Histoire

[CEH] 1661, la prise en main des affaires militaires par Louis XIV – Partie 1 : La réorganisation de l’armée royale

1661 ou l’avènement du roi de guerre.
La prise en main des affaires militaires par Louis XIV

Par Bertrand Fonck, Docteur en histoire

La prise de pouvoir de 1661 a souvent été abordée par l’historiographie, et notamment par les biographes de Louis XIV, les historiens du règne, ceux de l’absolutisme ou des institutions de l’ancienne France, mais le sujet n’a rien perdu de son intérêt, voire même de son actualité puisque, au fond, il s’agit de savoir dans quelle mesure un chef d’État peut transformer un État, sinon une société, par une volonté politique et la mise en œuvre d’un programme de gouvernement. Je voudrais évoquer ici la dimension militaire de la prise de pouvoir par Louis XIV, cet avènement du roi de guerre, pour employer l’expression imposée dans le vocabulaire historique par Joël Cornette[1], qui vit l’année 1661, lorsque le jeune monarque, dont le règne avait été placé sous les augures favorables de la victoire de Rocroi et qui avait déjà foulé à plusieurs reprises les théâtres d’opérations de la Fronde et de la guerre franco-espagnole, prit véritablement en main l’armée léguée par Mazarin et la conduite des affaires de la guerre et de la paix.

La réorganisation de l’armée monarchique a depuis longtemps été attribué à l’œuvre de Le Tellier, secrétaire d’État de la Guerre de père en fils de 1643 à 1701. Ces réformes ont certes fait l’objet de travaux anciens souvent excellents, comme ceux de Camille Rousset et de Louis André[2], qui servent toujours de socle aux recherches d’historiens plus récents, souvent anglo-saxons d’ailleurs, comme John Lynne et Guy Rowlands[3], ou français, tels André Corvisier, Jean Chagniot, Olivier Chalin ou Hervé Drévillon[4]. L’administration de la guerre a aussi bénéficié de l’intérêt des chartistes, avec en têtes des conservateurs du Service historique de la Défense Thierry Sarmant[5]. L’histoire diplomatique du début du règne a également inspiré de nombreuses et régulières publications, dans le sillage de Lucien Bély, peu suivies toutefois dans le domaine de l’histoire des conflits, qui reste l’un des parents pauvres de l’historiographie française contemporaine. Pour autant, les premières années du gouvernement personnel n’ont pas marqué la mémoire nationale dans le domaine militaire : le règne martial du Grand Roi commence plutôt, dans l’esprit du public éclairé, à la courte guerre de Dévolution de 1667-1668, marquée par la prise de Lille et de l’affirmation de Vauban, et mieux encore avec l’entrée dans la guerre de Hollande, symbolisées par le passage du Rhin de 1672. Comment s’en étonner, puisque ce sont en effet ces conflits qui ont inspiré les sujets de l’essentiel des décors de la galerie des Glaces à Versailles, des réfectoires des Invalides ou de nombre de tableaux de Van de Meulen ?[6] En 1661, « tout était calme en tout lieu », selon la fameuse formule des Mémoires de Louis XIV, qui ajoute :

« la paix était établie avec mes voisins, vraisemblablement pour autant de temps que je le voudrais moi-même »[7].

Les armées françaises bénéficièrent de cet état de paix, qui firent l’objet de réformes sur un rythme accéléré durant toute la décennie. Elles ne restèrent pourtant pas inactives jusqu’à la campagne de Flandre de 1667. Un certain nombre d’opérations, souvent périphériques il est vrai, ont agité les premières années d’un gouvernement personnel placé sous le signe de la conquête de la gloire par un roi devenu le maître du jeu, tant en politique intérieure que sur l’échiquier international. Il s’agit donc de présenter, dans un premier temps, les principaux aspects de la réorganisation de l’armée royale, qui avait été entreprise depuis le début du règne par Le Tellier et qui fut poursuivie et relancée par le roi et Louvois. Nous reviendrons ensuite sur la manière dont Louis XIV employa l’outil militaire entre 1661 et 1667, en lien étroit avec un contexte diplomatique animé par la mort de Philippe IV d’Espagne en 1665. Je m’intéresserai enfin au rôle personnel et aux objectifs de Louis XIV dans ces réformes et ses choix stratégiques, pour souligner, au-delà de la dialectique entre rupture et continuité, en quoi ces années 1660 ont été le moment d’une reprise en main fondatrice et participant d’un projet politique qui en sera développé ensuite, avec plus ou moins de bonheur et dans un contexte de moins en moins favorable, pendant plus de cinquante ans.

Partie 1 : La réorganisation de l’armée royale

Louis XIV hérita en mars 1661, à la mort de Mazarin, d’une armée victorieuse mais réduite par la réforme des troupes opérées après la paix des Pyrénées, et usée par la guerre ininterrompue livrée depuis 1635 à l’Espagne. Cette armée, pour imparfaite qu’elle fût, était celle qui avait ruiné la réputation des tercios espagnols. Surtout, elle avait déjà bénéficié des réformes entreprises sous l’égide des secrétaires de la Guerre depuis le début de la guerre de Trente Ans et notamment Michel Le Tellier, le grand organisateur de l’armée monarchique, que le roi conserva à ses côtés en 1661. Il s’agissait pour Louis XIV de poursuivre une œuvre déjà entamée et de mener à bien des efforts jusque-là entravés par les exigences de la guerre, en ayant la chance de pouvoir reconstruire sur des bases nouvelles. Ce n’est donc pas tant ce qu’on a appelé la révolution de 1661 qui provoqua un changement dans l’armée, mais le retour à la paix en provoqua un changement dans l’armée, mais le retour à la paix en 1659, après vingt-cinq années de guerre. L’occasion se présentait de réformer les abus et d’accroître l’autorité royale. Dès 1662, le fils de Le Tellier, le marquis de Louvois, fut associé au département de la Guerre et collabora avec son père pour prendre de plus en plus d’influence à partir de la préparation de la guerre de Dévolution en 1666. Ce furent donc trois hommes, Louis XIV, Le Tellier et Louvois, qui œuvrèrent de concert à partir de 1662, avec la collaboration de l’administration de la Guerre, constituée en 1665 de cinq bureaux confiés à des premiers commis appartenant à la clientèle des Le Tellier. On peut d’ailleurs mesurer la montée en puissance du département de la Guerre par l’évolution du volume de la correspondance envoyée : on dénombre 1100 minutes rédigées au cours de l’année 1660, contre 3000 en 1664 et 5500 en 1668, ce qui témoigne de l’œuvre administrative accomplie[8].

Nombreux sont les domaines d’actions concernés et les réalisations accomplies jusqu’à la fin des années 1660. Dans un article sur la réorganisation de l’armée jusqu’à 1672, l’historien américain John Lynn a mis en exergue trois enjeux majeurs : la limitation de l’indépendance des gouverneurs de place, la fixation de la hiérarchie entre officiers généraux, et l’abolition de ce qu’il appelle l’« impôt de violence » subi par les populations civiles[9]. Mais l’œuvre réglementaire des années 1661-1667 est bien plus riche et aussi plus éclatée, comme nous allons le voir en passant rapidement en revue ses principales réalisations.

Quelle est, pour commencer, l’évolution des effectifs mobilisés entre 1661 et 1667 ? Louis XIV évoque la question dans ses Mémoires :

« La paix me permettait de licencier la plus grande partie de mes troupes : le dessein de soulager mes peuples m’y engageait. De dix-huit cents compagnies d’infanterie je n’en gardais que huit cents, et de mille cornettes de cavalerie que quatre cent neuf seulement. »

Le roi s’efforce alors de conserver un maximum d’officiers :

« J’en plaçai quantité, écrit-il plus tard à destination du Dauphin, dans mes gardes du corps et dans mes mousquetaires, et ce fut pour occuper les autres que je formai votre compagnie de chevau-légers. » 

Il avait en effet réorganisé profondément les unités de la Maison du roi, comme nous le verrons plus loin. Les officiers réformés, placés en demi-soldes, restaient disponibles en cas de nouveau conflit, quand ils n’avaient pas été intégrés à de nouvelles unités d’élite. En 1660, après la paix des Pyrénées, le roi se vantait d’avoir 72 000 hommes sur le pied de guerre, ce qui constituait la plus grande armée de temps de paix de l’histoire du royaume. Les effectifs continuèrent en fait à décroître pour s’approcher de 40 000 hommes en 1662 et de 50 000 hommes environ en 1666, avant la hausse provoquée par la guerre de Dévolution. En 1668 on remontre à un effectif de 134 000 hommes, qui dépasse donc déjà, et ce face à une faible opposition, les maxima constatés pour la guerre de Trente Ans. Dès 1672 on aura dans les faits 140 000 hommes sous les armes, et en 1678 près de 250 000. Cet effort colossal sera renouvelé pour atteindre 340 000 hommes effectifs pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg et de 260 000 pendant la guerre de Succession d’Espagne. Le chiffre du temps de paix se stabilisera en 1679 à environ 150 000 hommes jusqu’à la fin de l’Ancien Régime[10]. L’accroissement de l’armée est donc provoqué par les grands conflits du règne, les années 1660 n’offrant pas encore la nécessité de cette course aux armements à laquelle se livreront ensuite Louis XIV et ses tenaces adversaires.

La clarification et la remise en ordre de la hiérarchie militaire a constitué un axe majeur de la politique royale. Louis XIV, de même qu’il prend en main le gouvernement du royaume, cherche à prendre le pouvoir dans le domaine du commandement, qui est largement réorganisé. On connaît le jugement de Le Tellier, qui écrivait au cardinal Mazarin en 1650, en pleine Fronde :

« L’armée est devenue une république composée d’autant de provinces qu’il y a de lieutenants généraux. »

L’acte le plus spectaculaire fut la suppression de la charge de colonel général de l’infanterie à la mort de son titulaire, le duc d’Épernon, qui la tenait de son père. Louis XIV lui-même écrit dans ses Mémoires pour 1661 à propos de cette charge : « Le pouvoir en était infini : la nomination des officiers supérieurs qu’on y avait attachée donnant moyen à celui qui la possédait de mettre partout des créatures, le rendait plus maître que le roi même des principales forces de l’État. » Cette charge était toutefois de moindre importance qu’on ne le dit trop souvent, comme le montre David Parrot dans ses travaux sur l’armée de Richelieu[11], puisque ses attributions avaient déjà été affaiblies. Mais le roi put désormais nommer directement tous les officiers d’infanterie après la mort d’Épernon, tandis que le duc de Mazarin, grand maître de l’artillerie, ne lui opposait guère de résistance.

La hiérarchie était dominée depuis 1660 par le maréchal général des camps et armées du toi qu’était Turenne, principal figure de l’armée depuis la Fronde, qui en imposait autant par son statut, son renom et par son titre de colonel général de la cavalerie légère que par cette charge aux attributs contestés par les autres maréchaux de France. On note que si Louis XIV nomma durant son règne 26 maréchaux, soit en moyenne un tous les deux ans, il n’en nomma aucun entre Fabert en 1658 et Créqui, Bellefonds et Humières en 1668, signe que le contexte ne l’imposait pas qu’il disposait de généraux capables de commander, même si Condé n’était pas totalement revenu en grâce après ses errements de la Fronde. En 1656 déjà, il avait été décidé que le plus vieux lieutenant général commanderait aux autres, ce qui devait mettre fin au traditionnel roulement entre officiers généraux, mais cette question resta non résolue jusqu’à l’ordre du tableau fixé en 1675. Pendant la période qui nous intéresse, certains grades disparaissent d’autres font leur apparition. On constate le déclin définitif des grades de sergent des batailles dans les années 1650 et de maréchal des batailles après 1662. Au contraire le grade de brigadier de cavalerie, créé en 1657, est pérennisé ; Turenne évoque le rôle de ces brigadiers, placés entre les colonels et les maréchaux de camp, dans son règlement pour la cavalerie de 1661. Le grade de brigadier de cavalerie sera définitivement instauré en 1667 et celui de brigadier d’infanterie en 1668. La hiérarchie des officiers particuliers au sein des régiments est fixée par l’ordonnance du 28 juillet 1661, promulguée quelques jours après la mort du duc d’Épernon : sont fixés les grades de colonel, lieutenant-colonel (dont le rôle est renforcé), major, capitaine, lieutenant, sous-lieutenant (grade qui apparaît en 1657 dans les Gardes-françaises et plus tard dans les autres régiments).

Cette clarification des grades, qui participait de la réduction à l’obéissance entreprise par Louis XIV, fut accompagnée d’une remise au pas des gouverneurs de provinces et de places ou citadelles. Ils jouissaient jusque-là d’une grande indépendance, mais la paix fut l’occasion pour le roi de reprendre le contrôle des contributions, dont ils disposaient, et surtout de la levée des garnisons. L’enjeu de la mainmise sur Belle-Île dans l’affaire Fouquet en témoigne. Par ailleurs la durée du mandat des gouverneurs fut limitée en 1662 à trois ans, reconductibles par de nouvelles provisions à la discrétion du roi. C’en était théoriquement fini des gouvernements considérés comme des patrimoines familiaux, même si cette règle souffrit de nombreuses exceptions. Une circulaire de1663 interdit enfin aux gouverneurs des places frontières de permettre aux troupes de garnison de quitter leur place sans autorisation.

La lutte contre la vénalité des charges fit quelques progrès, même si le système semi-entrepreneurial restait la base du recrutement et de l’entretien des régiments et des compagnies[12]. La vénalité fut en effet abolie en 1664 pour les officiers des gardes du corps, qui purent ainsi être nommés par le roi ; cette mesure étant compensée pour les capitaines par une augmentation de gages. Dans le reste de l’armée, seules les charges de colonel d’infanterie ou mestre de camp de cavalerie et de capitaine restaient vénales (les mestres de camp d’infanterie avaient pris le titre de colonel lors de la suppression de la charge de colonel général). Le grade de brigadier donnait un débouché aux lieutenants-colonels et donc à la filière non-vénale, suivie par des officiers sans fortune.

La clarification des grades fut suivie par une fixation des rangs entre officiers de corps différents et entre ces corps. Pour les rangs entre officiers de même grade, on passa d’un usage basé sur l’ancienneté du service personnel : c’est fait pour les capitaines en 1663 et les lieutenants en 1664. En 1665 fut fixé l’ordre de marche dans la Maison militaire, qui était celui-ci : gardes du corps, gendarmes, chevau-légers de la reine-mère, de la reine, du dauphin, d’Orléans). Jusque-là, le rang des unités, qui ne devait plus bouger en cas de changement de chef de corps. Une ordonnance de 1666 reprit un texte de 1654 fixant le rang des régiments d’infanterie : après les Vieux et les Petits-Vieux, c’est la date de la commission de levée qui était prise en compte ; les mécontentements furent réprimés et certains officiers cassés pour s’être opposés à cette mesure qui réglait d’un coup de vieux antagonismes.

Dans le domaine du recrutement, il faut noter la diminution de l’appel au mercenariat étranger : en 1661 le roi tient à garder sur pied de bons régiments étrangers, qui constituent alors un quart des effectifs. Mais comme ils coûtent plus chers que les corps français, leur part se réduit ensuite pour tomber à11% en 1667. L’alliance avec les cantons suisses est solennellement renouvelée en 1663. Le roi prévoit également de manière systématique de faire entrer à son service, quand il le peut, les meilleures unités de ses alliés, voire des déserteurs des rangs ennemis, comme ceux des troupes de l’évêque de Münster en 1665, cherchant par là-même à affaiblir le recrutement de ses adversaires. Pour les soldats régnicoles, le recrutement passe toujours en partie par le racolage. La durée du service n’est pas fixe, mais Louvois admet en 1666 qu’un soldat peut demander son congé absolu au bout de quatre ans. On lutte avec détermination, mais sans grand succès, contre les passe-volants, ces faux soldats que les capitaines présentent aux revues pour avoir leur compagnie complète, et contre les « billardeurs » qui s’engagent successivement dans plusieurs corps pour toucher les primes d’engagement. La peine de mort est prévue contre les passe-volants par une ordonnance de février 1662. On Se contente souvent, dans les années suivantes, du fouet et de la marque de la fleur de lys. Une décision de 1667 réintroduit la peine de mort et les officiers coupables doivent être cassés. La désertion s’avère moins critique durant les années de guerre générale, mais plusieurs ordonnances la combattent en 1663, 1665 et 1666, de sorte qu’on ne peut que la supposer encore importante. Louis XIV demande des montres de mois en mois pour contrôler l’effectif des unités, mais on n’a pas encore à cette époque de tenue systématique des registres de contrôles des troupes.

La discipline est peut-être le champ d’action dans lequel Louis XIV s’est le plus investi et sur lequel il a le plus communiqué. Une médaille de 1661 n’a-t-elle pas pour devise : Disciplina militaris restituta ? Le roi cherche ainsi à réduire la maraude et les pillages. Les soldats maraudeurs sont régulièrement contraints à compenser financièrement leurs méfaits, et les officiers eux-mêmes sont condamnés pour les désordres commis par leurs troupes.

L’ordre et le discipline sont promus par l’intermédiaire d’unités d’élite qui doivent répandre ensuite les bonnes pratiques. C’est le cas du régiment du Roi, fondé en 1663, qui est envisagé comme une pépinière d’officiers. Ceux-ci se forment traditionnellement comme cadets ou volontaires, en l’absence de structures spécifique, même si Louis XIV instaure des cadets dans les gardes du corps. Il adjoint à ce nouveau régiment, dont il est officiellement colonel et qui est confié à un colonel-lieutenant, un officier inspecteur. Cet inspecteur inspire la création des inspecteurs généraux de l’infanterie et de la cavalerie en 1667 et 1668, en la personne de Jean de Martinet, lieutenant-colonel du régiment du roi, et Jean-Jacques de Chaumejan, chevalier de Fourilles, brigadier de cavalerie. L’exercice de la troupe est encouragé, et le roi y assiste en personne lorsqu’il le peut, s’en occupant personnellement pour le régiment du Roi ; l’accent est mis sur l’exercice du mousquet, l’ordre dans la marche et la manœuvre. Lisons à ce sujet les Mémoires du roi pour 1666 :

« Il y avait longtemps que je prenais soin d’exercer les troupes de ma maison, et ce fut de là que je tirais presque tous les officiers des nouvelles compagnies que je levai, afin qu’ils y portassent la même discipline à laquelle ils étaient accoutumés ; et je remplis les places vacantes d’autres cavaliers choisis dans les vieux corps, ou de quelques jeunes gentilshommes qui ne pouvaient être instruits en meilleure école. Cependant je faisais très souvent des revues, tant des nouvelles troupes, pour voir si elles étaient complètes, que des anciennes, pour reconnaître si elles n’étaient point affaiblies par les nouvelles levées. »

En complément, l’ordonnance de décembre 1665 met en place le système des semestres pour imposer la présence au corps : les officiers servent à tour de rôle pendant le semestre d’hiver, ce qui renforce l’encadrement. Le roi promeut également des mesures d’ordre moral, encourageant l’action dans ce sens des aumôniers, même s’ils dépendent des colonels, et notamment des récollets.

D’autres corps nouveaux sont créés, qui sont des laboratoires privilégiés pour l’introduction de nouveaux règlements ou d’innovations techniques. Les grenadiers connaissent une vogue continue. En 1667 on trouve quatre grenadiers par compagnie dans le régiment du Roi, réunis en 1670 en une compagnie. À partir de cette date, on dote chaque bataillon d’une compagnie de grenadiers. Dans la cavalerie ce sont les dragons qui se voient de plus en plus employés en campagne puisqu’ils offrent une grande souplesse d’emploi et qu’ils coûtent moins cher) entretenir que les unités de cavalerie ; ils reçoivent un état-major général en 1669.

Les armes techniques que sont l’artillerie et le génie ne constituent pas encore une priorité dans les premières réformes du gouvernement personnel. L’artillerie n’a que du personnel d’encadrement et pas de troupes (elle est longtemps déplacée par des personnels civils ; on emploie des fantassins mis à disposition jusqu’à la création du régiment des Fusiliers en 1671. Le principal chantier de fortification concerne à cette époque le fort Saint-Nicolas de Marseille, édifié sous la direction du chevalier de Clerville. Le génie trouvera son plein développement. Le génie trouvera son plein développement un peu plus tard sous l’égide de Vauban, de nombreux travaux étant entrepris après la guerre de Dévolution pour fortifier les places conquises.

Le domaine de l’équipement, de l’habillement et de l’armement bénéficie également de lents progrès appuyés sur la réglementation préexistante. Une ordonnance de janvier 1665 instaure un uniforme généralisé dans la Maison du roi, mais cette question est laissée pour les autres troupes à l’initiative des officiers, qui rivalisent parfois de dépenses, comme à la revue de Breteuil de 1666, mais sans que l’uniforme ne s’étende de manière rapide. Il existe non pas un seul uniforme mais des uniformes qui se mettent en place très progressivement. Une ordonnance de novembre 1666 apporte une innovation appelée à une longue histoire puisqu’elle généralise la masse, retenue sur solde pour subvenir aux frais des soldats.

Des améliorations sont apportées au logement des troupes. Des ordonnances se succèdent de 1660 à 1665 pour régler le logement dans les lieux fermés. On trouve déjà des casernes dans certaines places, mais l’œuvre d’édification de la ceinture de fer par Vauban et la modernisation des programmes architecturaux qui en découle ne commenceront qu’un peu plus tard. L’organisation du service de place bénéficie de plusieurs textes, notamment les ordonnances sur le service de garnison de 1661 et 1665, qui fixent les rôles du gouverneur, du commandant et du lieutenant du roi. En 1666 sont créés les bataillons de garnison distincts des bataillons de campagne. On met également en place des magasins dans les places les plus importantes. Une ordonnance de novembre 1665 fixe les détails des vivres et des étapes, organisées sous l’autorité des intendants.

En ce qui concerne les hôpitaux, le code Michau de 1629 avait déjà prévu l’entretien d’hôpitaux à la suite des armées. C’est le cas lors des diverses expéditions des années 1660, grâce à l’action des intendants ; il y a lors théoriquement un chirurgien dans chaque régiment. On crée des hôpitaux fixes dans certaines places, notamment en 1666 dans les places du Nord pour préparer les campagnes à venir. La création des Invalides en 1670 améliore également de façon sensible le sort des soldats estropiés et ne pouvant plus servir.

Le domaine de la justice militaire connaît pour sa part des avancées importantes, en lien avec le caractère prioritaire de la discipline pour Louis XIV. Une série d’ordonnances précise le fonctionnement du conseil de guerre entre 1661 et 1664. Elles sont réunies dans la grande ordonnance du 25 juillet 1665, qui restera le texte fondateur de la justice militaire jusqu’à la Révolution. Le gouverneur préside le conseil de guerre, qui doit compter sept membres. Mais les crimes de droit commun sont renvoyés à la justice civile, et les troupes étrangères gardent certains privilèges.

Terminons ce trop rapide panorama par l’administration civile, dont le rôle s’accroit sous les Le Tellier père et fil. Les commissaires des guerres prennent le pas vers 1661 sur les contrôleurs des guerres, chargés de la tenue des registres. On réduit le nombre des commissaires des guerres après la paix ; ils sont 20 en 1662 et 22 en 1666, répartis par circonscriptions d’où ils partent pour suivre les armées au-delà des frontières du royaume. Leur rôle principal est la tenue des revues et des montres, de plus en plus systématique même si tous les outils adéquats ne sont pas encore réunis (on arrivera tout de même en 1670 à la tenue des registres d’entrée à l’hôtel des Invalides, avec des signalements précis, et la même année à la mise en place de contrôles pour les Gardes françaises, qui ne seront pas généralisés). Les intendants continuent à s’imposer dans le paysage militaire. Louis Robert, notamment, est très employé durant les années 1660 ainsi que Pierre Carlier, tous deux étant des proches du clan Le Tellier. André Corvisier a bien montré que les années 1660 constituent l’apogée du recrutement des intendants d’armée dans la clientèle des Le Tellier[13].

On constate finalement que tous les domaines d’action du département de la Guerre et de la gestion des armées ont été touchés par les réformes à des degrés divers, même si certaines priorités se dégagent et si d’autres champs d’action restent encore largement en friche. Le Tellier avait conçu de nombreuses ordonnances qu’il n’avait pu mettre en application avant la paix. Il a ainsi fixé la ligne directrice mise en œuvre dans les années 1660, réorientée suivant les axes imposés par le roi. Mais ces réformes eurent leurs limites, et il ne faudrait pas en exagérer l’ampleur ni la portée. Tout n’a pas été réglé, comme le montre la poursuite de l’œuvre de réorganisation qui reste très active dans les années 1670 et 1680, avant que la fuite en avant dans l’accroissement des effectifs et les problèmes financiers des années 1690 et 1700 ne nuisent aux nouvelles réformes. Les unités levées sont pour certaines constituées de nouvelles troupes dont l’expérience est quasiment nulle, et la logistique reste défaillante. Coligny écrit par exemple de Hongrie le 1er juillet 1664, pendant la campagne de Saint-Gothard :

« Il y a mesme dans l’infanterie une très grande quantité de soldats qui n’ont jamais tiré un coup de mousquet. Il seroit bien nécessaire de les exercer, mais n’ayant point de chariots pour leur mener des munitions, nous ne pouvons pas leur en faire fournir, et n’avons pas mesme eu le loisir de dresser nos soldats. Ils se dresseront contre les ennemis du nom chrétien. »[14]

Au cours de cette campagne qui prend l’allure d’un test grandeur nature, l’indiscipline s’installe, les officiers se relâchent ; on annonce par exemple la prise de 22 déserteurs, dont 11 sont pendus devant l’armée. De plus les troupes craignent les Turcs et il faut les convaincre qu’elles peuvent rivaliser.

De fait, il reste beaucoup à faire : il faudra attendre 1682 pour les compagnies de cadets, 1708 pour le corps des officiers de santé, 1716 pour les contrôles de troupe… La désertion continuera de sévir. En 1669 encore on se plaint que des groupes de soldats du régiment du Roi s’enfuient en tirant sur leurs officiers ! Jean Chagniot, qui a consacré un article à cette question de la rationalisation inaboutie de l’armée française[15], rappelle que l’œuvre accomplie est bien réelle (centralisation, uniformisation, réduction à l’obéissance, mainmise des bureaux du département de la Guerre sur l’armée, subordination des militaires aux civils), mais qu’il ne fait pas l’exagérer ni prendre pour argent comptant les affirmations satisfaites de la correspondance ministérielle ou des ordonnances royales, qui sont relativisées par les Mémoires et les correspondances des officiers du temps. L’uniforme progresse très lentement, comme l’illustrent les exemples de ces Français qui seront tués par les leurs au siège de Philippsbourg en 1688 et à la bataille de Neerwinden en 1693[16]. Une grande hétérogénéité demeure même à la fin du règne de Louis XIV, qui ne lègue pas à son successeur une armée aussi parfaitement ordonnancée que ses jardins de Versailles, ne serait-ce que dans les particularismes de la Maison du roi et des régiments étrangers. Tout ne s’est pas fait en un jour, et l’on ne saurait attribuer aux seules années 1660 et 1670 la mise en place des réformes qui se sont mises en place plus lentement.

À suivre

Par Bertrand Fonck
Conservateur du patrimoine et Docteur en histoire
Chef du département de l’armée de terre du Service historique de la Défense


[1] Joël Cornette, Le roi de guerre : essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993.

[2] Camille Rousset, Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, Paris, 1861-1863, 4 vol. ; Louis André, Le Tellier et l’organisation de l’armée monarchique, Paris, F. Alcan, 1906 ; Id., Michel Le Tellier et Louvois, Paris, Armand Colin, 1943.

[3] Giant of the Grand siècle : the French army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Guy Rowlands, The Dynastic State and the Army under Louis XIV. Royal Service and Private Interest, 1661-1701, Cambridge University Press, 2002.

[4] André Corvisier, Louvois, Paris, Fayard, 1983 ; Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001 ; Olivier Chaline, Le règne de Louis XIV, Paris, Flammarion, 2005 ; Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.

[5] Thierry Sarmant (dir.), Les ministres de la Guerre, 1570-1792. Histoire et dictionnaire biographique, Paris, Belin, 2007 ; Emmanuel Pénicaut, « L’emploi du temps le plus considérable du royaume ? Secrétaire d’État et département de la Guerre sous Louis XIV », Revue historique des armées, n° 263, 2011, p. 12-16.

[6] Gérard Sabatier, « La gloire du roi. Iconographie de Louis XIV de 1661 à 1672 », dans Histoire, économie et société, 2000, vol. 19, n° 4, p. 527-560 ; Isabelle Richefort, Adam-François Van der Meulen (1632-1690), peintre flamand au service de Louis XIV, Bruxelles, Dexia/Fonds Mercator, 2004.

[7] Louis XIV, Mémoires, Paris, Tallandier, 207. Les citations qui suivent sont tirées de la même édition.

[8] Cette inépuisable correspondance, joignant aux minutes les lettres reçues par la Cour, est conservée à Vincennes par le Service historique de la Défense (sous-série A1). Il convient de s’y référer, ainsi qu’aux séries d’ordonnances (sous-séries X1 et X2), pour documenter l’œuvre de Le Tellier.

[9] John Lynne, « L’évolution de l’armée du roi, 1659-1672 », Histoire, économie et société, 19e année, n° 4, 2000, p. 481-495

[10] Ces chiffres sont tirés de John Lynne, Giant of the Grand Siècle, op. cit.

[11] David Parrot, Richelieu’s Army. War, Government and Société in France (1624-1642), Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[12] Jean Chagniot et Hervé Drévillon, « La vénalité des charges militaires sous l’Ancien Régime », Revue historique de droit français et étranger, 2008, vol. 86, n° 4, p. 483-522.

[13] André Corvisier, Louvois, op.cit.

[14] Service historique de la Défense, GR A 1 190, fol. 125.

[15] Jean Chagniot, « La rationalisation de l’armée française après 1660 », Armées et diplomatie dans l’Europe du XVIIe siècle, 1992, p. 97-108.

[16] Exemples tirés des Lettres historiques de Pellisson et des Mémoires de Saint-Simon.


Publication originale : Bertrand Fonck, « 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 269-307.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117)

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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