents. Il rentra dans son pays en juillet 1994, après la victoire du FPR, avant de réussir à terminer ses études secondaires puis d’entrer au séminaire.

En 2001, Kizito Mihigo participa à la composition du nouvel hymne national rwandais, avant d’être envoyé étudier en France, au Conservatoire de Musique de Paris, grâce au soutien financier de Paul Kagame en personne ! Il suivit les cours d’orgue et de composition de Françoise Léchevin-Gangloff[3].   

Ses études terminées, Kizito Mihigo s’installa en Belgique afin de tenter d’entamer une carrière internationale, comme tant d’autres musiciens et chanteurs africains. C’est durant ses années en Europe qu’il fut séduit par les idées de paix et de réconciliation. Il donna de nombreux concerts qui attirèrent de nombreux Rwandais, tant Hutu que Tutsi. En 2010, il créa la Fondation Kizito Mihigo pour la Paix, une organisation prônant la paix et la réconciliation au Rwanda. Puis, en 2011, il décida de rentrer au pays. Là, il participa régulièrement aux célébrations organisées par le régime en mémoire des victimes tutsi du génocide. On lui reprocha alors, dans certains milieux hostiles au pouvoir de Paul Kagame, son instrumentalisation par le régime. Kizito se mit à parcourir le pays, intervenant dans les écoles et dans les prisons, toujours tentant de faire passer son message de paix et de pardon. En août 2011, il reçut des mains de Jeanette Kagame, l’épouse du dictateur, le Prix CYRWA[4] de la Fondation Imbuto, créée par la première dame rwandaise. Le régime de Kigali aimait citer en exemple ce jeune rescapé du génocide devenu un talentueux chanteur et musicien. Kizito Mihigo faisait de plus en plus figure d’enfant chéri de Kagame et de son gouvernement. Ses concerts étaient souvent honorés de la présence de dignitaires du régime. À partir de 2012, l’artiste devint l’animateur d’une émission hebdomadaire de la télévision d’État. En avril 2013, la Fondation de Kizito fut citée comme l’une des meilleures ONG rwandaises et elle reçut à cette occasion un prix de 8 millions de francs rwandais attribué par le RGB[5]. Tout semblait donc aller pour le mieux pour Kizito Mihigo, chanteur et musicien très populaire au pays des Mille Collines.

Cependant, en avril 2014, tout se gâta brutalement pour cet artiste de renom. Quelques jours avant les commémorations du vingtième anniversaire du génocide, Kizito Mihigo posta sur YouTube une nouvelle chanson, intitulée « Igisobanuro cy’urupfu » (« La signification de la mort », en kinyarwanda). On y voyait le chanteur jouant de l’orgue et entonnant les couplets d’une voix profonde et poignante. Ce chant, très imprégné de valeurs chrétiennes, appelait à dépasser sa propre souffrance en acceptant d’intégrer la souffrance des autres. Lui, rescapé tutsi du génocide, demandait à ce que l’on se souvienne également des autres victimes, c’est-à-dire des victimes du FPR, même si cela n’était pas exprimé clairement : « Le génocide a fait de moi un orphelin mais cela ne doit pas m’enlever mon empathie pour les autres ; leur vie, à eux aussi, fut brutalement arrachée même si cela n’est pas appelé génocide ; ces frères et sœurs sont eux aussi des humains et je prie pour eux ». Pire encore, alors que depuis l’année précédente le gouvernement de Kagame avait lancé la campagne « Ndi Umunyarwanda » (« Je suis rwandais ») qui incitait les Hutu à demander pardon pour les crimes commis contre les Tutsi en 1994, l’artiste osait demander, dans l’un des couplets, de s’affirmer comme humain avant de s’affirmer commeRwandais. Le contenu de cette chanson reprenait en quelque sorte la demande qui avait valu, en 2010, à l’opposante Victoire Ingabire d’être jetée en prison: oui, il est bon de commémorer le génocide, mais encore faudrait-il le faire en mémoire de toutes les victimes, tutsi comme hutu. En postant une telle chanson, Kizito Mihigo savait certainement qu’il franchissait une ligne rouge, aux yeux de Paul Kagame et de ses sbires. La dernière œuvre de ce chanteur courageux fut donc aussitôt interdite et lui-même disparut, alors que le public s’attendait à ce qu’il chante au grand stade de Kigali, lors des cérémonies du vingtième anniversaire. On finit par apprendre qu’il avait été arrêté pour « menace contre l’État ». D’invraisemblables accusations furent ensuite émises contre lui, allant jusqu’à l’impliquer dans un complot en lien avec des organisations « terroristes » basées à l’étranger, telles que les FDLR ou le RNC[6]. Toutes les radios ainsi que la télévision cessèrent aussitôt de diffuser les chansons de Kizito Mihigo. Ce dernier fit cependant une apparition forcée au petit écran, pour des « confessions » dans lesquelles il reconnut avoir « accepté l’idée de lire un communiqué dénonçant l’absence d’État de droit au Rwanda et appelant la jeunesse à se soulever ». Son procès s’ouvrit le 6 novembre 2014 à Kigali. Le chanteur plaida coupable de toutes les charges retenues contre lui, se contentant de demander la clémence du jury. L’accusation principale était que Kizito Mihigo aurait eu une conversation via internet avec un  dénommé « Sankara », appartenant au RNC. Dans cet échange écrit, l’artiste aurait souhaité le renversement du régime et aurait donné des noms de responsables à supprimer avec, en tête de liste, celui de Paul Kagame. Tout en continuant à plaider coupable, allant ainsi à l’encontre de la stratégie élaborée par ses avocats, Kizito nia avoir voulu la mort du président. C’est pourtant la prison à perpétuité qui fut requise contre lui. Reconnu coupable de conspiration contre le gouvernement, il fut condamné, le 27 février 2015, à 10 années d’emprisonnement. En l’absence de la moindre preuve, il fut cependant blanchi des accusations de terrorisme. Tant l’arrestation que le procès et enfin la condamnation de Kizito Mihigo suscitèrent l’indignation à l’étranger et furent dénoncées par toutes grandes organisations internationales de droits de l’Homme. Même Mgr Léonard, archevêque de Bruxelles, qui avait bien connu le jeune artiste rwandais, prit sa défense. Les États-Unis et le Royaume-Uni, jusque-là grands soutiens du régime de Kagame, firent part de leur réprobation.

Rien n’y a fait. Deux ans plus tard, Kizito Mihigo, talentueux auteur, compositeur, organiste est toujours en prison. Sans doute cet inlassable militant de la paix et de la réconciliation espérait-il qu’en plaidant coupable il serait rapidement libéré. C’était bien mal connaître le caractère haineux et vindicatif de l’homme fort de Kigali. Le meilleur moyen d’aider cet artiste rwandais est sans doute de faire connaître son œuvre et de diffuser ses remarquables chansons. Son public rwandais ne l’a pas oublié, tant à l’intérieur du pays que dans l’importante diaspora, malgré la chape de plomb imposée par le régime. Permettons donc à ce public d’entendre la voix de Kizito sur d’autres ondes que celles du régime et surtout d’écouter et de réécouter « Igisobanuro cy’urupfu », cette dernière chanson qui lui valut l’ire de Paul Kagame !

Hervé Cheuzeville

PS : voici le lien permettant d’écouter « Igisobanuro cy’urupfu » et de voir Kizito Mihigo dans le clip enregistré peu avant son arrestation : https://www.youtube.com/watch?v=WcGC3eFuDAc&feature=youtu.be


[1] Milice hutu extrémiste, responsable de la plupart des massacres de Tutsi et d’opposants, durant les terribles « cent jours » de 1994 (entre le 7 avril et le 6 juillet).

[2] Branche armée de la rébellion du Front Patriotique Rwandais (FPR), mouvement issu de l’armée ougandaise qui déclencha la guerre civile en attaquant le Rwanda depuis le territoire ougandais, le 1er octobre 1990.

[3] Titulaire des Grandes Orgues de l’église Saint-Roch et professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.

[4] « Celebrating Young Rwandan Achievers », un prix destiné à récompenser de jeunes Rwandais qui réussissent.

[5] Rwanda Governance Board, un organisme d’État mis en place pour assurer la bonne gouvernance.

[6] Les Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda (FDLR) sont un groupe armé hutu rwandais qui terrorise les populations du Kivu (en RDC) depuis des années tandis que le Rwanda National Congress (RNC) est un mouvement d’opposition basé en Afrique du Sud. Son co-fondateur, le colonel Patrick Karegeya, ancien patron des services secrets du régime de Kagame, avait fui dans ce pays en 2007. Le 1er janvier 2014, son corps sans vie avait été retrouvé dans une chambre d’hôtel d’une banlieue de Johannesburg.

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