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« Des hommes d’honneur », par Vincent Haegele

Vincent Haegele, historien, compositeur, conservateur des bibliothèques de Versailles, ancien élève de l’École nationale des chartes, archiviste-paléographe, a publié Napoléon et Joseph Bonaparte : correspondance intégrale 1784-1818, ainsi qu’une biographie croisée des deux frères susnommés. Il a également commis Murat : la solitude du cavalier ainsi que Napoléon et les siens : un système de famille. Avec son dernier ouvrage intitulé Des hommes d’honneur, il revient sur Trois destins d’Ancien Régime comme l’indique très clairement le sous-titre.

Il est toujours intéressant de comprendre et de connaître la genèse du travail d’un écrivain. Dès les premières lignes, nous lisons : « Ce livre est le fruit de quelques rencontres fortuites faites au hasard de mes affectations (j’aimerais dire affections) à Compiègne et à Versailles. Il arrive parfois que l’on ouvre un carton mal coté, mal inventorié, et que l’on se prenne au jeu de la découverte. » Il poursuit son propos de la manière suivante : « Le hasard voulut que je m’intéresse donc aux papiers d’un ancien chef de la sécurité de Napoléon, Pierre-Marie Desmarets, laissés en jachère depuis près de cent cinquante ans, dans lesquels dormaient plusieurs manuscrits d’une très grande valeur. » Une nouvelle fois, l’adage populaire se vérifie : « Le hasard fait bien les choses. »

De fil en aiguille, de cartons mal rangés en cartons peu ou pas étudiés, Haegele finit par tomber sur « les derniers papiers rescapés de la famille de Gouy ». Très vite, il perçoit l’intérêt de sa trouvaille : « Il y avait là l’essentiel des querelles mineures et des procès que le vieux marquis Louis avait intentés à ses voisins pour un mauvais bornage, un chemin de traverse, ou encore une paire de chapons gras à verser au titre des redevances seigneuriales. » A ce titre et en creusant la question, nous apprenons « que la chasse n’était pas qu’un loisir. Elle était le crible par lequel s’écoulaient toutes les questions de droit qui n’attendaient que d’être soulevées… » En définitive, l’auteur nous explique qu’il lui semblait « tenir une matière extrêmement vivante. Elle n’attendait qu’à être replacée dans le cadre qu’elle avait quitté ».  Dans ce passionnant ouvrage, Haegele nous conte avec talent, après ce préambule, trois histoires d’antan. La première met donc en scène un marquis sûr de son droit « au point d’envisager de traîner le roi en justice ».

La deuxième se montre tout aussi captivante. Elle décrit « l’histoire d’un avocat spécialiste des questions de successions emporté dans des affaires de patrimoine en lien avec la Cour, et celle de son ami commis dans un grand ministère. Elle présente un panorama extraordinaire des mille et une manière de se constituer une clientèle fidèle, tout en flirtant avec les plus dangereuses relations. » Cette affaire nous plonge littéralement « dans le quotidien versaillais et parisien de deux amis, pris à la gorge par leurs obligations familiales, victimes tout autant qu’acteurs d’une société dont ils cherchent à tirer profit tout en jouissant de la vie dans ce qu’elle a de meilleur ».

L’auteur se livre à une surprenante mais agréable confession : « Antoine Le Bel et Armand Nogaret sont peut-être les hommes les plus émouvants qu’il m’ait été de fréquenter dans leur intimité, deux cents ans après leur disparition. Tout est tellement vivant dans leurs échanges : leurs joies, leur amour de la bonne table, le plaisir du partage, jusqu’à ce que la raison impérieuse vienne s’en mêler. » Eh oui, les questions financières et les dettes l’emportent souvent sur toutes les autres considérations, qu’elles soient amicales, familiales voire même amoureuses…

Avec sa troisième et dernière histoire, Haegele nous transporte « loin de la France, mais sur les traces d’un jeune Français frivole, débarqué à Colombo, aujourd’hui capitale du Sri Lanka, pour servir comme mercenaire dans un régiment loué par la Compagnie des Indes néerlandaises ». Nous le suivons pas à pas dans ces différentes pérégrinations résumées parfaitement par cette locution latine extraite d’un poème d’Horace : « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain. » Malheureusement pour lui, il se confronte à des hommes qui ne pensent qu’à une seule chose : le profit. Peu importe la religion, la couleur de peau, l’échelon social, les administrateurs de la dite compagnie ne basent leurs vies et leurs nombreux projets que sur l’argent, comme l’apprendra notre héros à ses dépens.

Ces « trois destins » ne nous offrent pas « un destin unique », mais ils présentent « la perspective d’une infinité de récits, car les hommes qui sont décrits ici ont participé, sans jamais la faire, à l’histoire. Ils ont vu certaines choses, croisé certaines personnes, vécu les désagréments de la roue de la Fortune ». De fait, Haegele avec son étude confirme ce que nous pensons « du travail même de l’historien : interpréter, se tromper, croiser, suivre un chemin qui n’était pas celui prévu au départ ».

Toutefois, Haegele estime à raison que « ces trois histoires sont loin de constituer un tout et ne donnent qu’une vision fragmentaire de ce que furent les dernières années de l’Ancien régime ». Il précise aussi qu’il « n’a été usé d’aucun artifice : les citations proviennent toutes des lettres et documents échangés entre les protagonistes et les quelques phrases qui peuvent être entendues ici et là ont été retranscrites par eux ».

L’objectif fixé par l’auteur et énoncé dans son épilogue se montre très ambitieux : « Notre intention, dans cette étude, était de donner au lecteur l’impression de comprendre l’Ancien Régime à travers toute la complexité des relations entre différentes catégories sociales : il s’agit certes d’une société d’une grande verticalité, mais dans laquelle les relations individuelles sont intimement imbriquées. » Après une lecture attentive et critique, nous pouvons dire que le résultat se montre plus que probant et à la hauteur des espérances fixées par Haegele. Etant donné que beaucoup semblent l’ignorer, il opère un rappel historique salutaire : « La société de l’Ancien Régime est tout sauf individualiste car elle requiert service et obligations. »

Néanmoins, il existe un danger social majeur que l’auteur décrypte parfaitement : « Un individu qui connaît les codes de cette société, en étant né à la Cour, et n’ayant aucune difficulté à en comprendre les usages, se voit d’emblée offrir des perspectives et peut-être une certaine illusion de participer au concert social. » Tout au long du XVIIIe siècle, beaucoup de membres du Tiers-État souffriront de ce mirage et voudront concourir pleinement, activement et directement à la conduite des affaires du royaume. Toutes ces aspirations exploseront sous le règne de Louis XVI et conduiront à l’ouverture des États-Généraux le 5 mai 1789.

Cependant, l’auteur note que « la Révolution française, en abattant les privilèges, ne reniera pas les notions de vertu et d’honneur, elle prétendra même revenir à leur origine, réelle ou fantasmée ». En effet, nombreux sont les révolutionnaires à prendre l’Antiquité gréco-romaine en référence. Certains changeront leurs patronymes pour adopter les suivants : Horace, Scipion et Brutus. Ce dernier étant considéré comme l’un des modèles à atteindre et à imiter. Effectivement, dans l’esprit des révolutionnaires, il avait tué le tyran César. Pourtant, Haegele développe non sans malice une idée lourde de conséquences : « Or la République romaine est aussi une république aristocratique, ce qu’oublieront volontairement certains tribuns parmi les plus virulents de la Révolution. »

Haegele nous présente une galerie de personnages à la fois très intéressants et surprenants, qui incarnent relativement bien la nature humaine : « Louis de Gouy rêve d’une propriété en tout point égale à celle de sa voisine ; Armand Nogaret et Antoine Le Bel apprennent à leurs dépens qu’il est vain de spéculer sur les réformes d’un Etat qui ne permet pas à ses sujets de disposer d’une égalité de traitement devant la justice. Quant à Étienne de Jouy, c’est la stupeur de se voir ramener à une simple valeur marchande. »

Avec ces trois destins, nous réalisons – une fois de plus – que l’Homme est bien souvent naïf, procédurier, attiré par l’argent et les gloires d’ici-bas. Les descriptions des paysages, des campagnes, des villages et des villes nous offrent une réelle vision de cette France du XVIIIe siècle. L’auteur, grâce à sa plume belle et alerte, nous immerge dans cette ambiance si particulière qui a fait dire à Talleyrand : « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que la douceur de vivre. » En fin de compte, ces remarquables biographies permettent de répondre à « la petite phrase de Montesquieu » mise à la forme interrogative : est-ce que « l’honneur ne reconnaît point de loi ? » Pour Haegele la chose est entendue et nous le rejoignons sans aucune hésitation dans sa conclusion : « L’honneur est un marqueur civilisationnel qui dépasse le cadre des siècles et des régimes… »

Franck Abed

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