Tribunes

Une touche de vinaigre dans le miel

Alors que les conseils et les recettes culinaires, dont nous sommes quotidiennement assommés par tous les moyens de communication, préconisent sans cesse le mélange de l’acide et du gouleyant, du sucré et du salé, au point d’en avoir la nausée, il serait préférable de mélanger un peu de vinaigre dans le miel qui nous est servi à larges louches par les pouvoirs en place. Nous vivons en un temps où la règle de conduite est d’obéir à l’attendrissement larmoyant relancé sur commande à chaque fois qu’une roue grince ou qu’un boulon saute. Tout est prétexte à marches blanches, à lancers de ballons de foire, à dépôts de bougies et d’ours en peluche, à impression de T-shirts aux slogans sirupeux. Lorsque le jour sera pleinement levé sur ce monde de guimauve imposé par ceux qui donnent le ton, tous les vampires seront roses et pailletés tandis que les agneaux seront noirs comme la suie et cornus. Voilà pourquoi il faut être le sel qui réveille et la lampe qui éclaire en cassant la fadeur des plats servis et en brisant la médiocrité des sentiments emballés industriellement et vendus en gros. Depuis des décennies, une forme nouvelle et étrange de « sainteté » est présentée comme le modèle à suivre, dégoulinante et recouvrant une toute autre réalité, beaucoup moins enthousiasmante : celle de toutes ces organisations humanitaires dont les icônes sont les princesses Diana, les Coluche, toutes ces figures qui font pleurer, non plus dans les chaumières, mais dans les quartiers bobos et dans les immeubles populaires. Nous assistons à une intoxication alimentaire de sucreries. Nous sommes devenus des diabétiques à force d’être exposés à ces ruissellements de barbe à papa et de sucres d’orge.

Ces idoles sont intouchables, sous peine de sacrilège et de lèse-majesté. Elles fixent les bornes d’une charité à la sauce frelatée, guidée par les émotions les plus primaires, les passions les plus basses, toutes verrouillées et aseptisées par l’idéologie qui décide de  ce qui doit être et de ce qui est inconvenant. Voilà pourquoi, alors que notre monde est secoué, depuis si longtemps par des violences inacceptables, par le désordre, le chaos, la destruction de nos racines et de notre culture, le mot d’ordre sucré l’emporte. Chacun suce son bonbon de réglisse en défilant avec son dessin et sa rose à la main, tandis que les semeurs de haine continuent de violenter, de casser, de brûler, de tuer. Le pire est que l’Église entonne le même chant bêtement humanitaire au lieu d’utiliser la force vive de la vraie charité et l’annonce intrépide de la Vérité. Les bons apôtres manipulent tout ce qui peut distordre les sentiments les plus purs. Pendant que la foule est occupée à pleurnicher sur le sort de toutes les causes légitimes ou farfelues, d’autres, ceux qui tirent les ficelles, font sonner les tiroirs-caisses sans l’ombre d’un remords. Tout ce qui heurte les sensibilités doit être aboli, et remplacé par la machine qui produit à la chaîne, sur un modèle identique, le sentiment parfait, sans aspérité, aussi lisse que la coquille de l’œuf monstrueux d’où il éclot.

Le rêve qui nous est vendu, imposé, dont on nous gave comme des oies, est celui d’une société où l’on décide du bien à votre place, un bien évidemment vidé de son essence, un bien recomposé selon les besoins de ceux qui décident derrière l’écran de fumée. Le méchant est celui qui refuse une telle mise au pas, celui qui tire la langue sur le passage des thuriféraires de la fraternité universelle. Philippe Muray, qui maniait admirablement le vinaigrier au-dessus de notre salade composée contemporaine, écrivait dans L’Empire du Bien :

« L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. »

Si nous nous disons attachés à l’ordre millénaire de la France chrétienne guidée par un roi, nous ne devrions plus continuer à accepter toutes les règles, les lois, les décrets d’un régime qui ne cesse de nous prendre au piège des bons sentiments mielleux. Nos pères avaient des tripes, qui marchèrent sur la Chambre des députés et payèrent le prix du sang. Accepter de lécher notre sorbet quotidien nous a rendus mollassons et pleutres, tout juste bons à pérorer dans quelques cercles fermés. Un ébranlement eut lieu avec le mouvement des Gilets jaunes, disparate, bigarré, hélas étouffé par un pouvoir prêt à toutes les ignominies et les violences, mis à mal par un confinement arrivant à point nommé. Depuis cette timide secousse, plus rien, les consciences se sont endormies de nouveau, bercées par le poison des informations médicales savamment distillées autour d’un virus plus destructeur des âmes que la peste noire. Le Bien institutionnalisé a remporté de nouveau cette manche. Tiendra-t-il encore longtemps ? S’il ne trouve devant lui que des bras croisés ou ballants, il lui reste de beaux jours à vivre.

Au lieu de mettre de l’eau dans notre vin déjà tourné en piquette, nous ferions mieux de mélanger le vinaigre au miel, d’être ce vinaigre dans le miel trompeur ambiant. Nous devrions être cette goutte d’eau que le prêtre rajoute au vin dans le calice à l’offertoire afin que nous puissions partager sa divinité à condition d’emprunter les voies de sa Passion. Rien de plus incohérent, humainement parlant, que le parcours du Christ. Le monde rejette toujours l’exception, l’exceptionnel, ce qui n’entre dans le cadre prévu, dans la bonne moyenne, dans la grisaille imposée (comme par hasard, la couleur à la mode, chez les décorateurs, est le gris, légèrement bleuté). Or cet échec retentissant qui a ébranlé le monde par sa victoire le jour de la Résurrection est ce qui existe de moins illusoire dans ce fatras hallucinatoire que nous avons construit de nos mains depuis tant d’années. Pour ne pas se prendre les pattes dans le miel gluant du moment, nous devons revenir sans cesse à la mission d’être le petit caillou qui s’introduit dans la chaussure du géant, d’être la poussière qui grippe les rouages de l’immense mécanique, comme le furent nos pères dans la foi en temps de persécution. Ne soyons pas monarchistes pour la galerie, simplement par désir d’originalité ou dans le but adolescent de provoquer. Il faut l’être pour son poids de sacrifices exigés pour la reconnaissance d’une réalité qui réduit à néant tous les mirages et toutes les chimères avec lesquels les puissants de ce monde désirent nous faire vivre.

Nous sommes confrontés à des forces qui essaient de réduire nos résistances en imposant une homogénéité non seulement nationale mais aussi internationale. Chaque homme devrait être interchangeable avec les autres sur toute la surface de la planète, libéré de tout ce qui est considéré comme maléfique, dont l’intolérance, le racisme, la xénophobie, l’amour de sa terre et de sa culture. Soyons des épines qui agacent et préparons-nous à en subir les conséquences car les maîtres de l’irréel ne supportent pas les contradicteurs, aussi faibles soient-ils. Dans son cadre festif perpétuel, le monde, en fait, a peur de sa propre ombre. À force de proclamer que rien ne peut arrêter sa course vers le bonheur universel uniformisé, il découvre qu’il est miné, malade, et il tremble. Trop de miel procure l’écœurement et la nausée. Malgré tout, sa consommation ne diminue pas car elle est devenue l’addiction (terme si à la mode) du moment. Le Christ a humecté ses lèvres brûlantes au vinaigre de l’éponge tendue par le soldat sur la Croix. Soyons pour la France une goutte de vinaigre qui réveille, qui apaise, qui redonne le goût des choses vraies et immortelles.

P. Jean-François Thomas, s.j.
12 juillet 2020
VIe dimanche après la Pentecôte

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