Un Kenyan irlandais du Japon, et la communauté totalitaire

Lors d’une équipée invraisemblable où je me retrouvais dans un vol « Scoot », qui fait du transport de bêtes pas cher (sous le doux nom de vol « low-cost », les bêtes étant nous) entre Singapour et Berlin – et où j’ai concomitamment appris qu’il était possible d’avoir des vols long-courriers sans aucun service, ni couverture et où le moindre verre d’eau est payant – l’absence salutaire de toute distraction a poussé un Kenyan à m’adresser la parole car il a remarqué que je venais du Japon.

Avant de rentrer plus avant dans cette histoire, laissez-moi revenir sur cette découverte du transport de quatrième classe, si ce n’est de cinquième classe, dans les airs : cette compagnie d’Asie du Sud-Est revient au niveau zéro de tout service, et « monétise » tout : les hôtesses de l’air n’en sont plus, elles sont (ou ils sont, selon) des commis-vendeurs en polo à manches courtes (ou en jupes trop courtes selon). Le mercantilisme assumé et qui ne se cache même pas, puisque le client-bête est de toute façon le pauvre de l’air, déjà certainement trop content de pouvoir profiter du privilège de voler, alors tout est permis… L’arrivée à Singapour depuis Tokyo dans la même compagnie était d’ailleurs en cela édifiante : à l’aéroport, près des portes de débarquement où des avions de la même compagnie venaient d’un peu partout de l’Asie du Sud-Est, d’endroits inconnus, j’avais sous mes yeux une exposition coloniale à la 1930 en gratuit et sans cages : des villages entiers et bariolés étaient assis sur le sol, provenant visiblement directement de leur village, comme s’ils migraient en village, pour une raison tout à fait obscure, et tuant le temps dans une correspondance qui devait certainement durer très longtemps : car le pauvre, non content de n’être pas servi, a forcément le temps, donc il attend. Cela rapproche certes de Notre Seigneur, pauvre entre les pauvres, et permet de comprendre les avantages de la pauvreté pour se détacher du monde, tout en rappelant la dureté païenne d’un monde sans charité.

Revenons à notre kenyan. Oui, vous avez bien lu : ce brave kenyan vit au Japon depuis 5 ans, y travaille dure dans une usine automobile. Il est noir de jais, mais irlandais de papier : son village a migré dans la campagne irlandaise, pour une raison obscure – que va faire un kenyan du soleil dans un pays de pluie ?

Il est déraciné, sans religion ni culture, ni attache, si ce n’est sa communauté : il a fait tous les petits boulots et se retrouve par le plus grand des hasards au Japon après un séjour en Thaïlande. Il travaille dur, donc il a trouvé sa place, car, en monde païen, tant qu’on travaille dur et qu’on se tue à la tâche vous aurez toujours quelqu’un pour vous exploiter – rien de nouveau sous le soleil, d’aucuns voudraient appeler cette exploitation « capitalisme », qui n’est que la forme contemporaine d’un état de fait universel hors de la chrétienté (il est bon de travailler dur, ce n’est pas la question ici, juste une constatation).

Nous conversons. Il est sur-enthousiaste sur le Japon, heureux d’avoir trouvé un autre « compatriote » étranger vivant dans un pays calme, formel, qui fonctionne, et sans sa communauté, donc libre comme l’air. Il a une compagne, mais ne veut pas avoir d’enfants. Il a des activités mondaines hors du travail, qui le distraient. C’est un bon gars classique de notre temps, il aurait pu être français blanc éduqué par la République, ou jaune américain de la banlieue new-yorkaise, j’aurais eu presque la même personne – peut-être la seule chose qui diffère vient de son atavisme qui le poussait à papoter, sur quoi je le rejoins, venant du sud-ouest chaleureux de notre beau pays.

Nos discussions avançant, je place au détour de phrases quelques réalités sur le quotidien japonais, dur en famille, dur envers les pauvres – pas de mendiants au Japon ! – formel, qui vous adule puis vous oublie aussi vite. Petit à petit son discours change et adopte des nuances, il s’ajuste peu à peu sur ce que je dis, naturellement : ce monsieur est un réaliste, il ne nie pas les évidences, on peut travailler. Puis, mine de rien, je place aussi un peu de spirituel dans la conversation, il remarque que je suis catholique, et j’apprends qu’il est baptisé, mais sans aucune pratique (forcément). Il va même chez des témoins de Jéhovah, car c’est près de chez lui et que cela le socialise… Il faudra l’inviter chez nous le pauvre.

Puis nous abordons le sujet pour lequel j’écris cet article : rentrant tous les deux dans nos pays, je m’attriste que, vivant à l’étranger, la famille nous manque, notre communauté nous manque.

Quelle n’est pas ma surprise de l’entendre dire qu’au contraire pour lui, c’est une corvée de revenir, et surtout une libération d’avoir pu échapper aux griffes de son village déplacé !

Je reste quelque peu coi. Il continue de parler, au gré des interruptions causées par le passage d’un commis-vendeur allant apporter son verre d’eau ultra-payant dans ce désert aérien de charité, et peu à peu je comprends ce qu’il dit. Son village est une sorte de communauté totalitaire de contrôle social total sur chacun des membres. Le système de dons et contre-dons obligatoires, et de l’entraide obligatoire devient une chape de plomb exigeante et menaçante. Tout devient absurde et occasion de se faire de l’argent sur le dos de la « famille ». Il me montre son fil de conversation Line : 5 obsèques de sa « famille » lui demandant chaque fois plusieurs milliers d’euros, car c’est comme ça. Et on ne le contacte que pour lui demander d’envoyer de l’argent, car c’est la tradition – le montant lui doit être régulièrement revu à la hausse, mais la tradition est ajustable dans ce cas. Il enchérit en commentant qu’en plus il faut payer les impôts et l’assurance social : c’est la double peine !

Soit dit en passant, nous remarquerons que ce que fait l’État au niveau national était déjà pris en charge, et de façon universelle, par le village autrefois. Et quand cela est païen, l’aspect totalitaire avait exactement le même effet oppressant que l’Etat moderne…

Chez le païen, où la charité n’imbibe ni les institutions ni la vie quotidienne, la « famille », le « village » et sa « patrie » ne sont pas forcément complètement positives…

Je pense au Japon, son passé, et sa propension contemporaine à jeter avec une facilité déconcertante toutes les structures traditionnelles pour un individualisme citadin forcené, bien au-delà du simple exode rural et sans action révolutionnaire interne : mêmes causes, mêmes résultats. La pression totalitaire des communautés fut un dissolvant tout aussi grand que les idées modernes : la pression totalitaire de l’État-providence post-guerre, plus insidieuse et plus lointaine que celle de la communauté proche, et adoucie par la « christianisation » culturelle des institutions, devenant, pour un temps, plus humaines que la dureté païenne, a créé comme un appel d’air accélérant la dissolution des sociétés locales, sous un faux vent de liberté et d’indépendance que donne l’anonymat individuel…

Je pense à un article de nos colonnes qui expliquent cette réalité : La démocratie totalitaire : l’exemple du « village », par Paul de Lacvivier (vexilla-galliae.fr) .

Rien de nouveau sous le soleil, et rien de neuf en Orient et en Occident. Partout nous retrouvons le même homme blessé par le péché originel, et l’absence ou la présence de la charité chrétienne.

Rien d’autre.

Paul de Beaulias

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France !

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