Littérature / Cinéma

Jean Raspail et la décadence de l’Europe : récit d’une fatalité ou opium mortifère ?

La plupart des thuriféraires autant que des ennemis de Jean Raspail, de son œuvre ne connaissent ou ne citent, souvent, que Le Camp des saints. Le conteur de la Patagonie, pour le grand public, n’est plus que le prophète de malheur de la mort annoncée de l’Occident sous les coups de boutoir d’une invasion migratoire qu’il plaçait au temps des Boat people, et dont les images de navires échoués des années 2014 et 2015 ont donné un écho lui attribuant un caractère quasi-prophétique.

Raspail prophète ? Pourquoi pas, car le prophète n’est pas véritablement celui qui dit l’avenir, mais celui par la bouche duquel Dieu délivre ses oracles, or qu’a voulu faire d’autre Jean Raspail, ici, que de délivrer un message de nature mystique non pas sur la mort physique mais spirituelle de l’Occident.

En effet, dans le récit, l’important n’est pas tant la traversée des migrants et leur arrivée inexorable sur les côtes de la Méditerranée. L’important n’est pas même dans le récit grisant et terrible à la fois du dernier peloton des hussards mitraillant les plages depuis les falaises et les dunes avant de se replier en bon ordre vers un mas où s’installera le dernier réduit de la France libre bientôt bombardé par le gouvernement félon. L’important ne réside pas non plus dans la figure des moines bénédictins descendant sur les plages en procession et baptisant à tours de bras les migrants mitraillés, agonisants, eux-mêmes pauvres bénédictins étant bientôt piétinés par la foule inombrable. Cet ultime geste de christianisme, cette agonie en condensée de toute l’Europe, bras missionnaire accomplissant sa charge jusque sous les balles du bras défenseur n’a pas grand poids face au reste. On a tôt fait d’accuser Raspail de xénophobie ou de racisme en se basant sur ces scènes. Mais l’important, le majeur, est ailleurs, il parsème tout le récit.

Le ver était dans le fruit

L’important réside dans la lente déliquescence du continent européen au fur et à mesure que la flotte approche. Peu à peu, on apprend que l’Église catholique s’est vendue au tiers-mondisme et à la destruction de l’Europe par déviance intellectuelle. Tous les thèmes de Raspail sont là. Le pape a abandonné la tiare et vendu les trésors artistiques du Vatican au profit des pauvres, la somme fut dévorée en quelques mois et il n’est rien resté. Les prêtres sont en civil et ne croient plus en rien. Dans le peuple, ce n’est guère mieux. A l’approche des migrants, la foule fuit et se débande, les hommes remontent vers le nord par millions, tandis que l’armée sensée maintenir l’ordre s’effondre à son tour. Les hommes désertent par milliers, et la hiérarchie, vaincue par un immense « à quoi bon », baisse les bras. L’effondrement sur elle-même de toute forme d’autorité sans même se donner la peine de résister est un thème fréquent de la décadence chez Raspail, qu’on retrouve aussi dans Septentrion et Sept cavaliers. De fait, l’histoire lui a souvent donné raison.

Continuons notre description ; tandis que l’ordre public se délite apparaissent les pillards traitres par milliers, brigands soixante-huitards ouvrant grands les bras aux migrants et qui finiront piétinés par eux. Raspail reconnaît au moins une certaine ardeur et force à leurs chefs même dans l’immondice. Au coeur des campagnes, dans la débâcle, chacun en profite pour régler ses comptes, tandis qu’à Paris, dans les beaux quartiers, les travailleurs immigrés de petite extraction sortent de l’ombre et réquisitionnent les appartements et les hôtels bourgeois. Trop heureuses de pouvoir survivre et de se faire des amis chez les nouveaux maîtres, les grandes familles européennes leur ouvrent les bras sans opposer la moindre résistance.

Enfin, lorsqu’arrive l’heure de vérité, le Président de la République, seul clairvoyant sur la situation, alors que le monde entier a l’oreille vissée au transistor, capitule également, n’osant se livrer à l’horreur d’une canonade en règle de la flotte.

Engoncé dans son confort, confondant charité et sensiblerie, l’Europe s’est écrasée sous son propre poids et lorsque s’achève le roman, il n’y a plus un seul Etat libre. La Suisse, dernier bastion va ouvrir ses portes au moment où l’auteur pose la plume.

Le sens du livre

C’est dans ce conte de la mort de l’Europe qu’il faut trouver le vrai sens du Camp des saints, plus que dans une fable hostile à toute forme d’immigration. Certes, Raspail y est opposé, comme il est opposé à toute migration invasive d’Européens au coeur des terres jadis inviolées des peuples indiens d’Amérique ou des peuples primitifs de l’extrême septentrion de l’Europe.  Mais ce qui l’intéresse, comme il a pu décrire la décadence des Kaweskars au contact des blancs, c’est de raconter la décadence des Européens au contact des migrants venus de l’Inde dans son récit.

Les causes profondes sont à trouver dans l’excès de sensiblerie, la mort de toute vigueur guerrière et aventurière, l’avachissement des hiérarchies et du décorum, la perte du sens du sacré, bref de tout ce qui fait la dignité chevaleresque de l’Europe pour lui.

Il y a ceci d’inquiétant, cependant, avec Le camp des saints, à la différence des autres romans décadentistes comme Septentrion et Sept cavaliers, que dans ce récit-là, toute forme d’espérance est bannie, même la plus infime.

Tout est perdu… même l’honneur

Le salut ne réside ni en l’Église, ni en l’armée, ni dans tel groupe social ou de métier, ni dans telle province. Tout s’est effondré, et le groupe des refusants a été exterminé par l’aviation de l’État. Rien, absolument rien n’a pu sauver la situation ou laisser envisager la plus faible renaissance pour l’avenir. Tout est perdu et tout était joué dès l’origine.

C’est l’immense désespérance de ce roman, qui colle toujours à la peau de Raspail depuis sa parution en 1973. C’est un chant de l’Apocalypse. La première dédicace de l’édition de 1985 est d’ailleurs tirée du XXe chant : « Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. » (Apocalypse selon saint Jean) N’allons pas croire que Raspail imagine le peuple européen comme la nation sainte, la race choisie. La délicatesse avec laquelle il traite d’autres peuples le montre assez. Mais il parle là de son peuple, de sa culture, de sa race, et il pleure sur sa fin. Il aurait bien pu aussi utiliser le psaume : « Etant assis aux rives du fleuve Babylone nous pleurions et nous souvenions de Sion ».

La conclusion du livre est l’écho de son invitatoire : « La Suisse dut négocier. Elle ne pouvait y échapper. Aujourd’hui, elle a signé. A zéro heure, cette nuit, ses frontières seront ouvertes. Depuis plusieurs jours, déjà, elles n’étaient quasiment plus gardées. Alors je me répète lentement, pour bien m’en pénétrer, cette phrase mélancolique d’un vieux prince Bibesco : « La chute de Constantinople est un malheur personnel qui nous est arrivé la semaine dernière ». »

Là encore, bien sûr, le thème de l’invasion est majeur, mais le plus important est ailleurs, dans la mort interne de la civilisation. Les frontières n’étaient plus gardées…

Tout était fichu dès l’origine car le mal était en nous. Raspail parle de la bête creusant ses galeries pour faire s’effondrer la forteresse d’elle-même, comme il parlerait du diable.

Mais dans ce récit, Dieu, si présent parfois dans d’autres œuvres, est absolument absent.

C’est le grand reproche que l’on pourrait faire à Jean Raspail ici ; il n’y a plus aucune espérance et son talent enivrant devient le pire des opiums. Certes, l’espérance doit être réaliste et ne pas se bercer d’illusions. Mais est-il réaliste de signer tout de suite le mot fin en bas de l’histoire de l’Europe ? Rien n’est moins sûr. L’avenir seul le dira, certes. Mais il n’est pas digne d’un combattant de saper le moral des siens.

L’écrivain n’est pas seul

Ici est ouvert un autre problème. L’écrivain peut-il écrire ce qu’il veut ? A-t-il toute licence pour produire une œuvre à sa guise et sans limite ? Oui, à condition de garder plusieurs guides bien clairs ; il rendra des comptes devant Dieu de chacune de ses lignes et devra se justifier de toutes les fois où il aura oublié qu’en tant que personnage public il exerçait un rôle social, pouvant influencer en bien ou en mal ses lecteurs, les préparer au combat ou les endormir dans la mort du désespoir.

Peut-être, ce jour de 1973, Jean Raspail l’oublia-t-il. S’en souvenant, il n’a jamais tout à fait fermé la porte dans ses autres livres. Mais Le camp des saints, plus grand succès de son œuvre, réédité sans cesse, n’a pas bougé d’une ligne, laissant un goût de cendre dans la gorge de ses lecteurs déjà habitués, dans Sept cavaliers, à un conte de la mort de l’Europe, mais où au moins, par l’espérance de chacun des cavaliers, il  apparaissait que tout restait possible pour la renaissance morale et spirituelle de notre civilisation.

Gabriel Privat

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