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Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement » (4)



Par Laurent Chéron Agrégé d’histoire

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi. Les liens des communications en bas de page.

Centre d’Etudes Historiques

1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.

Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

Collectif, Actes dela XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p.163-187.



Tracas et agréments de la route au temps de La Fontaine

« Nous avons déjà fait trois lieues sans aucun accident. »

Même vu dans son contexte, le voyage de Limoges fut remarquablement lent. La Fontaine et Jannart sont restés quinze jours en route alors que, selon les normes du temps, dix auraient dû suffire[1]. Il est vrai que les trois compères semblent avoir pris leur temps. On s’est attardé à Richelieu et Châtellerault, ici pour des raisons de parenté, là de « tourisme ». Comptons aussi le séjour de Clamart, du jeudi 23 au dimanche 26, qu’on peut attribuer à des motifs politiques et pratiques : il fallait quitter Paris au plus vite, mais attendre le carrosse de Poitiers… qui ne partait qu’une fois par semaine. Encore le rythme espacé de ces départs appartient-il à l’univers du temps, comme la faible vitesse des attelages que la moindre montée mettait au pas, obligeant même les voyageurs à descendre pour soulager les chevaux[2]. On comprend mieux pourquoi, sous le regard d’alors, le franchissement des multiples vallées entaillant l’Île-de-France au sud de Paris, fasse surgir des « montagnes » impressionnantes. Au moins nos amis ont-ils la chance de parcourir entre la capitale et la Loire les routes les mieux entretenues, depuis longtemps de celles que la monarchie utilise le plus. La Fontaine remarque le beau chemin » empruntant la levée – ou turcie – entre Blois et Amboise. La vitesse du convoi sur ces terrains plats reste pourtant modérée, puisqu’un moment le poète préfère aller à pied pour mieux profiter du paysage Aux confins du Bassin parisien, avant Bellac, commence la litanie des voyageurs d’alors sur les « mauvais chemins », mal aplanis, « sentiers rudes et peu battus », aux pentes décourageantes « Quand, de huit ou dix personnes qui y sont passé sans descendre de cheval ou de carrosse, il n’y a que trois ou quatre qui ne se soient pas rompu le cou, on remercie Dieu

Ce sont morceaux de rochers

Entés les uns sur les autres,

Et qui font dire aux cochers

De terribles patenôtres »

Bien plus, aux temps modernes, en dehors des abords citadins, ou des régions un peu densément fournies en villages, le tracé de ces chemins devenait souvent indécis, et le voyageur s’égarait facilement. Il n’est d’ailleurs que d’observer des cartes du XVIIe siècle, qu’on n’ose appeler « routières », puisqu’elles ne montraient pas de routes : seules étaient figurées les agglomérations, ceintes ou non de remparts, et quelques accidents topographique, tels les massifs forestiers, les cours d’eaux et les ponts surtout, passages obligés. Entre ces repères, le paysage montrait souvent un écheveau de sentiers plus ou moins confus[3]. Aussi, plus que la carte, ici de peu de secours, suivait-on plus volontiers des « guides » (mot longtemps féminin), mentionnant les localités à traverser, les distances les séparant, les passages de rivières qu’il fallait appréhender aux meilleurs endroits, en espérant que le pont ne serait pas ruiné, ou bien le gué impraticable. Cette attention aux passages des cours d’eau, moments souvent difficiles du voyage, se lit dans la recension qu’en fait un moment La Fontaine, entre Amboise et Richelieu :

« De ce lieu jusqu’au Limousin[4],

Nous en avons passé quatre en chemin,

De fort bon compte, au moins qu’il m’en souvienne :

L’Indre, le Cher, la Creuse, et la Vienne. »

La critique érudite croit même avoir trouvé dans un guide du temps, Les Rivières de France [5] (1644), l’origine de l’erreur que commet La Fontaine dans l’ordre des passages de cours d’eau énoncés (le Cher devrait être nommé avant l’Indre), l’auteur invoquant sans doute par fiction la « carte » censée le renseigner. Toutes ces imprécisions topographiques, voire cartographiques, transformaient parfois un voyage au cœur du royaume en exploration. Nos amis se perdent entre Bellac et Limoges, dans des circonstances qui rendent bien compte du contexte évoqué plus haut : M. de Châteauneuf « s’informa […] des chemins », au chevelu apparemment complexe, mais en vain car c’est finalement le plus long sur lequel l’équipée eut « tout le loisir de s’égarer[6] ».

Au moins, accidents et mauvaises rencontres leur seront épargnés. On craint un peu au passage le val de Torfou, entre Arpajon et Étampes, encore réputé au XVIIe siècle pour être un sombre repaire de bandits attaquant les voyageurs. La Fontaine en « frémit » encore[7]. Un instant, le poète pacifique fait même l’éloge de la guerre, qui au moins procure un emploi aux voleurs[8]… Mais non, on ne croisera que d’inoffensifs pèlerins, entre Cléry et Blois, puis après Amboise de pittoresques bohémiens, d’allure un peu rébarbative, mais sans plus, même si on les verra débarquer avec quelque dégoût à l’auberge où l’on doit faire étape. La France de La Fontaine, en 1663, c’est encore celle de Callot, d’errants en troupes vaguant sur les chemins. Avec la relation des destructions d’Étampes, c’est pourtant la seule allusion aux misères d’alors, de la guerre à peine regermée, temps de débâcle financière, temps de famine même, celle dite de « l’avènement ». Tout juste un écho des troubles encore récents témoigne d’un royaume en voie de pacification : les portes de Richelieu tardent à s’ouvrir le 3 septembre au matin, car « le bruit courait que quelques gentilshommes de la province avaient fait complot de sauver certain prisonniers » impliqués dans un assassinat. Mais si, arrivant à Bellac, on évoque en voiture la « commission des grands jours », ce ne sont pas les fameux Grands Jours d’Auvergne, ont installés en 1664, mais ceux de Poitiers, auxquels l’oncle Jannart avait participé sous Richelieu[9].

Malgré tous ces retards, toutes ces lenteurs – le croira-t-on ? – on est sans cesse pressé, surtout par le caprice des cochers et des voiturins, corporation peu vantée et qui partage avec les aubergistes et les tenanciers des relais, le triste honneur d’être l’objet de protestations unanimes dans les récits du temps. C’étaient tous gens peu scrupuleux, négligeant fort leurs passagers, et du reste souvent malhonnêtes. La ponctualité n’était pas leur fort. On attend trois heures à Bourg-la-Reine l’arrivée du carrosse de Poitiers. Mais, après avoir raté la visite de Montlhéry, on doit encore écourter celle de Blois, se lever tôt à Richelieu, bref subir les volontés du conducteur, très peu complaisant envers le visiteur. On cède à « la crainte de faire attendre le voiturier » qui, sans ménagement, vous « fait partir » quand cela lui plaît, et ne fait halte qu’où il a décidé[10]. C’est lui qui à « Montels[11] » impose à ses passagers l’auberge où il faudra supporter la compagnie des bohémiens rencontrés en chemin. Bref, le « touriste » des années 1660 ne prenait pas toujours son temps. Le jour tombe avant qu’on ait pu voir le rempart et Sainte-Croix d’Orléans. À Blois, La Fontaine ne visitera pas le Jardin du château. On sait qu’on renoncera aussi à Poitiers. Au départ de Bellac, Jannart se lève « devant qu’il fût jour », mais en vain, car tous les chevaux sont déferrés. Il faudra donc attendre, tout en faisant « presser le maréchal ».

Au moins, se repose-t-on aux étapes ? Hélas, là encore, les Lettres nous chantent la déconvenue classique du voyageur débarquant à l’auberge. À Orléans, à Saint-Dyé (entre Cléry et Blois), à Bellac, où pourtant l’on prit soin de choisir « la meilleure hôtellerie », la « table est mal servie », quand le lit n’est pas déjà colonisé par les puces. Aussi à Châtellerault, accueille-t-on volontiers l’occasion de profiter d’une hospitalité privée, pour déguster melons, et carpes de la Vienne. Outre de pitoyables prestations et des tarifs exorbitants, les hôtelleries des temps modernes avaient aussi la réputation d’obliger le voyageur à subir la plus pénible promiscuité. À l’hôtellerie de « Montels », partager le lit et le verre des bohémiens, donne quelques « scrupules » à La Fontaine et ses compagnons[12]. C’est qu’on voyageait alors rarement seul, à l’étape comme en voiture. Au moins notre auteur, très capable de s’enfermer dans un mutisme rêveur, mais aussi peu exigeant et apparemment plutôt liant, ne se plaint-il pas trop des comparses de voiture. La conversation ira souvent bon train, sur des sujets et sur un ton de bonne compagnie, même quand ils sont badins. Seul un moment, le notaire avec qui on a embarqué à Bourg-la-Reine, et qui suit nos amis jusqu’à Port-de-Piles[13], impatiente l’auteur, pour chanter toujours, et « très mal ». Le lendemain, entre Étampes et Orléans, la monotonie des vues de la Beauce rabat les voyageurs sur la conversation. Une comtesse, sans doute protestante, a la fâcheuse idée de mettre le débat sur un ouvrage de religion huguenot, et s’ensuit avec Châteauneuf une interminable querelle de doctrine sur la RPR[Religion Prétenduement Réformée] , que La Fontaine voit heureusement interrompue par le « dîner », c’est-à-dire l’étape de midi[14].

Au total, l’emporte le caractère d’un voyageur heureux de partager impressions, menus incidents et bons moments, avec des compagnons agréables, dignes d’apprécier le « voyage littéraire » que reconstituent les Lettres, et dont ils sont un peu les héros. Par l’exercice de cette sociabilité honnête, La Fontaine est bien de son temps, et son art de voyager n’annonce pas celui de Jean-Jacques. Il est encore de son époque, quand il ne se soucie guère du naturel des habitants qui sont le gros des populations traversées, sinon pour plaisanter au passage les formes de telles paysannes, ou remarquer qu’on entre en Limousin dans des terres où le patois l’emporte sur le français. Mais la fille d’auberge de Bellac lui plaît beaucoup, et l’impénitent coureur de jupon sait bien se faire comprendre, tant il est vrai que « les fleurettes s’entendent en tout pays, et ont cela de commode qu’elles portent avec elles leur truchement ». Aussi, la seule ethnographie provinciale à laquelle se livre notre écrivain est celle de la gent féminine, avide qu’il est de savoir le « nombre de jolies femmes » dans Blois, ou « s’il y a de belles personnes à Poitiers ». À cet égard, nous devrons nous contenter d’apprendre que les habitants de Limoges ont « de la blancheur », et que celles de la première bourgeoisie y portent des « chaperons de drap rose-sèche sur des cales[15] de velours noirs », signe d’une mode encore particulière chez la bonne société provinciale. Nous n’en saurons guère plus et sans doute, sa mission accomplie, notre ami s’en retourna vite à la capitale[16].


[1] Nous renvoyons à la fameuse étude de G. Arbellot, « La grande mutation des routes de France au milieu du XVIIIe’, Annales ESC, 1973. Les progrès des messageries et des Ponts et Chaussées sous Louis XIV abaisseront le trajet Paris-Limoges à quatre jours.

[2]Scène banale : « Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, / Et de tous les côtés au soleil exposé, / Six forts chevaux tiraient un coche. / Femmes, moine, vieillards, tout était descendu. / L’attelage suait, soufflait, était rendu. » (Le coche et la mouche)

[3] On voit aussi comment, sur tel paysage de campagne peint au XVI-XVIIe, une « route » ne signale souvent que par l’emplacement d’un véhicule, et serait indiscernable sans ce détail (F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle).

[4] Relevons que ce passage trahit une rédaction postérieure, l’allusion au terme du voyage atteint le jeudi 7 septembre n’ayant pas de sens dans une « lettre » censée avoir été écrite à Châtellerault le 5.

[5] De Louis Coulon (voir infra, note 32)

[6] De même, en 1669, Claude Perrault et ses compagnons se perdent, bien qu’un « guide » les conduise entre Tours et Richelieu.

[7] Aussi orthographié Tréfou, ou Tourfour : « la vallée de Tourfour, qui est une retraite de voleurs », Louis Coulon, l’Ulysse français…, 1643, cité par J-M. Goulemot, op.cit.

[8] La purgation par la guerre d’une société malade des violences civiles est un thème répandu depuis le XVIe siècle, qu’on retrouve chez Guillaume Budé comme chez Jean Bodin (J Cornette, L’affirmation de l’État absolu, 1492-1652).

[9] On peut aussi s’interroger sur l’ordre qu’à Port-de-Piles, une passagère, comtesse de son état, et parvenue au terme de son voyage en poste, donna qu’on lui « amenât un carrosse avec quelque escorte », pour arriver jusque chez des parents.

[10] Les relais de poste s’échelonnaient environ tous les neuf kilomètres. On en comptait une quinzaine entre Paris et Orléans, trajet qu’un voyageur parcourait à l’ époque en deux journées, ainsi que l’ont fait nos comparses depuis Bourg-la-Reine.

[11] Voir annexe.

[12] La pratique du lit collectif, comme l’était la table, resta longtemps un usage courant à l’époque moderne, à la maison comme à l’auberge, d’ailleurs combattu par le clergé de la Contre-Réforme.

[13] Département de la Vienne, entre Tours et Châtellerault. La mention, dès la deuxième lettre, de cette étape, donnée comme si elle avait été atteinte, est encore un indice de rédaction postérieure. Voir aussi, supra, note 29, et infra, la description des coiffures de Limoges, faite dès la première lettre.

[14] Le Voyage évoque ainsi le contexte religieux d’une France encore en partie régie par l’Édit de Nantes. Ces affaires intéressent médiocrement La Fontaine, dont la conversion sera tardive. La polémique survenue en voiture entre Etampes et Orléans, et la mention, sans plus, d’une population mi-partie à Châtellerault, ne sont pas l’occasion d’insister. Rappelons que La Fontaine, aux côtés de maintes grandes plumes du temps, applaudit l’édit de Fontainebleau, rapportant celui de Nantes en 1685.

[15] C’est-à-dire des bonnets.

[16] La présence de La Fontaine à Paris est attestée dès janvier 1664.


Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

 La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

De Colbert au patriotisme économique (1/3)

De Colbert au patriotisme économique (2/3)

De Colbert au patriotisme économique (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2693-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-3-3

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (1/3) 

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (2/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (3/3): https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-1661-transfert-de-la-cour-des-aides-de-cahors-a-montauban-3-3/

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (1/3)

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (2/3)

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (3/3)

Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV (1/2)

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1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage ? (1/2)

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La collection de tableaux de Louis XIV

Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (1)

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