Tribunes

De l’Envie contemporaine

                           Il y a plus de quarante ans  de cela, paraissait l’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, La trahison de l’opulence, dans lequel il analysait comment la société de consommation est une gigantesque machine à créer de l’envie, au détriment de la qualité de la vie et de l’art de vivre. La machine a redoublé de vigueur depuis cette époque. Il est intéressant de noter à quel point la sagesse millénaire de l’Eglise est désormais reconnue, bien tard, par la sociologie et l’analyse politique et économique : l’envie n’est pas par hasard dans la liste des péchés capitaux. Elle qui ne procure aucun plaisir est la cause de tant de vices et, souvent, l’origine des conflits les plus sanglants entre les hommes et entre les pays. Le marxisme nous avait habitués, et nous avait fait croire, que la fabrication collective des usages était le moteur de toutes choses. Or, comme Jean Baudrillard ne cessa de le montrer, la valeur d’échange domine cette fabrication. Son livre, Dans le miroir de la production, souligne le fait que « Le capitalisme a fabriqué le consommateur, notamment en s’attribuant, via les industries culturelles et le contrôle de l’information, le monopole du code », comme le commente Fabrice Flipo dans Politiques de l’envie. La consommation a pris la place de la production, ne cessant de créer de l’envie, une envie dévorante, irrationnelle, manipulée. Personne ne peut se dire à l’abri ou exempt de ce péché capital, à partir du moment où il est partie intégrante de ce système.

                                  Pour la première fois dans notre histoire, nous n’avons plus aucune connaissance naturelle des objets qui nous sont proposés, imposés et de leurs multiples usages. Il s’agit d’une révolution écologique, qui touche à notre rapport avec la nature qui, jusque-là, guidait nos désirs et nos envies. Nous sommes devenus les objets d’entreprises de séduction qui se multiplient. La publicité est devenue une arme sophistiquée pour exacerber notre envie pour des objets dont nous n’avons aucune utilité et également pour des habitudes et des pratiques qui ne sont pas conformes à notre être. Tout est fait pour nous maintenir dans la déstabilisation et dans une course effrénée pour ce qui est nouveau, pour le changement, ce que nous appelons, à tort, le progrès. Les professionnels qui sont derrière ces stratégies sont particulièrement adroits, diaboliquement adroits. Il ne s’agit même plus de l’envie, primaire, brutale, de Caïn vis-à-vis d’Abel qui a reçu les faveurs de Dieu. Là, il s’agissait encore d’une envie qui correspondait à notre nature, certes pécheresse, mais vraiment humaine : l’envie qu’un homme éprouve pour ce qu’un autre homme est et que lui-même n’est pas. Désormais, nos envies sont basses, le plus souvent matérielles ou bien liées aux plaisirs immédiats qu’elles peuvent procurer si elles sont satisfaites. La déception est souvent au rendez-vous car les envies, même entretenues et nourries par les maîtres du marché économique, ne peuvent pas toutes être comblées, d’où l’apparition du ressentiment et de la haine qui peuvent couronner le tout. L’égalitarisme est une utopie. La consommation crée une hiérarchie terrible qui attise la violence intérieure en décuplant l’envie inassouvie.

    Voilà un réel combat spirituel car si l’envie est toujours, comme aux origines, le désir de jouir d’un avantage pareil à celui d’autrui mais qu’on ne possède point, elle est gonflée et centuplée à cause de cette instabilité causée par des forces extérieures extrêmement  nocives et puissantes. Elle n’est plus simplement tristesse et chagrin à constater le bien de l’autre et à le convoiter jusqu’à la haine, mais elle est devenue une seconde nature propre à l’homme contemporain broyé par le mécanisme de la consommation incessante. Saint Grégoire le Grand reconnaissait que l’envie est « blessure pour l’esprit qui se ronge, torturé par le bonheur d’autrui » mais il ne connaissait pas l’envie qui existe avant même que son objet n’existe. Saint Thomas d’Aquin décrivait l’envie comme un processus en trois étapes : tout d’abord s’efforcer d’amoindrir la gloire d’autrui, secrètement par la médisance chuchotée, puis ouvertement par la diffamation ; ensuite accueillir le résultat de cet acharnement soit en se réjouissant d’avoir réussi, soit en se lamentant parce qu’on a échoué ; et enfin, tomber dans une haine sans fond : « Le péché de l’envie est un vice capital duquel naissent la haine, le murmure, la médisance, la joie qu’on éprouve des maux du prochain et l’affliction qu’on ressent de sa prospérité.

Il faut répondre que, comme le dégoût est une tristesse qu’on éprouve à l’occasion du bien spirituel divin, de même l’envie est une tristesse que l’on conçoit au sujet du bien du prochain. » (Somme Théologique IIa-IIae, q.36, art 4, conclusion)

René Girard est sans doute l’auteur contemporain qui a le mieux compris et décrit la place de l’envie comme désir mimétique. Tout chrétien tirerait profit à réfléchir sur ses ouvrages. Il dénonce à la fois l’illusion subjectiviste qui nous fait croire que nos désirs trouvent leur source dans notre spontanéité, et l’illusion objectiviste qui font rechercher dans les qualités intrinsèques à l’objet l’origine de la séduction. Il insiste sur le fait que l’envie n’est pas simplement une ligne droite allant de celui qui désire à l’objet convoité car il s’agit d’un triangle où se dresse sur le chemin autrui, empêcheur de tourner en rond. Dans l’envie, nous ne désirons pas n’importe quel objet mais uniquement celui que désire ou possède l’autre. D’où l’origine de la violence et de toutes les guerres de Troie. Le propre de la publicité est justement  de montrer le désir de ceux qui créent le mimétisme et ainsi d’enclencher l’envie de celui qui regarde ceux qui désirent : je veux acheter ce café qu’un acteur américain célèbre considère comme si précieux car j’envie l’acteur et je voudrais lui ressembler (faute de pouvoir le supprimer), et en buvant son café, j’occupe un peu la place qui est la sienne et je partage sa gloire. René Girard fait bien la distinction entre la médiation externe et la médiation interne. Dans la première, l’imitateur et son modèle ne sont pas de même rang social et moral : il en résultera l’admiration et un dépassement de soi. Dans la seconde, les deux sont du même niveau, et il en résultera la confrontation, la violence car chaque être veut s’approprier ce que l’autre possède. Cette seconde figure est celle des sociétés démocratiques qui ne reposent que sur cette rivalité mimétique mortelle : « ” Le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l’union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C’est là le sentiment que nous appelons haine. Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu’un obstacle dans son médiateur. Le rôle secondaire de ce médiateur passe donc au premier plan et dissimule le rôle primordial de modèle religieusement imité” (Mensonge romantique et vérité romanesque) Nul doute que René Girard ait trouvé ce désir mimétique, dans son état le plus élaboré, chez les personnages de Dostoïevsky, lorsque l’homme tourmenté passe constamment, en oscillant d’un état de haine profonde à l’amour le plus servile. Or il ne s’agit pas seulement de l’attitude du schizophrène reconnu cliniquement, mais de l’état de l’homme contemporain baigné dans une démocratie dont la seule valeur est la consommation, ceci pour, apparemment, réguler la violence mimétique alors que cette dernière ne peut que se multiplier avec une telle manipulation. Lorsqu’un être met par hasard la main sur l’objet de son envie, il n’éprouve qu’un contentement passager qui fait place rapidement à la déception et à la poursuite encore plus effrénée d’un nouvel objet à s’approprier : « Ce n’était donc que ça ? » constate le vainqueur frustré.

Le Français, depuis la révolution de 1789 (et toutes celles qui ont suivi), a été modelé par l’envie. Dans De la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville a bien analysé que l’envie est le poison de cet âge démocratique puisque la moindre différence est considérée comme une inégalité criante et inacceptable. Auparavant, Dieu et le Roi pouvaient être imités. Désormais ils ont été tués et les hommes s’entredéchirent pour acquérir ce que les autres ont et sont. L’envie devient le centre et le moteur de leurs relations. Nous y sommes, et plongés jusqu’au cou, encore davantage par la mondialisation en cours qui est tout sauf un épisode hasardeux puisqu’elle est mis en place par les empoisonneurs démocratiques de la consommation de masse. Certes, dans le meilleur des cas, l’émulation peut être un fruit de l’envie, mais ce dénouement est très rare dans des sociétés qui misent tout justement sur l’égalitarisme pour mieux contrôler les esprits et détruire les âmes. La plupart de nos choix, sauf à y être très attentifs en toutes occasions, procèdent de codes qui nous sont imposés. L’effet de mode est caractéristique de notre époque contemporaine et tous, ou presque, s’y engouffrent sans réfléchir. Intéressant de voir que, désormais, ce n’est plus l’apparition d’un nouveau modèle de téléphone portable qui crée la demande puisque cette dernière, l’envie, existe avant même que le produit ne voie le jour, un produit non nécessaire évidemment, caractéristique de la boulimie de consommation moderne. La théorie du bouc émissaire (dans son ouvrage Le Bouc émissaire) sera, pour René Girard, le deuxième volet permettant de contrôler cette violence créée par le désir mimétique : l’agressivité collective y trouve un exutoire et la communauté peut se ressouder autour d’un pacte pour la paix de tous.

Le Bouc émissaire parfait est bien sûr le Christ. Par son sacrifice, il dévoile le sens de cet holocauste et rend désormais tous les autres inopérants. D’où l’explosion de violence dans les sociétés qui se détournent de Lui. La seule conclusion ne pourra être que la tragédie et l’apocalypse, ou bien, si la vérité de l’Evangile est appliquée, la victoire de la Charité. Voilà notre dilemme contemporain et tous les soubresauts du monde s’expliquent sans doute par cette violence extrême qui refuse la reconnaissance du Bouc émissaire qui sauve. Il n’est donc pas innocent de se laisser emporter par l’envie contemporaine. Notre âme est en jeu.

 

                                                             P.Jean-François Thomas s.j.

                                                             1 janvier 2019

                            Circoncision de Notre Seigneur, Octave de la Nativité

 

                         

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