Tribunes

Élections départementales : Que veut encore dire la démocratie en France ?

Ce soir de premier tour des élections départementales on a vu peu à peu se dessiner la tendance d’un basculement à droite des conseils généraux du pays, dans la satisfaction discrète de l’UMP et du FN et la défaite sans honte du PS.

C’est la règle du jeu, les ténors des partis d’opposition, arrivés en tête, fustigent le gouvernement et sa politique. Pour eux, c’est une évidence, leur stratégie politique vient d’être validée par la majorité des Français et c’est un aveu d’échec et de rejet du gouvernement. Avec 29 % des voix pour l’alliance de l’UMP et de l’UDI, 26 % pour le Front national et seulement 20 % pour le PS, évidemment, on ne peut pas penser autrement que les Sarkozy et les Le Pen ainsi que leurs affidés.

Ces résultats seront très probablement maintenus au second tour, avec un basculement à droite de la majorité des départements et peut-être un ou deux départements pour le Front national, affermissant un peu plus son enracinement territorial sur deux bastions forts, le Nord et la Provence.

Les vainqueurs auront beau jeu de montrer que ces scores s’inscrivent dans la continuité de leurs performances aux élections municipales, européennes et sénatoriales de 2014 et des scrutins législatifs partiels depuis 2012. En somme, la gauche, parvenue au pouvoir par effraction, vient, une fois de plus, de montrer son incapacité à gouverner la France, et doit s’attendre à une défaite sévère à la fin de l’année 2015 aux régionales, puis en 2017 à la présidentielle et aux législatives.

Mais n’est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Il se déroule en fait, en accéléré, sur un quinquennat, pour le PS, ce qui est arrivé à l’UMP entre 2002 et 2012 par petits morceaux. Souvenons-nous des élections régionales et européennes de 2004 qui avaient vu le PS rafler toutes les régions sauf l’Alsace et arriver en tête aux élections européennes, puis faire basculer progressivement une majorité de cantons dans son escarcelle, emporter la mise aux municipales de 2008, répéter l’exploit aux européennes de 2009 et aux cantonales de 2010, s’emparer du Sénat en 2011 et ainsi dominer toute la vie politique, jusqu’au dernier coup de boutoir qui, en 2012, lui donna la présidence de la République et l’Assemblée nationale.

Ce jeu de bascule est celui de notre vie politique depuis 1981. A cette date Valéry Giscard d’Estaing, incapable de sortir la France de la crise ne fut pas réélu. Remplacé par François Mitterrand, celui-ci emporta haut la main les élections législatives. Mais la crise économique et l’endettement public s’amplifiant, il reçut les violentes fessées politiques que nous savons, en faveur du RPR et de l’UDF, aux élections municipales de 1984 puis aux législatives de 1986. Le RPR et l’UDF à nouveau aux affaires déplurent à leur tour, offrant à François Mitterrand un second mandat, marqué par une nouvelle et cinglante défaite aux législatives de 1995, puis par la perte du pouvoir pour son parti en 1995 aux municipales, puis aux présidentielles. La coalition libérale et gaulliste tenait tous les leviers d’action du pays, elle pouvait réformer à sa guise. Mais ses lenteurs et ses échecs lui coûtèrent chers. En 1997, c’est à nouveau la coalition de gauche menée par le parti socialiste qui s’empara du pouvoir. Mal en pris au PS et ses alliés du PCF et des Verts. Les Français, éternels mécontents, malgré le recul du chômage et l’amélioration de la situation économique entre 1998 et 2001, se tournèrent majoritairement vers la droite aux municipales de 2001 et rendirent le pouvoir au RPR devenu UMP en 2002. Nous connaissons la suite…

Ce jeu de bascule permanent n’est pas celui de l’alternance politique, mais le symptôme d’une société malade et errante, qui se confie d’un parti à l’autre sans jamais parvenir à trouver la voie du bon gouvernement. Les réformes sont exigées à corps et à cri, mais les partis qui tentent de les mener sont sanctionnés et accusés… de ne pas avoir su réformer !

Voilà un illogisme qui devrait nous interpeller. Quels sont les critères de vote des Français ? Deux semaines avant le premier tour des élections départementales de mars 2015 un sondage a tenté d’éclairer ce point ; 52 % des sondés voteraient en fonction du parti politique, près de 50 % en fonction des personnalités politiques présentes sur les listes, environ 48 % des électeurs se prononceraient en fonction de leur situation personnelle et seuls 26 % en fonction des enjeux locaux. En somme, à peine le quart des électeurs allait tenir compte de la vie de son département et de la politique menée par ses élus de la majorité en place dans son choix. Un enjeux local devenait un enjeux national, et on votait pour composer des conseils généraux en fonction du Président de la République. Cela fait penser au vote de 2005 sur le projet de constitution européenne, rejeté par les Français largement pour s’opposer à Jacques Chirac et sa majorité, confondant enjeux nationaux et européens.

Sans porter aucun jugement sur les choix opérés par les électeurs, on peut cependant se demander quelle est la légitimité des élus choisis par des personnages incapables de formuler des motifs cohérents de vote et inversant les règles élémentaires de priorités durant l’élection.

Dans les milieux intellectuels parisiens, il est de bon ton de se gausser du peuple, lorsqu’il vote mal, tout en lui accordant toute souveraineté au nom du dogme démocratique. Mais que faire lorsque le souverain est un alcoolique-dépressif-bipolaire ?

Chaque parti se renverra la balle en s’accusant d’être, par son incapacité et ses mensonges le responsable de cette sottise du peuple qui est capable de renvoyer un bon maire ou un bon conseiller général car il a eu le malheur d’être dans le camp d’un président honni.

Une seule conclusion pour la France s’impose, sa démocratie est malade et le bon gouvernement y perd.

Mais justement, peut-on parler de démocratie ?

La démocratie européenne, dans sa forme actuelle, nécessite un certain nombre de critères ; d’une part que le peuple soit directement impliqué dans la vie politique et sociale, qu’il soit informé librement par la presse afin d’émettre un choix éclairé, et que ses décisions soient respectées par ceux qu’il a élu. Enfin, pour éviter le trust du pouvoir par une oligarchie, la démocratie moderne exige, le plus souvent, une relative justice dans la distribution des richesses, afin de ne pas faire reposer le monde des électeurs sur une masse paupérisée, tandis que les élus se partageraient les richesses.

Peut-être est-ce dans la défaillance de ces critères que gît notre démocratie.

Prenons un de nos voisins les plus proches et les plus haïs, la très libérale, très opaque et très hautaine Confédération helvétique.

Là-bas, le peuple n’est pas plus intelligent, ni mieux formé qu’ici. Les écoles helvétiques ne surclassent pas celles de la France, ni les cursus supérieurs. Pourtant, il semble que ce petit Etat soit une sorte d’idéal, d’Eden, pour notre patrie.

D’une part, les Suisses possèdent le droit du référendum d’initiative populaire. Celui-ci est largement utilisé. Ainsi, 12 sujets ont fait l’objet de votations populaires en 2014, 11 en 2013, 12 en 2012. S’il n’y a eu qu’une seule votation en 2010, il y eut 15 sujets en 2000. Quels sont les sujets abordés ? Il n’y a pas de restriction. Les Suisses suscitent eux-mêmes des référendums pour se prononcer sur les allocations familiales, le salaire minimum, les quotas d’immigrants, la construction de minarets, le maintien du service militaire, l’achat d’avions de chasse, etc.

Non seulement tous les sujets peuvent-être soulevés, mais les électeurs se déplacent ! Malgré le très grand nombre de votations, concernant en général des intérêts catégoriels ne mobilisant qu’une partie du peuple ou des cantons, ce sont en moyenne plus de 40 % des électeurs qui participent. 2014 fut une année faste avec 52 % de votants aux votations populaires. Les participations aux élections générales représentent sensiblement les mêmes pourcentages, mais elles sont massives pour les élections cantonales. Nous sommes dans une confédération…

Ainsi le peuple se mobilise et utilise ses droits. Mais une des clefs de compréhension de cette motivation réside certainement dans le fait que les choix du peuple sont toujours respectés et que le gouvernement confédéral ne fait pas revoter les électeurs lorsqu’ils ont « mal choisi ».

Les électeurs sont-ils informés sur les questions pour lesquelles ils doivent se prononcer ? Ce sont les impératifs de la démocratie directe ; les journaux suisses consacrent bien plus souvent leurs unes à la vie démocratique et aux questions de politique ou d’économie intérieure et internationale qu’aux faits divers. Le citoyen suisse n’est pas plus brillant que le français, mais il s’informe énormément, car il sait que son choix compte et est respecté.

Il est vrai que chez nous, non seulement le référendum d’initiative populaire est considéré comme un non sens, mais lorsque le peuple vote mal, comme au référendum de 2005, l’exécutif ratifie un traité similaire cinq ans plus tard en se moquant éperdument du choix populaire. Cela ne peut guère motiver des électeurs de plus en plus convaincus que droite et gauche, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. La chute du nombre d’inscrits dans les partis politiques français en est un bon indicateur. Jamais plus un parti français ne regroupera un million d’adhérents comme le RPR des années 1980.

Mais puisque nous parlons d’adhésion partisane, regardons un autre aspect de la vie démocratique, l’intégration des citoyens dans la société civile. Un élément sensible est celui de l’adhésion syndicale puisque les syndicats organisent les relations professionnelles entre employés et patrons ou entre branches de métiers et sont l’interlocuteur institutionnel entre l’État et le monde du travail. La France est fière de son modèle social protecteur gouverné depuis la libération par une association des quatre plus grandes centrales syndicales se partageant la gestion des caisses d’assurances sociales. La France est aussi connue pour ses conflits sociaux et ses grèves, preuve sans doute d’un dialogue social très intense et vif… Mais en 2013 seuls 7,7 % des travailleurs français étaient syndiqués… Qu’en est-il dans la très libérale Suisse ? Ce sont plus de 66 % des travailleurs helvétiques qui adhéraient à un syndicat cette même année 2013. La Suisse ne connaît presque pas la grève et les conflits sociaux durs comme nous en avons dans nos grands ports industriels. Elle ignore aussi le salaire minimum et son code du travail tient en quelques dizaines de pages, mais les Suisses pratiquent un capitalisme de coopération syndicale très fort que les socialistes utopistes du XIXe siècle n’auraient pas reniés. Que se passe-t-il chez nos voisins ? Ils règlent leur monde du travail par les accords collectifs par entreprises ou par branches professionnelles. Tout est adapté par  cantons, par situations particulières et là encore, le travailleur suisse s’implique, n’attend pas que les règles tombent d’en haut, il les suscite, dans le dialogue, et il s’implique car sa voix compte, et des choix de ses syndicats dépendront son salaire, mais aussi la plupart de ses assurances sociales.

Alors que reste-t-il encore ? L’égalité de revenus ! Voilà notre fierté, notre république est sociale et égalitaire ! Avec son système d’imposition sur le revenu par répartition elle prend aux riches pour aider les pauvres. Avec ses droits de succession elle ratiboise les patrimoines indus et pratique l’égalité des chances. De l’autre côté du lac Léman on ignore presque toujours les droits de succession, lorsqu’ils existent ils n’excèdent pas 20 % et les impôts sur le revenu, comme la TVA ne sont guère plus élevés. Mais là encore, il faudra se contenter d’une déconvenue. Le coefficient de Gini, qui mesure l’inégalité de revenus dans le monde sur une base de 0 à 100, 100 étant l’inégalité parfaite et 0 l’égalité de revenus parfaite, place la Suisse dans la moyenne européenne en 2013, avec  un coefficient à 28,5, tandis que la France était à 30,1. Ainsi, sans que l’écart ne soit très inquiétant, on peut encore constater que la société française est plus inégalitaire que la société suisse en termes de répartitions de revenus.

Pour clore notre tour d’horizon interrogeons-nous sur la stabilité politique suisse. Car après tout, avec ces élections en permanence, ils ont bien plus l’occasion de changer de pouvoir que dans notre système électoral mieux verrouillé… Hélas ! Hélas ! Hélas ! Une rapide étude des tendances politiques suisses depuis les élections générales de 1979 montre que les rapports de force entre partis sont demeurés sensiblement les mêmes, ne se modifiant que marginalement et amenant des gouvernements, relativement stables, à changer quelques sièges en fonction des coalitions mouvantes liées à ces évolutions. Le seul véritable bouleversement est celui de la montée de l’Union démocratique du centre. Mais là aussi, point de flambée à la manière du Front national. L’UDC était à 11 % en 1979 et progresse, pas à pas, inexorablement, depuis lors, arrivant actuellement à représenter le quart des électeurs.

En somme, les Suisses, vivant dans une plus grande égalité qu’en France, disposant d’un revenu supérieur, plus impliqués dans le monde syndical et le fonctionnement de l’entreprise, appelés aux urnes à tous instants ont, en plus, l’outrecuidance d’être largement plus satisfaits de leurs dirigeants que nous.

Peut-être est-ce pour cela que la Suisse ne craint pas d’affirmer sa forte identité nationale en dépit de son multilinguisme et de son pluralisme religieux et politique. Peut-être est-ce pour cela qu’en Suisse la part d’étrangers est parmi les plus importantes d’Europe sans que le pays ne se sente envahi du malaise de la disparition. Peut-être est-ce pour cela que la Suisse n’a jamais remis en cause son service militaire obligatoire, mais ne fait la guerre à personne et conserve sa complète neutralité. Peut-être est-ce pour cela, finalement, que c’est un pays libre où il fait bon vivre.

Certes, il a ses défauts, comme toute nation. Mais notre grande patrie, que le monde regarde si souvent avec admiration, à juste titre ; devrait peut-être aussi regarder parfois chez les autres, et pourquoi pas outre-monts où nous avons quelques leçons de démocratie à prendre si nos chefs veulent rendre un peu d’espérance et de bon sens au peuple.

Gabriel Privat

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