CivilisationLes chroniques du père Jean-François ThomasLittérature / CinémaTribunes

La France blessée

Lorsque Georges Bernanos rentra du Brésil en France en 1944 au moment de la libération du pays, il pensait, naïvement, que l’épreuve avait mûri les Français. Approché par De Gaulle pour participer au gouvernement provisoire, il ne lui fallut pas plus de quinze jours sur le sol natal pour découvrir que l’après guerre rimait avec marché noir et épuration et que la veulerie régnerait sans partage. Le monde qui se reconstruit monstrueusement sous ses yeux ne permettrait plus à la France d’autrefois de survivre. Tout ce qui avait participé à sa grandeur lui serait peu à peu retiré car d’autres maîtres se levaient qui utiliseraient tous les moyens possibles pour réduire à néant l’esprit et l’âme des peuples. La France serait battue d’avance. Il ne s’agissait plus de savoir quel parti politique prendrait les rênes. Quel qu’il soit, cela ne ferait guère de différence. Nous sommes bien les héritiers de cette époque troublée et glauque. Bernanos pensait que notre pays, ruiné politiquement et économiquement, pourrait continuer à jouer un rôle dans le domaine de l’esprit car un certain prestige subsistait encore. En vain. Il aurait souhaité utiliser cet esprit français intact pour saboter spirituellement cette civilisation désormais damnée ou possédée. Les événements se précipitaient. La question cruciale du devoir se posait plus que jamais. Au moment de la démobilisation militaire, la mobilisation spirituelle aurait dû prendre le relais.

La fin de la guerre n’est pas, loin de là, la fin de la force. Cette dernière va utiliser d’autres moyens, moins extérieurement violents mais tout aussi destructeurs intérieurement, sinon davantage. En ces années, la bombe atomique était le symbole de cette force nouvelle ; Non pas son utilisation mais sa manipulation idéologique créant des rapports conflictuels d’intimidation entre les états. Venait le temps où les hommes ne souffriraient plus pour le salut de leur pays, mais souffriraient par leur pays emporté dans la folie créée par les traumatismes précédents. Bernanos se rend compte que la France, celle qu’il avait servie et aimée, était morte depuis longtemps et qu’il ne s’en était jamais aperçu. Sachant désormais qu’elle avait trépassé, comment pourrait-il vivre ? Le déshonneur semblait avoir tout rongé. Le Français ne rêvait plus, sauf exception, qu’à régler ses comptes et à faire du profit. Les valeurs spirituelles qui avaient construit la France pendant des siècles, qui avaient survécu à tant de troubles et de révolutions, qui avaient permis à la France de demeurer dans la fidélité à ce qu’elle était malgré bien des faiblesses, ces valeurs n’avaient soudain plus cours, elles devenaient inefficaces car les Français les refusaient.

De façon anonyme, comme tous les auteurs de cet émouvant opuscule publié en 1946, signant sous le nom « Un écrivain de France », Bernanos rédigea une introduction au livre collectif Les témoins qui se firent égorger et il attaqua de front : « Eh bien, nous ne sommes pas au bord de l’enfer, c’est l’enfer qui est parmi nous ; Si vous voulez bien réfléchir vous comprendrez que la distinction n’est pas superflue. En ce qui me regarde, je sais parfaitement ce que je pense de l’enfer, mais chacun est libre d’en penser ce qu’il veut, ou même de n’en rien penser du tout, qu’importe. L’Enfer, c’est de ne plus aimer, voilà du moins ce qu’un chrétien peut dire sur un tel sujet, tout le reste est conjecture et littérature. L’Enfer se hait lui-même faute d’être encore capable d’aimer, il n’y a pas d’autre damnation que celle-là. Hé bien, je dis que l’Enfer est parmi nous. » Bernanos souligne très justement que la défaite du Nazisme ne change rien à la donne puisque l’homme n’a plus le dernier mot et que les forces qui écrasèrent l’Allemagne vont continuer la tâche entreprise par Hitler en utilisant des moyens plus doux. L’homme a été vidé de sa vie intérieure. Cette misère spirituelle en fait une proie idéale pour tous les régimes politiques qui ne s’enracinent que dans la médiocrité et qui l’entretiennent avec grand soin. Bernanos ajoute : « L’homme médiocre dans une civilisation supérieure n’est jamais rien de plus qu’un conformiste et un imbécile. Mais le médiocre dans une civilisation médiocre ne peut être qu’un désespéré. Le désespoir des médiocres libère d’énormes disponibilités de haine. »

La « Machinerie Universelle », comme il la nomme, a pris le relais de la guerre militaire, beaucoup plus pernicieuse et puissante puisque, jusqu’à ce jour, elle n’a cessé de grandir, de se consolider, d’étendre son empire. Cette fois, l’asservissement est total car a même disparu l’honneur propre à la morale particulière des soldats. L’ordre nouveau a ses artisans qui sont les profiteurs d’hier, et souvent les bourreaux. Bernanos n’hésite pas à montrer du doigt la « Démocratie Américaine », comme celle qui réalise les rêves que les Nazis n’ont pu mener à bien. Cette démocratie a débordé, s’est imposée et elle a imprimé partout son masque. Nous en sommes les héritiers et les esclaves. Qui la fera donc reculer ? Comment lui porter un coup mortel ? Bernanos écrit à son ami Raul Fernandes le 1 mars 1946 : « Ce monde est un monde perdu. On ne le détruira pas par la force. C’est lui qui se détruira lui-même par ses propres contradictions. Ce monde est inhumain. Or, quelle que soit sa puissance, l’homme peut se passer de lui, au lieu qu’il ne peut se passer de l’homme. Or l’homme se refusera tôt ou tard à ce monde, comme la France se refuse déjà. L’humanité lui opposera toute la force d’inertie dont elle est capable. »

Le temps peut être long avant cette révolte de l’esprit. Auparavant ce monde perdu  ne pourra que sombrer, entraînant avec lui ses adorateurs. En 1948, Bernanos confie à Austregesilo de Athayde dans une missive datée du 1 mars : « Le Mythe Démocratie-contre-Totalitarisme est depuis longtemps hors d’usage. Cette civilisation (-ou du moins ce qu’on appelle de ce nom, car elle est l’absorption par la technique de toute Civilisation humaine et, à vrai dire, une « Contre-Civilisation »-) ne peut que se « totalitariser » de plus en plus. » Dans ces conditions, il est fort douteux que la France puisse recouvrer sa vocation de révélatrice qui fut la sienne pendant des siècles. Sauf si se lèvent de nouveau des témoins, des martyrs. Sans doute sommes-nous au seuil de ce monde nouveau surgissant après l’écroulement de celui dans lequel nous avons du mal à respirer. Les problèmes actuels ne seront pas résolus par la politique mais par la « mystique » c’est-à-dire par un supplément d’âme, par le recouvrement de la vie intérieure, par la mise à l’écart, au second plan, de la technique et du « progrès » qui asservissent l’homme. Tout le reste n’est qu’enfumage, élucubrations, tromperie et mensonge. La France est blessée mais elle n’a pas dit son dernier mot et elle saura s’opposer un jour aux acteurs du malheur.

 

 

P.Jean-François Thomas s.j.

Quatre Saints Couronnés

                                                        8 novembre 2019

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