Littérature / Cinéma

Jean Raspail et le rêve : Base arrière du combattant ou refuge mensonger du désespéré ?

Le rêve, échelle de corde permettant de s’échapper de la cellule de la médiocrité, est un aspect revendiqué de l’oeuvre de Raspail, dès les premiers pas, dès Le jeu du Roi, récit essentiellement fondé sur le rêve, celui d’Antoine IV de Patagonie, héritier d’une dynastie de rêveurs et transmettant ses droits héréditaires sur le royaume imaginaire au jeune Jean-Marie.

Du rêve au mensonge

L’imaginaire est chose plaisante, Antoine IV, confronté à un univers ratatiné, s’est bâti un empire à sa mesure, immense, aux confins du monde, où le conseil perpétuel du roi est tenu par des maréchaux prestigieux, morts depuis cent-cinquante ans, dont certains n’ont jamais existé. Les lois, les décrets, les traités se multiplient, enfilant les titres ronflants. L’empire n’est pas militaire, il est chevaleresque et ne reconnait comme digne de lui que des personnages de la même trempe ; ou les derniers défenseurs de causes perdues, et innaccessibles en vérité depuis le début, comme Maximilien d’Autriche, empereur du Mexique, personnage souvent évoqué dans l’oeuvre de Raspail. De loin en loin, le réel rejoint l’imaginaire, comme tel jeune enseigne de vaisseau faisant saluer le pavillon de la Patagonie au large des côtes de France.

Mais ce rêve n’est pas l’espérance du monde meilleur à bâtir, il n’est pas le songe du conquérant, ni même le regret de l’âge d’or. Il est un moyen de fuir un monde que Raspail décrit, dans Le jeu du Roi, comme uniformisateur, communiste au petit pied, n’ayant pas d’autre horizon que l’apéritif du soir et les réunions du syndicat, détestant toute forme de distinction aristocratique, financière ou spirituelle. Parce que le rêve n’est qu’un outil pour la fuite hors du monde, celui-ci vous rattrape, et la vérité de la vie d’Antoine IV apparaît à Jean-Marie, sur la fin du roman. Le roi Antoine est un pauvre homme qui, à la différence du véritable Antoine Ier de Patagonie, ne s’est jamais confronté à la réalité physique de son royaume. Il n’a jamais franchi le pas et, ruiné, ne va pas plus loin qu’une pension de famille sur la côte de Bretagne. En vérité, le rêve était un mensonge. Mensonge car Jean-Marie, lui-même rêveur, fut longtemps berné par les récits du souverain fantoche, sa correspondance trafiquée et ses voyages falsifiés. Il est une chose de rêver ensemble dans les salles d’un fort délabré, il en est une autre de produire des documents faux pour renforcer le rêve au point de le détacher totalement du raisonnable.

Mais Jean-Marie, loin d’en faire le reproche à Antoine IV, bascule de son côté, et perpétue, après lui, le rêve du royaume, cherchant, parmi ses élèves, un héritier qui pourra maintenir la flamme. Mais la flamme d’un mensonge en vaut-elle la peine ?

Entendons-nous bien ; la Patagonie, bien réelle, l’aventure d’Antoine Ier, véridique, sont de véritables pages de gloire et le rêve y a sa place, comme il l’eut dans l’esprit du premier souverain. Mais la perpétuation du rêve sous la forme du mensonge assumé dans Le jeu du Roi est plus problématique car elle dévoie la vertu d’espérance.

Ce rapport au rêve confondu avec le mensonge se retrouve également dans Hurrah Zara !, l’oeuvre magistrale présentant la généalogie fantastique de la famille de Pikkendorff. Le conteur Pikkendorff nous entraîne, pas à pas, sur les traces de ses ancêtres et de ses parents, lui-même menant la vie fascinante d’un homme d’affaires toujours pressé, toujours courant, de palace en palace. Mais peu à peu, des détails clochent dans le récit, jusqu’à ce que l’on s’apperçoive que ce Pikkendorff, tout à fait ruiné, s’est inventé sa vie brillante, pour maintenir les apparences indispensables à la gloire de son nom. Il meurt misérablement, et son ami, narrateur du roman, doit s’y résoudre, il lui a en partie menti. Au moins, le mensonge est-il limité ; Pikkendorff n’a pas usurpé son nom et les histoires de famille sont presque toutes authentiques, comme en témoigne sa parente, elle véritable femme d’affaires allemande de l’après seconde guerre mondiale. Nous sommes face, ici, à un mensonge tout personnel, dont le but était esthétique, maintenir les apparences, c’est-à-dire ce qui reste lorsque la réalité du nom et de la dynastie se sont enfuis. De plus, ce mensonge n’a lésé personne. Enfin, il n’a pas altéré l’histoire formidable de la famille ; récit exemplaire d’une lignée de conquérants et d’aventuriers à la devise éloquente : “Je suis mes propres pas”.

Ici, le mensonge ne tue pas l’espérance, il a tenté de la préserver jusqu’au bout des atteintes d’une décevante réalité.

L’espérance n’a pas sa place

Il en va autrement dans les situations où le rêve est volontairement désespéré et ne tolère pas le moindre rappel d’espérance dans le réel. C’est notamment le cas de Sept cavaliers, dont on lira utilement et le texte original, et l’adaptation en bande dessinée par Jacques Terpant. Dans ce récit, les sept cavaliers envoyés par le margrave à la recherche de sa fille, se gardent bien d’espérer, ni-même d’imaginer, nous écrit Raspail. Les cavaliers sont un condensé d’Europe comme en témoignent leurs patronymes. Ils emportent avec eux ce qui reste, leur personne, leurs titres et leurs noms, leurs armes et des vivres. Les souvenirs s’estompent peu à peu, il n’y a pas d’avenir, sinon une longue marche en avant, dont on ignore la conclusion. Le monde alentour s’est effondré. Le rêve est de l’ordre du néant, il s’agit uniquement d’avancer pour atteindre un jour la frontière et la margravine.

Lorsqu’un des personnages reprend espoir, que ce soit pour courir l’amour d’une belle, pour refonder le domaine des ancêtres avec quelques familles survivantes, pour rétablir la foi dans un sanctuaire (Alors qu’on l’a soi-même perdue, mais peu importe, ce n’est pas soi-même qui compte, c’est la foi publique, ouverture de la communauté vers l’éternel et force de la hiérarchie sociale qui entrevoit les signes invisibles et sacrés qui marquent les rangs, du moins le laisse comprendre Raspail), en somme dès que les yeux d’un des personnages s’ouvrent sur le monde réel et que celui-ci tente d’y planter les pierres du renouveau, il quitte la colonne et le récit. Pas de place pour le réel et l’espoir parmi les cavaliers.

Le même problème se pose dans Septentrion. Le train, lancé vers le Nord pour fuir les hommes gris de la révolution, avance sans but véritable, le plus loin possible, fuyant l’ennemi pour éviter toute confrontation. Le simple contact avec les hommes gris serait fatal. La communauté se reforme dans le train, avec ses hiérarchies, ses distinctions et tout le décorum nécessaire à une vie bien réglée. Lorsque le réel se dérobe, il reste les apparences, colonne vertébrale de la civilisation déliquescente. C’est une discipline morale, fondée sur un artifice, permettant de tenir, mais ne supportant pas la confrontation avec le réel. Ainsi, lorsque l’un des militaires accompagnant le train décide de se confronter aux hommes gris, il quitte le récit et meurt instantanément. L’homme gris était son double, médiocre et infâme. La seule fuite possible, lorsque le train arrive au bout de son parcours, reste le rêve, rêve des enfants, ultimes espoirs du petit peuple, lui qui représente l’avenir biologique. Les enfants quittent le train et s’enfoncent dans la forêt, à la recherche des Oumiates. En vérité, ils marchent à la mort. D’Oumiates il n’y a pas, tout n’est que mise en scène comme dans la nouvelle du Son des tambours sur la neige. Mais au moins la confrontation avec les hommes gris leur sera épargnée. A ce stade du récit, tout s’embrouille, et au terme on en vient à se demander si l’histoire ne fut pas elle-même le délire d’un malade dans son train hôpital. Cependant, à la différence de Sept cavaliers, dans Septentrion le rêve, même dément, même mensonger, est le petit bois sur lequel brûle la fragile espérance du renouveau.

Le rêve et le réel

Dans l’œuvre de Jean Raspail, on le voit, le rêve tient une place mouvante, soutien de l’espérance, mensonge caractérisé pour s’échapper d’un monde médiocre, rideau d’apparences pour sauver l’honneur. Il se transpose dans la réalité au détour d’une œuvre de militance ; Le Roi au-delà de la mer, ouvrage séduisant au cœur de tout royaliste, qui ne peut qu’espérer et rêver à son tour à ce que pourrait accomplir le souverain combattant, le souverain en marche vers son trône. Le principe du livre est cependant de l’ordre du rêve. Raspail s’adresse aux princes de France dans un roman lettre-ouverte, mais son prince est fictif. Lequel est-il ? Nous n’en savons rien. Louis, Jean, Henri, cela a peu d’importance. Le Prince a les traits de l’auteur, il conserve son panache, s’éloigne de toute compromission, même avec son propre milieu, prend le large pour se faire désirer, rendre sa présence indispensable par l’absence. Evidemment, quelle autre destination Raspail pouvait-il choisir que l’Ecosse ? Son prince marche dans les traces du Bonny Prince Charlie, Charles Stuart. Mais c’est un Stuart quasi Patagonien, son royaume est-il de ce monde ? On peut en douter. Il reste l’action téméraire, perdue d’avance, un peu adolescente, mais qui a le panache d’un Cyrano de Bergerac. Le prince de Raspail organise, à la fin du récit, une série d’opérations commando sur les îles inhabitées entourant la France, dont il organise l’annexion au royaume. Tout cela se termine dans un sang versé inutile, qui n’est pas sans rappeler la mort de son ami fictif, écrivain, pour que vive le Comtat Venaissin pontifical et indépendant, dans La Clef d’or, nouvelle mi-épique, mi-grotesque et finalement pleine d’amertume par la tristesse du héros qu’elle révèle.

Mais ces héros, qu’il s’agisse du prince ou de l’écrivain, ont uni le rêve et le réel par un lien de sang qui, comme dans Septentrion, sera le foyer tangible d’une espérance. Cependant, ces folies empanachées manquent de quelque chose… Elles manquent, non pas de sérieux, cela serait trop triste ; mais plus simplement de tangible. La littérature est féconde en conspirations pour des causes perdues ou prétendues telles. Mais ces combats s’ancrent dans un réalisme bien informé, avec la solide espérance de vaincre, même lorsque tout s’achève piteusement. Raspail connaît et développe l’histoire de la duchesse de Berry qui, en 1832, essaya de reconquérir son trône avec panache et bravoure. Elle échoua, mais la cause n’était pas perdue d’avance, tout comme celle de Charles Stuart ne le fut pas. Ils se donnèrent les moyens de vaincre, trempèrent leurs mains dans des coffres d’or, du sang frais et l’encre de missives secrètes. Les héros dont nous avons parlé avant ont les mains pures mais… ils n’ont pas de main. Pourtant… la puissance évocatrice du formidable conteur qu’est Jean Raspail nous entraîne à leur suite, dans leur rêve, et nous palpitons jusqu’au bout, en espérant, alors que nous savons, raisonnablement, que la pièce est jouée d’avance. Nous les aimons, nous avons envie de nous battre avec Philippe-Pharamond, ou de suivre Pikkendorff à cheval. Nous sommes prêts à croire Antoine de Tounens de tout notre cœur. Mais dans le fond, il manque quelque chose, il manque la franchise du tangible (non pas du réel, nous sommes en littérature).

Au soir de sa vie, Jean Raspail a proclamé, dans plusieurs entretiens à la presse, sa certitude que la France n’est pas morte, que son âme est en dormition mais que les germes sont là pour le renouveau, le grand sursaut du peuple sur le sol de la patrie. Comme nous aimerions que le vieux lutteur, reprenant la plume une dernière fois, nous fît part, dans un roman, en guise de testament, de cette espérance éclatante, et non pas de la faible flamme qui luit, parfois, à la fin d’un récit où tout, depuis le début, n’a semblé qu’illusion au cœur du chambardement de la civilisation.

Gabriel Privat

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