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Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement » (2)



Par Laurent Chéron Agrégé d’histoire

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi. Les liens des communications en bas de page.

Centre d’Etudes Historiques

1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.

Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

Collectif, Actes dela XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p.163-187.


Le pourquoi d’un voyage, entre politique, sociabilité et curiosité

« La fantaisie de voyager m’était entrée quelques temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu pressentiments de l’ordre du Roi. »

Dès l’abord, l’auteur ne dissimule pas la mauvaise fortune politique qui déclenche le départ : « Nous partîmes donc de Paris le 23 du courant, après que M. Jannart eut reçu les condoléances de quantité de personnes de condition et de ses amis. » Ce départ est même un peu hâtif, puisque l’oncle et le neveu doivent d’abord faire une courte halte à Clamart, chez une parente, pour attendre jusqu’au 26 le carrosse de Poitiers amenant l’exempt chargé de les accompagner, et que La Fontaine nomme plaisamment « valet de pied du Roi ». Au vrai, La Fontaine et Jannart endurent ici les effets d’un absolutisme assez tempéré, et les relations entretenues avec les agents du pouvoir ressortissent plus au commerce de la bonne compagnie, qu’au registre de la persécution. Ainsi le lieutenant criminel, qui veille tout de même à l’embarquement des exilés, peut-être ému par les « condoléances » affligées qui entourent le magistrat, ou même un peu gêné dans son rôle, « en usa généreusement, libéralement, royalement : il ouvrit sa bourse, et nous n’avions qu’à puiser ». Plus tard, M. de Châteauneuf, le « valet de pied » qui les rejoint à Bourg-la-Reine, se révèle un compagnon très complaisant. Entre Amboise et Châtellerault, comme le poète souhaite ne pas manquer Richelieu, curiosité du temps, l’exempt, qui « connaissait le pays », s’offre spontanément comme guide, et voilà le détour décidé. Ayant rattrapé l’oncle à Châtellerault, les deux visiteurs le retrouvent tranquillement installé chez un sien ami. Va-t-on profiter de cette hospitalité – l’hôte y encourage – et ne pas « laisser Poitiers », que La Fontaine serait curieux de voir ? Raisonnable, on renonce à ce nouveau détour : « Nous jugeâmes qu’il valait mieux obéir ponctuellement aux ordres du Roi ». On se limitera donc à rester une journée de plus chez l’ami de Jannart, « mais ce n’est pas qu’il ne dépendît de nous de lui accorder davantage, M. de Châteauneuf étant honnête homme et s’acquittant de telles commissions au gré de ceux qu’il conduit aussi bien que la cour ». On comprend qu’arrivé à destination, comme le « valet de pied » s’apprête à regagner Paris, La Fontaine se dise fâché de devoir renoncer « si tôt » à ce bon compagnon.

L’itinéraire offre, il est vrai, l’occasion de se remémorer plus tristement les circonstances politiques de l’équipée. On s’arrête à Amboise. Du château, la « vue » est « majestueuse ». Alors on s’émeut à évoquer ce « pauvre M. Fouquet » qui, un moment interné dans une chambre aux fenêtres bouchées, « ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment » du panorama qui ravit nos visiteurs. Faut-il voir une autre pique décochée à l’absolutisme monarchique, dans l’éloge de Gaston d’Orléans, que suggère l’étape de Blois ? L’oncle du roi nous est présenté en prince idéal, mécène débonnaire et protecteur des « peuples » de son apanage, qui « le pleurent encore avec raison ». La chambre du château où le duc est mort est « une relique ». « De semblables princes devraient naître plus souvent », conclut le poète. Le ton sensiblement caustique avec lequel, plus loin, le même évoque à Richelieu le « grand Armand », « cardinal, duc, et demi-dieu », « plus craint que le dieu Mars », celui « qui tiendra dans l’histoire plus de place que trente papes », ne laisse pas de doute sur l’inclination de La Fontaine vers une monarchie pacifique et tempérée. Avant Blois, on est entré dans la basilique de Cléry, où notre homme a trouvé « la mine d’un matois » à un Louis XI[1], qui « doit rarement servir d’exemple aux rois ».

Il ne faut toutefois pas caricaturer des représentations et de sensibilités complexes. On hésitera à faire de La Fontaine, élu à l’académie en 1674 par l’intervention de Louis XIV, un dissident du Grand Siècle[2]. Un homme comme lui, entré dans le monde des lettres au temps de Richelieu, celui de l’Académie naissante et de la préciosité, ne pouvait imaginer d’univers artistique sans mécénat monarchique ou ministériel. À cet égard, Mademoiselle de Scudéry avait d’ailleurs espéré en Fouquet un nouveau Richelieu. En 1663, le long règne impérieux du Roi-Soleil n’est pas encore écrit, et ce règne lui-même fera, notamment dans le domaine des lettres et des arts, la part d’une influence nobiliaire, dont la protection concurrente de celle propre du roi ne s’est pas démentie[3]. L’attachement de La Fontaine au surintendant déchu ne doit pas non plus être exagéré. Auteur encore très peu connu avant le succès des Contes à partir de 1664, et surtout des premières Fables en 1668, l’écrivain était en quête de toute protection et reconnaissance. La cour de Vaux dispersée, il cherchera vite, par des vers flatteurs, à capter la bienveillance du roi, ou même de Colbert.

Aussi convient-il de s’interroger sur les motifs du voyage de Limoges. Si l’exil de Jannart est évident, les raisons du départ de La Fontaine le sont moins. Un auteur encore mineur ne pouvait représenter un danger pour le roi, ni mériter sa sanction[4]. Trop petit personnage dans la clientèle de Fouquet, il avait en revanche un grand intérêt à suivre un oncle qui, dans la parenté du poète, semble avoir exercé un important parrainage. C’est sans doute moins en fidèle de Fouquet, qu’en client de Jannart, que notre homme prend donc la route. On a déjà remarqué, au moment du départ, la démonstrative solidarité qui se manifeste autour d’un substitut, au point qu’il semblait « qu’il eût été question de transférer le quai des Orfèvres, la cour du Palais et le Palais même, à Limoges » nous est-il décrit. Par ailleurs, dans la parenté de La Fontaine, Jannart tenait une position centrale. Il est présent à la signature du contrat de mariage de Jean en 1647. C’est même probablement lui qui aurait arrangé cette union, étant à la fois oncle de la mariée et parent paternel du marié. Nous voyons par la suite le personnage intervenir dans les arbitrages patrimoniaux auxquels La Fontaine, grand dépensier et toujours à court de liquidités, devra souvent procéder. La présence de l’auteur dans le carrosse de Limoges le dimanche 26 août 1663 au matin, tient donc à une double solidarité, typique de la société moderne, celle d’un réseau de clientèle, souvent couplé à une parenté élargie, schéma que, par exemple, illustre bien la formation du « clan Colbert ». Au long du voyage, le thème des relations familiales surgit d’ailleurs à divers moments. Ainsi, après l’étape de Clamart, la « maison d’ami » qui accueille l’équipée à Châtellerault, est aussi celle d’un parent, puisque l’hôte a épousé la belle-sœur d’un concitoyen Pidoux, donc ressortissant à la branche maternelle de Jean. Ce dernier sait aussi avoir à Poitiers un cousin germain, le Poitou étant le berceau des Pidoux. Il est vrai, notre homme ne semble pas très bien maîtriser sa généalogie, avouant ne plus savoir le nombre de ses plus jeunes cousins de province, « petit peuple » qu’il renonce à dénombrer, et il ne se rappelle le parent de Poitiers que parce que celui-ci l’a « plaidé autrefois ». Éternel étourdi, mari et père peu attentif, gérant bien trop insouciant d’un patrimoine qu’il va dilapider, La Fontaine témoigne, mais un peu en creux, de ces nébuleuses parentales où tournait alors la vie des petits comme des grands. En général, chacun s’efforçait d’en savoir retracer les réseaux, qui constituaient un enjeu patrimonial et protecteur[5]. Ainsi, à certains égards, le voyage en Limousin tient du périple de clan, entouré par l’horizon familial, motivé par une contrainte de clientèle. À ce modèle de déplacement se rattache, par exemple, le séjour en Languedoc de Racine en 1661-62, ou l’abbé de Marolles escortant la princesse de Gonzague aux eaux de Forges en 1643, ou encore la Grande Mademoiselle parcourant le royaume avec la cour entre 1658 et 1660. Voyage de nécessité, donc.

Mais La Fontaine ne nous cache pas le plaisir que lui procure ce prétexte à s’embarquer pour des contrées et des paysages nouveaux, lui que les intérêts familiaux et professionnels ont jusqu’alors cantonné entre Paris et Château-Thierry. Plaisantant son naturel casanier, il affecte donc d’avoir pressenti « l’ordre du Roi », depuis Saint-Cloud, tantôt à Charonne, […] tout honteux d’avoir tant vécu sans rien voir ». Or, le voyage de curiosité, souvent encore prétexté par celui de nécessité – pèlerinage, étude, commerce, ambassade, famille, clientèle, mais aussi santé – devient un classique à partir du XVIe siècle, et le récit des choses vues, personnages, anecdotes et décors, emplit les guides, relations et journaux édités. Dès la première page, Jean gourmande sa femme Marie, qui n’a « jamais voulu lire d’autres voyages que ceux de la Table Ronde », topos sexiste du temps, mais reproche que l’auteur se fait sans doute aussi à lui-même, rêveur plumitif tout farci depuis le collège des Anciens comme L’Astrée. Voyons-le maintenant à l’œuvre, entre Clamart et Limoges.


Suite du dossier :


Notes

[1] Il s’agit bien sûr de la figure ornant le tombeau du roi.

[2] On se démarque ici de la thèse développée par Marc Fumarolli dans Le poète et le roi, Jean de La Fontaine en son siècle.

[3] C. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, Histoire d’un paradoxe. Le Chantilly de M. le Prince (de Condé), le Sceaux de la duchesse du Maine furent, au regard des lettres, des petits Versailles. La Fontaine, après Fouquet, usa du mécénat de la duchesse douairière d’Orléans. D‘autre part, dans l’exercice du « ministère de la gloire » que leur assigna Louis XIV, les hommes de lettres acquirent un statut, et une certaine autonomie : s’ils avaient besoin de faveur royale, le roi aussi avait besoin d’eaux. Preuve de leur réelle autonomie, l’issue du procès Fouquet en décembre 1664. « Ce sont les gens de lettres qui lui sauveront la vie » (Voltaire, cité par Paul Morand, Fouquet ou Le Soleil offusqué), parmi lesquels le La Fontaine de l’Élégie (1661) et de l’Ode (1663). Datera-t-on de cette époque la naissance des « intellectuels » ? IL faudrait ajouter à leur influence l’indépendance des magistrats, au premier rang desquels Olivier d’Ormesson, et la pugnacité des avocats de l’ancien surintendant, toutes deux manifestées au long d’une bataille juridique de plus de trois années.

[4] « Même aux yeux d’un pouvoir absolu, son Élégie et son Ode ne constituent pas des délits. » (R. Duchêne, op. cit.). Ajoutons que ces deux défenses de Fouquet furent rééditées une dizaine d’années plus tard, sans que l’auteur ait apparemment craint d’en faire souffrir une récente faveur. Les raisons pour lesquelles le Voyage, bien moins compromettant, fut laissé à l’état de manuscrit, ne tinrent donc pas à ce qu’il aurait été un « brûlot » (M. Fumarolli, op. cit.) contre le pouvoir royal.

[5] Brantôme tenait à jour le « Nombre et rôle » de ses « neveux, petits-neveux et arrière-petits-neveux ». Voir J-L. Flandrin, Familles, Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société. Un Louis XIV, un Louis-Philippe encore, « savaient » d’abord les généalogies de leur maison et de celles d’Europe, outils de leur métier de roi.



Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

 La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

De Colbert au patriotisme économique (1/3)

De Colbert au patriotisme économique (2/3)

De Colbert au patriotisme économique (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2693-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-3-3

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (1/3) 

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (2/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (3/3): https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-1661-transfert-de-la-cour-des-aides-de-cahors-a-montauban-3-3/

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (1/3)

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (2/3)

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (3/3)

Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV (1/2)

Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV (2/2)

Louis XIV au Château de Vincennes (1/3)

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Louis XIV au Château de Vincennes (3/3) 

1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage ? (1/2)

1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage ? (2/2)

La collection de tableaux de Louis XIV

Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (1)

Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (2)

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