Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Tradition et modernité, par le P. Jean-François Thomas

Les Anciens sont souvent une source de consolation et d’encouragement lorsque l’adversité semble l’emporter. Tel le Virgile des Bucoliques, prophétisant, par la bouche de la sibylle de Cumes :

« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d’un consul./Il s’avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle: je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants./ Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels./ Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d’abord cessera l’âge de fer, et à la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or: déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s’il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante./ Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l’univers, pacifié par les vertus de son père. » (IVe églogue).

Virgile vécut à une époque d’attente impatiente et anxieuse dans ce qui allait devenir l’empire romain. Les peuples espéraient un nouveau commencement et le retour d’un âge d’or. Les mots du poète et de la sibylle sont impressionnants car ils annoncent l’enfantement d’un fils divin par une vierge mère. Benoît XVI, dans L’Enfance de Jésus, note que :

« Peut-être peut-on dire que la figure de la vierge et celle de l’enfant divin font en quelque sorte partie des images primordiales de l’espérance humaine, qui émergent dans les moments de crise et d’attente, sans qu’il y ait de figures concrètes en perspective. »

Ce n’est qu’à notre époque, préparée par deux siècles d’avilissement et de rejet de Dieu, qu’une brisure s’opère et que, soudain, les sociétés occidentales rejettent toute lecture sacrée de l’histoire. Les païens de l’Antiquité croient en la transcendance et ils ne réduisent pas la réalité à ce que leur liberté humaine relative peut en saisir ou en construire. Ce fonds traditionnel, propre normalement à tous les peuples et à toutes les civilisations, s’est délité dans notre pays, bouté hors du terrain par l’utopie de la modernité.

Un tableau est comme un manifeste de cette révolution opérée dans notre pays. Il s’agit de la toile intitulée par son auteur : Tableau de figures humaines, historique d’un enterrement à Ornans, plus connue sous le titre : Un enterrement à Ornans. Gustave Courbet, jeune alors mais déjà farouchement révolutionnaire et républicain, peint ce tableau pour le Salon de 1851, ceci dans la mouvance de la révolution de 1848 et de l’élection du parti conservateur en cette IIe République. En le regardant, il faut avoir à l’esprit son antithèse, auquel Courbet pensa bien sûr afin d’en prendre le contre-pied : L’Enterrement du comte d’Orgaz par Le Greco où l’âme du défunt, aspirée dans la porte étroite du ciel attire tous les spectateurs vers le haut. Gustave Courbet, qui sera un des grands destructeurs durant la Commune de Paris, choisit cette scène anodine, dans son village franc-comtois natal, pour signer une œuvre, désormais passée à la postérité, qui s’impose comme une proclamation idéologique. Son accrochage à Paris fit scandale car, comme l’écrivit le critique Dupays, la représentation semblait être « un amour du laid endimanché ». En fait, il ne faut pas s’y tromper, il s’agissait plutôt d’une déclaration politique puisque Courbet précisa que sa peinture avait pour but d’introduire « la démocratie dans l’art » et que « le réalisme est par essence l’art démocratique ». Mais au bord de cette tombe, ce sont deux mondes qui se font face : l’ancien monde de l’Église, et le nouveau de la Révolution, de la République, du Progrès, de l’absence de Dieu. À gauche en effet, sont rassemblés, autour du prêtre officiant en chape, les porteurs du cercueil, les enfants de choeur passablement distraits, les sacristains et les deux bedeaux plus rougeoyants que leurs rutilants unformes. À droite, menés par un homme en redingote verdâtre au geste de quasi bénédiction laïque, les hommes dont certains habillés à la mode de 1793, anciens « sans-culottes » et militants, tandis que les femmes pleureuses sont comme étrangères à la division tragique qui s’opère sous les yeux. Quelles oraisons accompagnent ce défunt ? Celles du prêtre ou celle de ce laïc peut-être franc-maçon ? Quel est l’avenir de ce mort, sinon l’obscurité de la fosse ? Quel est son destin sinon de ressembler bientôt au crâne qui traîne aux pieds du notable incrédule ? Le chien semble fixer tantôt ces femmes défigurées par la douleur, tantôt les hommes, petits et moyens bourgeois de cette région viticole comme en témoignent les visages sanguins. Toute cette petite troupe n’est plus sous l’autorité spirituelle de ce curé de campagne qui doit peiner à rechristianiser les âmes touchées par les déflagrations à répétition depuis 1789. Son autorité est  dans la tombe, même si les apparences demeurent car l’Église sait encore faire entendre sa voix, enseigner, combattre, malgré, déjà, des évêques qui se transforment peu à peu en préfets violets. L’espérance chrétienne qui explose et illumine dans le tableau du Greco a ici déserté la scène. Dieu est absent, Dieu est mort. Peut-être même est-ce Lui que l’on enterre ainsi ? L’au-delà n’est plus une aspiration vers le Paradis, mais la béance inquiétante de ce trou creusé au premier plan. Se rencontrent en cet instant la négation de toute transcendance et la sournoise et lente déchristianisation qui a commencé à s’opérer dans les régions rurales de ce milieu du XIXe siècle. En tout cas, toute Tradition est exsangue dans cet enterrement, et la modernité ne se porte pas mieux car, en enfouissant le sacré et le transcendant, elle creuse aussi, avec ses ongles, sa propre tombe. Courbet doit le pressentir, malgré son idéalisme républicain, car aucun camp ne semble l’emporter autour de la tombe qui attend son dû.

La modernité est une fille rebelle du christianisme, comme l’a bien vu Chesterton dans sa célèbre formule :

« Le monde moderne est plein de vertus chrétiennes devenues folles. »

Au cours des deux derniers siècles, les hommes d’Église ont voulu rattraper cette enfant désobéissante et ont pensé la reconduire au bercail en épousant peu à peu les idées du monde, des idées qui n’étaient en fait que les hérésies de la doctrine, donc hautement dangereuses et empoisonnées. Dans Tradition, il y a « traduire », mais il ne faut pas que cette traduction se transforme en trahison, sous le prétexte d’intégrer une nouvelle culture. Dans cet enterrement à Ornans, ce qui s’oppose à la foi du vieux curé ne sont pas des idées neuves, ce sont des idées devenues monstrueuses parce que arrachées du cœur de la Tradition et retournées comme des gants, principe même utilisé par Satan lorsqu’il veut tromper, comme il le fit déjà au Jardin d’Eden : il utilise ce qui est bien pour le transformer à son propre profit, contre Dieu. Les idées chrétiennes devenues folles ne peuvent plus être christianisées. Elles sont pourries et elles corrompent tout ce qui entre en contact avec elles. Les Pères de l’Église des premiers siècles, où foisonnaient les hérésies, vivaient encore dans un monde où même les païens étaient saisis de crainte envers Dieu, envers les dieux, envers ce qui est au-dessus, au-delà. Désormais, nos sociétés modernes se sont totalement affranchies de la moindre obéissance envers des lois transcendantes. Nous ne devons pas aller vers elles la main tendue mais trancher les mains qu’elles tendent hypocritement.

Lorsqu’un État ne cesse d’affirmer et de revendiquer son autonomie totale par rapport à des lois supérieures non écrites de main d’homme, il est nécessaire de refuser la collaboration car notre âme se met en danger, celui d’être ensevelie dans la fosse  où les ténèbres ne seront déchirées que par les pleurs et les grincements de dents.

Jean-François Thomas, s. j.

0 réflexion sur “Tradition et modernité, par le P. Jean-François Thomas

  • Michel MICHEL

    Autrement dit, mais bien dit, ce que je tente expliquer dans “Le recours à la Tradition – La modernité : des idées chrétiennes devenues folles”

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