Histoire

[CEH] Les prises de pouvoir par les Bourbons – Partie 2 : La prise de pouvoir pour affirmer la légitimité

Alphonse II et le futur Louis XX

Les prises de pouvoir par les Bourbons

Par Daniel de Montplaisir

Consulter la première pièce du dossier (Introduction / Partie 1 : La prise de pouvoir pour accéder au trône)

II – La prise du pouvoir pour affirmer la légitimité

Le premier épisode intervient en 1836, à la mort de Charles X, neuf autres suivront jusqu’à Louis XX.

Charles X avait abdiqué le 2 août 1830, puis semblait être revenu sur sa décision, encourant l’ironie de Metternich :

« Croit-il qu’une couronne est un couvre-chef que l’on peut poser et remettre à loisir ? »

Quoiqu’il en soit, il n’y eut pas de prise de pouvoir par Henri V, mais prise « du » pouvoir par le félon lieutenant-général du royaume. La légitimité entrait alors dans un âge virtuel, qui dure encore aujourd’hui. Dès lors, la notion de prise de pouvoir change de nature. Il ne s’agit plus de l’exercice de la souveraineté mais de la permanence dynastique, dépourvue de portée immédiate mais non de signification à long terme : pour le jour où les Français décideraient de restaurer la monarchie, il leur faut savoir, à l’instant même, qui est le titulaire de la couronne. Tel est le nouveau sens de la prise de pouvoir par les Bourbons, à chaque étape de la succession.

En 1836, la situation était encore complexe. Roi de droit mais mis, en quelque sorte, entre parenthèses par son grand-père, Henri V devait-il en prendre le plein exercice nonobstant la présence de son oncle le duc d’Angoulême. En août 1830, celui-ci n’avait régné qu’une demi-heure, le temps nécessaire à abdiquer à son tour. La rétractation ultérieure de Charles X — qui ne fut d’ailleurs jamais formalisée — entraînait-elle, ipso facto celle de son fils ? Jamais la monarchie française ne connut de situation plus ambiguë que celle de novembre 1836. Sous le ciel encore bleu de Goritz, dans ce petit bout du monde à l’écart de tous les grands courants de l’Europe, la question paraissait bien utopique. Il fallait la sagesse et l’habileté du duc d’Angoulême pour devenir une sorte de Louis XIX in partibus, roi exclusivement de l’exil, avant tout chef de famille afin que se parachève l’éducation de son neveu (qui a alors 16 ans) et, pour cela, tenant au chaud une couronne qu’il renonçait d’avance à porter tout en acceptant de prendre « le » pouvoir à titre purement conservatoire : un exercice de style original ; sans précédent et sans suivant :

« Je déclare persister dans l’intention que j’étais, à l’époque des événements de juillet 1830, de transmettre la couronne à mon bien-aimé neveu, le duc de Bordeaux ; mais dans les circonstances actuelles, l’intérêt actuel des enfants de mon bien-aimé frère, le duc de Berry, exige que je sois en réalité le chef de famille et, pour en exercer les droits, je dois être investi de l’autorité royale. Je prends dont le titre de roi, bien résolu à ne faire usage de pouvoir qu’il me donne que pendant la durée du malheur de la France et à remettre à mon neveu, le duc de Bordeaux, la couronne le jour où, par la grâce de Dieu, la monarchie sera rétablie. »

Et trois jours plus tard :

« Mon devoir essentiel est de protéger la jeunesse du prince sur qui reposent désormais tout l’avenir de ma famille et toutes nos espérances. Étranger par son âge à toutes les luttes, à toutes les convulsions, à tous les antagonismes qui, depuis cinquante ans, n’ont cessé d’agiter la France, jusqu’ici sa jeunesse l’a tenu à l’écart de toute prévention. Chef de famille, je pourrai lui servir d’égide contre toutes les exigences, contre tous les mécontentements.  Que tout blâme retombe sur moi ; ma carrière est finie, l’avenir est ouvert à sa jeunesse ; il doit rester pur de tout reproche. (…) »

« Pur de tout reproche », une qualité que favorise évidemment l’éloignement du pouvoir. Les successeurs dynastiques d’Henri V vont rester tellement purs qu’ils sauront, presque totalement, se désintéresser des affaires françaises…

Henri qui, pour sa part, n’a jamais contesté la position ainsi prise par son oncle accède donc « au pouvoir » à la mort de celui-ci, le 3 juin 1844. Ce qui, en pratique, signifie que lui seul désormais parle au nom de la Légitimité. Sa première déclaration donne le ton. Toutes choses égales par ailleurs, elle n’est pas sans rappeler la détermination de Louis XIV lors du fameux conseil du 10 mars 1661 :

« Devenu par la mort de M. le comte de Marnes, chef de la Maison de Bourbon, je regarde comme un devoir de protester contre le changement qui a été introduit en France dans l’ordre légitime de succession à la couronne, et de déclarer que je ne renoncerais jamais aux droits que, d’après les anciennes lois françaises, je tiens de ma naissance. Les droits sont liés à de grands devoirs, qu’avec la grâce de Dieu, je saurai remplir. »

Durant toute sa vie, celui qui ne portait en exil que le titre de comte de Chambord, consacre l’essentiel de son temps à fourbir un programme de gouvernement. Il a compris que, désormais, la légitimité du sang ne suffisait pas à exercer le pouvoir, qu’il s’agissait moins d’occuper un trône que de savoir à quoi on l’utilisait. D’où, à la fois, des manifestes au peuple français, qui ont pu faire parler de « règne épistolaire », et à la confection, lente et interactive, d’un plan d’action pour la France.

À sa mort, le 24 août 1883, pour la première fois, la succession au trône fait l’objet d’un doute : la légitimité hoquette. Certain de son droit, le comte de Paris procède, à l’instar de ceux qu’il considère comme ses prédicteurs, par une prise de pouvoir déclarative, endossant le titre de chef de la Maison de France, se faisant appeler Philippe VII, et non Louis-Philippe II, afin de s’insérer parfaitement dans le processus légitime. De son côté, Don Juan, plus proche parent dynastique du comte de Chambord ne prend aucune initiative mais ne dément pas les affirmations de ses artisans. La déception qu’il leur cause ne remet pas le principe en cause :

« Mon Dieu, où en sommes-nous ! déplore, pathétique, Joseph du Bourg, ce pauvre prince, après quelques sourires et phrases aimables, se met à me raconter des chasses au canard, à l’aigle, ses succès photographiques et son invention de bateau en caoutchouc. J’étais stupéfait. Je me disais néanmoins que les hommes passent, les principes restent. »

Car Don Juan, par la voix de son fils cadet, Don Alphonse, a d’une certaine manière accomplie, lui aussi, sa prise de pouvoir : sur le quai de la gare de Goritz, la veille des funérailles du comte de Chambord. Au représentant du comte de Paris, venu demander aux Bourbons de la nouvelle branche aînée de renouveler par une déclaration solennelle la renonciation faite en 1710 par Philippe V au trône de France, pour lui-même et pour ses descendants, on répandit avec hauteur :

« Nous ne savons pas encore si nous avons des droits à la couronne de France ; si nous n’en avons pas, il est ridicule de signer cette déclaration. Et si nous en avons, ces droits sont des devoirs, on ne peut les abdiquer. »

Une belle répartie, à inscrire sur les tablettes de la légitimité, mais dépourvue de conséquence à court terme.

Les royalistes transfèrent alors leur espoir dans le fils aîné de Don Juan, Don Carlos. Mais, en dépit de l’échec de la dernière guerre carliste, en février 1876, celui-ci entend rester espagnol, écrivant, dès le 3 septembre 1883 à son plus proche collaborateur, Candido Nocedal :

« Nous venons de rendre les honneurs à mon oncle bien-aimé. Je n’ai jamais senti plus vivement que dans cette cruelle journée les liens qui m’attachent à ma chère Espagne. C’est à elle que j’appartiens et que j’appartiendrai toujours. »

Donc une douche froide sur la légitimité. Mais Don Carlos revient sur ses pas trois mois plus tard :

« Je suis personnellement convaincu que la succession légitime de mon oncle, le comte de Chambord, revient à notre branche d’après les Lois de l’ancienne Constitution française. »

Et Don Carlos devient le roi de France de droit à la mort de son père, le 18 novembre 1887. Ici encore, nous vérifions que prise « de » pouvoir n’est pas prise « du » pouvoir. Car si ses partisans en France — que les orléanistes ont surnommé « les Blancs d’Espagne » — multiplient les manifestations destinées à rétablir la légitimité dans les esprits, le prince conserve personnellement ses distances, mourant en 1909 sans jamais avoir offert aux royalistes français que des encouragements discontinus et lointains.

Son fils, Don Jaime, alors âgé de 39 ans, et vivant à Frohsdorf — tout un symbole — suscite les espérances que vous pouvez imaginer. Sa prise de pouvoir consiste à relever le titre ancestral du duc d’Anjou. Désormais, les Bourbons d’Espagne deviennent les Bourbons d’Anjou, ce qui est tout de même plus présentable au peuple français… qui a alors bien d’autres soucis que les questions dynastiques et pour qui tout le royalisme se concentre dans la turbulente et omniprésente Action française. En 1926, Don Jaime déclare à un journal :

« J’ignore si jamais la France reviendra à la tradition capétienne. Je sais que j’ai le devoir de maintenir cette tradition léguée par mes pères pour le jour où la France m’appellerait. Je suis un mainteneur, je ne suis pas un prétendant. »

Don Jaime n’ayant pas eu d’enfant, sa succession passe à son oncle, puis à l’ancien roi d’Espagne Alphonse XIII qui, détrôné, remplit de ce fait les conditions posées par le traité d’Utrecht… Curieuse situation : la France hérite, en 1934, d’un roi que l’Espagne vient de rejeter ; le drame de la légitimité française toujours se renouvelle. Et, là encore, les problèmes du pays se situent bien ailleurs.

La mort d’Alphonse XIII, devenue « Alphonse Ier » de France, survenue en 1941, passa quasiment inaperçue. Il semblait bien alors que rien ne demeurait de la légitimité mais le dernier carré des fidèles se souvenait d’une rencontre, à Fontainebleau, entre Alphonse Ier et son prédécesseur, au cours, au cours de laquelle une nouvelle prise de pouvoir était intervenue sous la forme d’une déclaration commune :

« Les princes des lys sont à la France. La France peut renoncer à eux mais eux ne peuvent renoncer à la France. De même, après toi, ton fils aîné, n’eût-il ni bras ni jambe, prendra ta place comme chef de la maison de France. »

Celui-ci avait bien bras et jambes mais il était sourd-muet. Jacques-Henri, né en 1908, n’avait connu que l’exil, une Espagne à laquelle on l’avait contraint de renoncer en faveur de son jeune frère et ignorait tout de son droit dynastique en France. Finalement révélé par son épouse Emmanuelle de Dampierre, dans des conditions presque rocambolesques, lors d‘un voyage en train effectué en 1944 en Suisse, par la bouche d’un certain Cattaui, résistant gaulliste et spécialiste de Marcel Proust… Le temps de méditer et de vérifier l’incroyable révélation, plus proche du Da Vinci Code que du testament de Charles II, Jacques-Henri procède, lui aussi, à sa prise de pouvoir. En février 1946, il envoie une lettre circulaire à toutes les familles royales d’Europe afin de proclamer sa qualité de « chef de la branche aînée de la famille de Bourbon », son droit au trône de France, pour lui-même et pour ses fils, ainsi que celui de porter — ce qui a dû, rétroactivement, ravir notre ami le baron Hervé Pinoteau — les pleines armes de France, « d’azur à trois fleurs de lys ».

À sa mort, en 1975, son fils ainé, Alphonse, ne fit aucune déclaration concernant la France. Ses problèmes personnels, professionnels et familiaux, ses relations ambiguës avec son cousin Jean-Charles (Juan Carlos), roi d’Espagne à la fin de cette même année, prédominaient. Il fallut attendre près de douze ans avant que s’opère le grand réveil, à l’occasion du millénaire capétien, célébré tout au long de l’année 1987 et qui vit le prince Alphonse prendre enfin la place qui lui revenait historiquement. Sans qu’il soit, cette fois, nécessaire de procéder par des proclamations rassurantes. L’Histoire parlait toute seule. Sa mort prématurée, en 1989, laissait une légitimité veuve et en proie à un doute profond. Comment regardait la France ce jeune prince de quinze ans qui semblait bien éloignée de toute idée de prise de pouvoir ?

Louis XX est, depuis le comte de Chambord, le premier chef de la maison de Bourbon totalement détaché de toute hypothèque relative au trône d’Espagne. C’est, pour la Légitimité, une véritable libération. De nouveau, l’aîné des Capétiens n’a que la France pour perspective. Et sa prise de pouvoir n’a pas eu besoin de faire-part.

Daniel de Montplaisir
Historien
Conseiller de l’Assemblée nationale


Publication originale : Daniel de Montplaisir, « Les prises de pouvoir par les Bourbons », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 320-331.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117).

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« Turenne et Louis XIV », par Fadi El Hage (p. 247-268) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

« Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme », par Alexandre Maral (p. 308-319). « Les prises de pouvoir par les Bourbons », par Daniel de Montplaisir (p. 320-331) :

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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