Histoire

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (3/3)

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi.

Centre d’Etudes Historiques CEH


Par le Pr. Yves-Marie Bercé

Professeur émérite à la Sorbonne

Directeur honoraire de l’Ecole des Chartes

Irrévocablement, cependant, les personnes de Mazarin et de Fouquet continuaient de représenter aux yeux du plus grand nombre le temps détestable des dépenses de guerres et de procédures fiscales les plus tyranniques. La mort du cardinal ministre le 9 mars 1661 puis l’arrestation de Fouquet le 5 septembre furent donc saluées par l’opinion commune comme les étapes d’un même processus de rupture avec un passé odieux. La disparition de Mazarin ne laissait aucun regret, quant à la chute consécutive du surintendant, elle fut accueillie par des démonstrations d’une sorte de joie justicière. Louis XIV par son coup de majesté, habile et superbe ; soudain et soigneusement médiatisé, avait satisfait les besoins de la vindicte collective et nourri l’éternelle espérance du renouveau.

Dans les jours qui suivirent la disgrâce du surintendant le ton des préambules des arrêts du Conseil du roi comportant effectivement des changements très significatifs, intentionnels, appuyés et répétés. Colbert – la signature portée de sa main propre en fait foi – s’appliquait dans ces textes à donner l’image d’une innovation complète. Une semaine après l’arrestation, un arrêt du 18 septembre annonçait que « le roi avait résolu de prendre lui-même le soin de ses finances, afin que par le temps, en estant fait un bon usage, Sa Majesté puisse avoir plus de moyens de soulager son peuple ». Par malchance, les moissons de l’été 1661 furent très déficitaires, laissant prévoir de graves chertés au printemps prochain. Il en fut tenu compte dans un arrêt du 27 septembre accordant aux provinces de l’Ouest des rabais supplémentaires des tailles, s’ajoutant à ceux concédés par Fouquet. Cet arrêt était voulu solennel, rendu en commandement, signé par Séguier et Colbert ; il insistait sur l’attention personnelle que le roi portait, entre tous les habitants du royaume, à ceux des regnicoles qui étaient soumis aux tailles : « Le roi veut faire connaître à ses sujets contribuables aux tailles le soin qu’il veut prendre de leur soulagement, selon que le temps et l’état de ses affaires le lui pourront permettre et (fait) dès à présent considération sur la disette des blés. »[1] Pendant les mois suivants, Colbert continua de répéter la dialectique traditionnelle de « la bonté paternelle et royale de Sa Majesté envers ses peuples », mais il avait à cœur de l’enrichir d’autres arguments circonstanciels, tels que « rendre les sujets efficacement participants des fruits de la paix », ou encore « mettre l’abondance dans ses états et faire sentir à ses sujets les véritables fruits d’une paix bien établie »[2]. De façon plus insolite dans un texte de finances, peut être sous la dictée personnelle du jeune roi novice, un arrêt prenait soin d’évoquer le désir du souverain « de partager avec ses sujets le fruit de son travail et de son application ».

Il ne s’agissait pas seulement d’habileté du discours politique, Colbert allait réellement disposer d’assez d’années de paix et de stabilité pour mettre en œuvre des réformes conçues et attendues depuis longtemps, puis les États généraux de 1614 et depuis les projets du chancelier Marillac en 1627. Lentement mais sûrement, Colbert modifiait les équilibres fiscaux, choisissant de demander les plus fortes recettes, non aux tailles campagnardes, mais aux taxes de consommation payées plutôt par les villes et les groupes sociaux privilégiés. Il veillait aussi à limiter les procédés de contrainte lors des levées dans les paroisses, à essayer de les contrôler strictement et à éviter, autant que possible, qu’ils affectent le niveau de vie des cultivateurs et leur capacité de production

Le tournant politique de 1661 signifiait-il la fin des fréquentes révolte paysannes populaires qui depuis le règne de François Ier constituaient une forme de comportement politique, qui pouvait sembler peu évitable et comme structurel ? Nullement. En 1660 et 1661, les succès même du gouvernement renforçaient le mythe de la fin de l’impôt : il n’était plus nécessaire puisque désormais la guerre était gagnée et le pouvoir du souverain pleinement assuré. Dans cette logique les pays pyrénéens et landais qui, de par leur situation frontalière, jouissaient d’abonnements et de faibles taux d’imposition, refusaient de payer quoi que ce soit une la fois la paix revenue[3]. De même les villageois du pays bu Boulonnais, autour de Calais et de Bourgogne, arguant de son statut de frontière d’ennemi, refusaient l’introduction d’exigences fiscales. Leur soulèvement, appelé par dérision la Guerre des Lustucrus, fut cruellement réprimé. Là encore, par cet exemple tragique, chacun pouvait comprendre que le style du gouvernement changeait. Alors que jusqu’alors les révoltes campagnardes, après la dispersion meurtrière de leurs attroupements, trouvaient une issue relativement apaisée par des mesures générales de grâce et même d’abolition, la punition des Lustucrus fut impitoyable. Quatre cents paysans du Boulonnais, encerclés et faits prisonniers par la cavalerie, furent par décisions délibérée de Louis XIV et Colbert, en masse, sans exceptions, envoyés aux galères[4].

Les intendants de Gascogne recouraient aux mêmes mesures contre les contrebandiers du sel qui menaient, entre les Pyrénées et les Landes, de 1663 à 1667, une petite guerre de fraudes et d’embuscades. Le soulèvement des communes du Sud du Vivarais en 1670, dressé contre les taxes extraordinaires exigées pour le creusement du canal du midi ; fut pareillement l’objet d’une répression qui se voulait spectaculaire. De même, enfin, les révoltes contre l’innovation fiscale du papier timbré, en 1675, en Bretagne et en Guyenne, furent écrasées de façon brutale et méthodique. La collection des grandes révoltes populaires s’arrête là.

Qu’on ne s’y trompe pas. Ces répressions systématiques et cruelles n’étonnaient pas les contemporains et, en général, ne les indignaient pas. La disparition des phénomènes sociaux structurels que constituent les révoltes paysannes fut sans doute un peu hâtée par les nouvelles volontés colbertiennes, qui associaient la rigueur répressive et l’attention au train de vie paysan, mais elle résulte surtout de la lente et progressive stabilisation des institutions fiscales. La capacité d’intervention de l’État et la légitimité de son prélèvement d’une part des revenus du pays s’étaient imposées ; elles furent au siècle suivant à peu près unanimement admises ; les nombreuses émeutes, fraudes et contrebandes qui les accompagnaient étaient leur contrepartie inévitable, elles ne signifiaient pas le rejet de leur principe.

En 1661, le jeune Louis XIV a choisi d’assumer pleinement son rôle de monarque et a su mettre en scène sa volonté politique par des coups d’éclat délibérés. Sa conception du pouvoir souverain, centralisé, autoritaire, tendant à l’uniformisation rationnelle des règlements et des statuts, allait devenir pour les Français de ce temps évidente, indiscutable et indiscutée. Elle était portée par toute une génération, celle qui avait eu vingt ans, plus ou moins, vers 1660, celle du roi Louis XIV. Il n’imposait pas cette idée du pouvoir par un caprice tyrannique ou par son génie solitaire ; elle avait l’assentiment de la plupart des gens de son âge. Oui, le tournant de 1660 tient une place majeure dans la longue dynamique de l’histoire politique de la France. Les historiens s’en convainquent aisément par l’étude rétrospective, mais les contemporains eux-mêmes l’avaient déjà bien pressentie. Louis XIV a eu la chance, l’intuition, l’intelligence de comprendre cette conjoncture et, en tant que roi, de correspondre à cette puissance vague idéologique.


[1] Arch. Nat. E 348 b, fº245 ; fº261 ; fº407, arrêts rendus en commandement, en présence réelle du roi semble-t-il, les 17, 18 et 27 septembre 1661, les textes portent les signatures de Colbert et Séguier et l’ordre de les publier et faire afficher.

[2] Arch. Nat. E 349 b, fº274, 276, 308, 17 et 19 novembre 1661.

[3] « Les habitants du pays abonné de Bigorre prétendent ne devoir payer aucune chose des impositions faites sur lesdits pays en vertu des commissions du roi des années 1660 et 1661, à présent que la paix est dans le royaume », Arch. Nat. E 351 a, fº347, 11 février 1662.

Les syndics du pays de Couserans, en frontière de Catalogne, représentent au Conseil que leur taxe, fixée en 1645, « n’a été accordée que pendant la guerre seulement et pour des causes qui ne subsistent plus par l’avantage et la tranquillité de la paix dont tous les sujets de Sa Majesté jouissent à présent et qu’il est (donc) juste de réduire les choses dans le premier état », Arch. Nat. E 366 a, fº77, 1er septembre 1663.

[4] Du fait de l’achat aux Anglais de la place de Dunkerque, annexé au royaume de France, le pays du Boulonnais perdait sa situation de frontière et se trouvait imposé aux tailles. Les attroupements de villageois de mai à juillet 1662 furent facilement dispersés par les troupes des garnisons voisines. Un arrêt du Conseil du 13 juillet ordonna à l’intendant Machault de faire le procès de quelques douze cents paysans pris par les cavaliers et de condamner aux galères à perpétuité les quatre cents les plus valides.

1661, la prise de pouvoir par Louis XVI.

Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

Collectif, Actes dela XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012.

Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

 La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

De Colbert au patriotisme économique (1/3)

De Colbert au patriotisme économique (2/3)

De Colbert au patriotisme économique (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2693-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-3-3

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (1/3) 

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (2/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (3/3): https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-1661-transfert-de-la-cour-des-aides-de-cahors-a-montauban-3-3/

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (1/3)

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (2/3)

2 réflexions sur “Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (3/3)

  • Gérard de Villèle

    Permanence des révoltes antifiscales (3/3) : Il semble que le texte soit absent ou oublié, ou pas encore numérisé ?

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