Idées

Lettre d’un émigré. Devenir un bon ancêtre

« Voici un jeune garçon plein de vigueur, à l’œil intelligent et qui comprend vite. Imaginons qu’il ne soit pas l’héritier de la famille, tout son entourage allait alors immanquablement l’encourager souvent et de façon toute naturelle, non pas à réussir dans la vie, mais à bien étudier pour atteindre l’excellence spirituelle afin de devenir un bon ancêtre. Les parents vieillissant aussi, qui pourraient s’inquiéter de l’avenir de leur petit dernier, gardent l’espérance. Ils se disent en effet que, oui vraiment, il fera un bon ancêtre, pensée qui leur donne force et réconfort. »[1]

La vacuité de la réussite qui est proposée et encensée à tout un chacun est si symptomatique du mal révolutionnaire qu’elle devrait suffire à elle toute seule à faire prendre conscience de la folie de la modernité. Et pourtant, les gens marchent dedans aveuglément pour les déboussolés, comme si cette voie médiocre proposée à tire la rigot était le nouveau gral, voire pire, s’y complaisent, pour les coupables paresseux se laissant aller au  laxisme et au flegme du divertissement qui est, pour le coup, le véritable opium des peuples.

Le cercle infernal de la perte de perspective entraîne le dramatique raccourcissement de l’horizon des modernes. En un mot, la maladie du court-termisme, symptôme de l’irréligion générale, de l‘égoïsme crasse et paresseux. Nous courrons désespérément à notre perte avec des chimères  pleines la tête inéluctablement déçues, comme ces moutons ce jetant dans le précipice en croyant se sauver.

Les anciens pensaient à l’éternité et à la vie après la mort. Mais cela ne les éloignait pas le moins du monde de la vie sous le ciel. Ils pensaient à la prospérité de leur descendance sur des générations et des générations et agissaient en conséquence. Attention, prospérité ici ne signifie ni excès, ni luxe, ni faste, mais surtout une excellence morale et la construction à travers les siècles de bonnes habitudes et d’une bonne société, qui débouchent aussi sur une suffisance matérielle tout dans la frugalité et la mesure, fruit du travail de générations et de générations des familles.

Puis la vilaine modernité s’est incrustée, cassant d’abord avec violence les monuments humains patiemment construits sur les siècles, qui résistèrent comme ils purent. Puis, le fléau s’est introduit dans les âmes et on perdit la sainte habitude de penser à sa descendance. On commença à se borner aux générations proches et vivantes, que ce soit dans le passé ou l’avenir. Puis la chute s’accéléra. On perdit l’intérêt même de ses enfants, on accepta de les tuer dans le ventre de leur mère, de les malmener par égoïsme dans la déchirure de la séparation ou, pire, dans le désir de faire réussir faussement ses enfants pour son autosatisfaction personnelle et son affichage en société, comble de narcissisme.

La chute s’accélère inexorablement, plus personne n’est même capable de penser encore à sa vie en entier, on raccourcit la vue sur quelques années, sur quelques instants. Et pourtant cette vie de court-terme n’a rien avec la vie dans le présent, la vie du présent qui suppose un horizon d’éternité pour véritablement se réaliser. Oui, tout est aspiré dans la distraction, le divertissement, l’attente de l’instant d’après sans jamais être disponible au présent.

Et en face du monde moderne le Japon trône dans sa splendeur de toujours. Tout est simple. Dieu existe, la vie après la mort aussi. Quelle est-elle, quel est Dieu ? Les hommes ne peuvent rien en conclure mais c’est là comme nous sommes là. Et voici la réussite à la nipponne, devenir un bon ancêtre, qui rejoint la réussite éternelle dans toutes les nations, et qui doit se trouver très proche, dans l’intuition, de ce que nos aïeux ont toujours vécu mais ne savaient pas forcément exprimer, ou du moins que nous n’avons jamais su écouter.

Le rêve simple et humble de chacun n’est pas simplement de fonder une belle famille – ce qui est déjà beaucoup aujourd’hui -, mais de devenir un bon ancêtre. Fonder une famille, fonder une maison, refonder une maison pour que dans des siècles nos descendants se souviennent de nous. Attention, j’entends les mauvaises langues, « Encore un narcissisme que de vouloir se faire mousser par ses descendants, même si on ne les verra jamais ». Devenir un bon ancêtre ne signifie pas simplement rester dans la mémoire de ses descendants, mais bien plus de continuer, après sa mort, à protéger sa descendance et les soutenir comme nos ancêtres nous soutiennent. Une vie exemplaire sur terre, pour une vie exemplaire au ciel, dans l’amour de ses ancêtres qui se transmet à ses enfants.

Tous les ancêtres sont là, pas un seul individu, pas seulement les proches. Peut-être que l’efficacité divine ne dépend que de la puissance de la foi, ainsi s’expliquerait qu’un monde mécréant le devienne toujours plus car sa négation de la divinité provoque effectivement la profanation générale et le retrait de Dieu du monde visible des hommes, de la conscience, même s’il reste partout ailleurs et partout tout court, simplement plus personne ne veut le voir.

Quel bonheur pour un parent de se dire que ses enfants feront des bon ancêtres. L’aîné sera le chef de la maison, mais d’autres maisons filles pourront naître, dans la réalisation de l’énergie créatrice humaine, sans révolte ni déchirure, ni coupure, mais dans l’union avec la maison mère à travers les ancêtres. Quelle idiotie de croire que seule la destruction peut être créatrice. Tout le drame de la modernité se trouve dans cette superstition.

Jésus homme, fils de David, est notre roi. Il fonda une maison divine où tout un chacun est frère,  l’Eglise des baptisés, où le clergé constitue les parents et les aînés, dont les descendants sur lesquels ils veilleront après la mort et dont ils deviendront les ancêtres, sont leurs ouailles. Son lieutenant sur terre, le Roi Très Chrétien, montre l’exemple magnifique d’une maison qui rayonne à travers toute l’histoire et tout le royaume, et son descendant, le Duc d’Anjou, profite d’ancêtres patrons qui veillent sur sa maison.

Paul de Beaulias


[1] Kunio Yanagita, Histoire d’ancêtres (先祖の話), Tôkyô, Kadokawa, 2014 (1945), p.21.

« 例えばここに体格のしっかりとして、眼の光がさわやかで物わかりのよい少年があって、それが跡取り息子でなかったという場合には、必ず周囲のものが激励して今ならば早く立派な人になれでもいう代わりに、精出して学問をしてご先祖になりなさいと、少しも不吉な感じはなしに、言って聴かせてものであった。親たちが年をとって末の子の前途を案じているような場合にも、いやこの児は見どころがある。きっとご先祖様になる児だなどと言って、慰めかつ力付ける者が多かった。 »

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