Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

L’esprit de contradiction ou Déconstruire, par le P. Jean-François Thomas

Déconstruire est devenu à la mode et, au-delà d’une simple passade, un véritable programme politique avec son armement lourd, blindé et idéologique. Il ne faut pas prendre à la légère les tocades au premier abord inoffensives, comme le fait de « déconstruire » puis de « revisiter » la recette de la tarte que grand-mère préparait pour les dimanches d’antan. Cet acharnement à laisser l’empreinte de sa grosse patte partout en commençant par détruire pour ne plus rien construire — malgré le programme annoncé — et pour laisser derrière soi de pitoyables vestiges du passé est une marque du diable. Le stratagème n’est pas d’aujourd’hui, même s’il atteint désormais son apothéose à force de la démission et de la lâcheté de ceux qui, revêtus d’une autorité, n’ont jamais réagi, puis ont emboîté le pas, avant de prendre l’initiative de la table rase. La crise médiévale nominaliste puis le protestantisme ont annoncé les couleurs de cette nouvelle bannière, brandie tout au long du XVIIIe siècle avant d’être solidement plantée dans le sol en 1789. Cependant, la théorisation du processus a surtout lieu lors du « mensonge romantique », pour reprendre l’expression de René Girard dans son premier ouvrage, Mensonge romantique et vérité romanesque, en 1961. Benoît Chantre, interrogeant cet auteur dans Achever Clausewitz, en 2007, écrira : « Le mensonge mythologique, trahissant son propre secret, est devenu au fil des siècles “mensonge romantique” en laissant apparaître le ressentiment. » L’esprit de contradiction et le ressentiment, héritages essentiellement révolutionnaires, d’essence révolutionnaire, sont ancrés dans notre société française républicaine et ont largement essaimé dans le monde entier par les idées véhiculées depuis les dites Lumières.

Quelques figures littéraires majeures du début du XIXe siècle vont précipiter un mouvement déjà bouillonnant, mais peu visible, lors du Grand Siècle. Molière avait bien épinglé l’émergence d’un nouveau type d’homme, l’« intellectuel français » dont les ravages iront crescendo depuis cette époque. L’Alceste du Misanthrope, admirablement cerné par Célimène, est le prototype de ces déconstructeurs, de ces négateurs qui feront peu à peu l’opinion. Célimène a cette tirade :

 « Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?/ À la commune voix veut-on qu’il se réduise, / Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux/ L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?/ Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire ;/ Il prend toujours en main l’opinion contraire,/ Et penserait paraître un homme du commun,/ Si l’on voyait qu’il fut de l’avis de quelqu’un./ L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,/ Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;/ Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,/ Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui. » (Acte II, scène IV, v. 669-680).

Ne nous croirions-nous pas en face d’un de ces participants des plateaux de télévision ou des débats politiques désormais ordinaires ? Les salons du XIXe siècle, accélérant le processus enclenché par ceux du XVIIIe siècle, vont édifier l’intellectuel statufié au rang d’idole, celui qui, avec cynisme, adopte pour méthode — à l’encontre de la pensée traditionnelle — la négativité. La fameuse Madame Germaine de Staël, fille de Necker, fut un des témoins des foyers de déconstruction européens, d’abord en France puis dans son exil allemand. Rien de plus misanthrope que celui qui, ne pouvant pas se distinguer des autres par l’intelligence ou l’apparence, se plaît à critiquer et à juger tout négativement, comme le La Rochefoucauld des Maximes ou la comtesse de La Fayette de La Princesse de Clèves. De tels ouvrages deviennent des références pour les esprits qui refont l’Europe et le monde en ce siècle fils de la révolution française. Le ressentiment sera peu à peu façonné comme une manière de regarder les autres. René Girard perçoit en Madame de Staël celle qui, comme Célimène dans Le Misanthrope, essaiera de casser le cercle vicieux de l’imitation parmi les esprits forts qui, faute d’originalité, se réfugient dans l’aigreur et la violence. Il considère que celui qui tient la clef du dépassement de l’esprit de contradiction et du ressentiment est le catholique, seul capable de se situer au-dessus de l’imitation. Madame de Staël a bien analysé la faiblesse du voltairianisme, ironie, élégance et rapidité, lorsqu’il est imité en vain par ceux qui n’entretiennent que la jalousie de l’incompétence, à commencer par la Prusse de Frédéric II et aussi par une littérature française se contentant de répéter sans génie faute de pouvoir créer.

La déconstruction des Lumières, propagée au reste de l’Europe, reviendra dans sa patrie d’origine avec une force redoublée lorsqu’elle aura été passée au crible de l’idéalisme allemand. Le conformisme va s’enraciner et produire peu à peu l’« intellectuel », ou assimilé, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Girard souligne, dans Achever Clausewitz, que « l’individualité romantique est moderne, en ce sens qu’elle est davantage capable de saisir, et la genèse du religieux archaïque, et la méthode pour en sortir. […] Mais ils (Schelling, Nietzsche et d’autres) n’ont pas vu, ou voulu voir, que la Passion avait complètement transformé ce sacré. » L’éternel débat et conflit est la suite de celui, dantesque, des guelfes et des gibelins, les partisans du pape et ceux de l’empereur. Longtemps la papauté fut la seule force capable de contrer la descente vers le gouffre de l’imitation et du ressentiment. En abandonnant à son tour ce qui la caractérisait depuis les origines, à savoir son refus de se conformer à l’esprit moderne, en s’assimilant aux opinions passagères, l’Église ne fait plus que suivre et imiter ce que l’ « empereur », les princes du moment décident, c’est-à-dire le monde, au sens johannique du terme.

Une des caractéristiques du monde contemporain est l’imitation, et donc l’esprit de contradiction et le ressentiment. Peu ou prou, tous les pays, toutes les cultures sont touchés et les gibelins contemporains continuent patiemment de tisser leur toile. La crise sanitaire, réelle ou manipulée, de ces dernières années, est comme une sorte d’apothéose de cet empire dont les premiers rouages intellectuels furent forgés il y a des siècles.  Après le temps de l’exaltation qui connut son apogée avec cet esprit hérité de Voltaire, la décadence s’est précipitée pour atteindre les dimensions qui sont devant nos yeux. La déconstruction ne laisse indemne aucune partie de l’humain, de sa culture, des structures de la société. La démolition des églises lors des guerres de religion et de la révolution française n’était que les prémices d’une destruction universelle. Lorsque des théologiens annoncent comme programme de leur démarche la « déconstruction des dogmes », il faut comprendre que ce mouvement ne sera suivi d’aucune reconstruction. Lorsque des personnages publics fanfaronnent sur leur couple ou leur « genre » déconstruit, cela signifie que tous les repères sont mis à bas. Lorsque l’art contemporain se complaît dans le laid et l’ordure afin de déconstruire le beau et le vrai, nous savons qu’il n’y a plus de place pour ce qui est stable et ordonné.

Saint Ignace de Loyola, dans les Exercices spirituels, s’écrie : « Comme la terre me semble vile lorsque je regarde le ciel ! ». Que n’épouverait-il pas s’il connaissait les affres d’un monde qui s’est réfugié dans l’entortillement de ses propres contradictions et qui ne survit plus que dans l’attristante médiocrité et consensualité de l’imitation par la provocation sans cesse répétée des mêmes poncifs. Tous ces donneurs de leçons, intellectuels à la remorque de la mode et du vide, loin de créer l’enthousiasme, ne font qu’entretenir l’angoisse et l’horreur des temps qui maquillent la vacuité par des loisirs et des plaisirs sans intérêt.

Dans un des dialogues savoureux de Michel Audiard, Jean Gabin explose :

«  Quand on voit ce qu’on voit, on comprend mieux pourquoi Noé n’a voulu sauver que les animaux ! »

Voilà une exégèse peut-être rudimentaire mais pleine de bon sens car elle ramène la prétention des intellectuels de notre système à bout de souffle à leur juste place. Noé fut un constructeur et non point un déconstructeur. Suivons ses traces et entassons dans notre arche tout l’héritage de nos pères afin de le sauver des flots en furie.

P. Jean-François Thomas, s.j.

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