Histoire

[CEH] Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme

Louis XIV et son image :
Visions versaillaises de l’enthousiasme

Par Alexandre Maral

« Parmi tant de difficultés dont quelques-unes se présentaient comme insurmontables, trois considérations me donnaient courage. La première, qu’en ces sortes de choses il n’est pas au pouvoir des rois, parce qu’ils sont hommes et qu’ils ont affaire à des hommes, d’atteindre toute la perfection qu’ils se proposent, trop éloignée de notre faiblesse ; mais que cette impossibilité est une mauvaise raison de ne pas faire ce que l’on peut, et cet éloignement, de ne pas avancer toujours ; ce qui ne peut être sans utilité et sans gloire. La seconde qu’en toutes les entreprises justes et légitimes le temps, l’action même, le secours du Ciel ouvrent d’ordinaire mille voies et découvrent mille facilités qu’on n’attendait pas. La dernière enfin, qu’Il semblait Lui-même me promettre visiblement ce secours, disposant toute chose au même dessein qu’Il m’inspirait » (Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du dauphin, année 1661, livre premier).

À plusieurs reprises dans ses Mémoires pour l’instruction du dauphin, Louis XIV s’est considéré comme spécialement assisté par la providence divine. L’enthousiasme désigne cet état privilégié : un transport, une exaltation produite par l’action divine. Au moment de sa prise de pouvoir, du moins lorsqu’il y revient dans ses Mémoires, Louis XIV semble avoir éprouvé une grande confiance face à la tâche qui l’attendait : sans pour autant se contenter d’espérer passivement l’assistance divine, il envisageait son action comme un concours humano-divin, exercé en vertu du sentiment d’une vocation à assurer le bien commun par mandat divin.

I – L’enthousiasme des Mémoires pour l’instruction du dauphin

 C’est en quelque sorte une expérience mystique qui est décrite par un Louis XIV découvrant son métier de roi au lendemain de la prise de pouvoir :

« Je ne puis vous dire quel fruit je recueillis aussitôt après cette résolution. Je me sentis comme élever l’esprit et le courage, je me trouvai tout autre, je découvris en moi ce que je n’y connaissais pas et je me reprochai avec joie de l’avoir trop longtemps ignoré […]. Il me sembla seulement alors que j’étais roi et né pour l’être. J’éprouvais enfin une douceur difficile à exprimer, et que vous ne connaîtrez point vous-même qu’en la goûtant comme moi. Car il ne faut pas vous imaginer, mon fils, que les affaires d’État soient comme quelques endroits obscurs et épineux des sciences qui vous auront peut-être fatigué, où l’esprit tâche à s’élever avec effort au-dessus de sa portée, le plus souvent pour ne rien faire, et dont l’inutilité, du moins apparente, nous rebute autant que la difficulté. La fonction de roi consiste principalement à laisser agir le bon sens, qui agit toujours naturellement et sans peine […] Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable ; car c’est en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre, apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé d’un nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons, pénétrer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus de soin, découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs ; » (Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du dauphin, année 1661, livre premier).

Un important passage du livre second pour la même année 1661 livre quelques réflexions sur l’isolement du souverain, qui risque de ce fait de ne pouvoir prendre de décision en pleine connaissance de cause et sur l’atout paradoxal que représente cet isolement : 

« Notre élévation nous éloigner en quelque sorte de nos peuples, dont nos ministres sont plus proches, capables de voir par conséquent mille particularités que nous ignorons, sur lesquelles il faut néanmoins se déterminer et prendre ses mesures. Ajoutez l’âge, l’expérience, l’étude, la liberté qu’ils ont bien plus grande que nous de prendre les connaissances et les lumières de quelques inférieurs, qui prennent eux-mêmes celles des autres, de degré en degré jusqu’aux moindres. Mais quand dans les occasions importantes, ils nous rapporté tous les partis et toutes les raisons contraires, tout ce qu’on fait ailleurs en pareil cas, tout ce qu’on a fait autrefois et tout ce qu’on peut faire aujourd’hui, c’est à nous, mon fils, à choisir ce qu’il faut faire en effet. Et ce choix-là, j’oserai vous dire que nous ne manquons ni de sens ni de courage, nul autre ne le fait mieux que nous. Car la décision a besoin d’un esprit de maître et il est sans comparaison plus facile de faire ce que l’on est que d’imiter ce que l’on n’est pas. Que si l’on remarque presque toujours quelque différence entre les lettres particulières que nous nous donnons la peine d’écrire nous-mêmes et celles que nos secrétaires les plus habiles écrivent pour nous, découvrant en ces dernières je ne sais quoi de moins naturel et l’inquiétude d’une plume qui craint éternellement d’en faire trop ou trop peu, ne doutez pas qu’aux affaires de plus grande conséquence la différence ne soit encore plus grande entre nos propres résolutions et celles que nous laissons prendre à nos ministres sans nous, où plus ils seront habiles, plus ils hésiteront par la crainte des événements et, d’en être chargés, s’embarrassent quelque fois fort longtemps de difficultés qui ne nous arrêteraient pas un moment. La sagesse veut qu’en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard. La raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles au-dessus de la raison et qui semblent venir du Ciel, connus de tous les hommes, mais de plus grand poids sans doute et plus dignes de considération en ceux qu’Il a placés Lui-même aux premiers rangs. De dire quand c’est qu’il faut se déifier de ces mouvements ou s’y abandonner, personne ne le peut. Ni livres, ni règles, ni expérience ne l’enseignent. Une certaine justesse et une certaine hardiesse d’esprit le font trouver, toujours plus libres en celui qui ne doit compte de ses actions à personne » (Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du dauphin, année 1661, livre premier, livre second).

II – Apollon

Commentaire visuel de cette conception du pouvoir fondée sur un concours, une collaboration entre le roi et Dieu, certaines images de Louis XIV ont contribué à figer et à manifester cet enthousiasme permanent. Assez tôt après la prise de pouvoir de 1661, l’image d’Apollon a été associée à Louis XIV, comme en témoignent plusieurs chefs-d’œuvre de la sculpture versaillaise : sous le voile mythologique, c’est une assistance divine au roi de France qui fut ainsi mise en scène.

À l’époque d’une civilisation catholique triomphante, le recours à des références païennes semble paradoxal. Ce serait oublier que cet héritage légué par l’Antiquité, d’une valeur universelle, est au service de la latinité et, dans la mesure où la culture antique est susceptible d’être christianisée, de l’humanisme dévot. Selon le Père Thomassin, membre de l’Oratoire et auteur d’une Méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement les lettres humaines par rapport aux lettres divines et aux Écritures publiées de 1681 et 1682, l’étude de la mythologie permet précisément de mesurer les progrès accomplis par le christianisme. Du reste, l’exemple de l’intérêt pour la mythologie permet précisément de mesurer les progrès accomplis par le christianisme. Du reste, l’exemple de l’intérêt pour la mythologie a été donné par les Pères de l’Église eux-mêmes, qui ont cherché les fragments de vérité au milieu de l’erreur. La tradition des Sybilles, mentionnée dans la séquence liturgique, mentionnée dans la séquence liturgique du Dies irae et peinte à la voûte de la chapelle Sixtine, renvoie à l’idée d’une révélation partielle aux païens : c’est ce qui fonde, à l’époque de Louis XIV, une part de l’apologétique de l’évêque d’Avranches (Pierre-Daniel Huet). La mythologie constitue ainsi une sorte de propédeutique païenne et, plus largement, un langage plaisant et chargé de connotations culturelles, sans contenu confessionnel et néanmoins universellement partagées, permettant l’énoncé de vérités qui le dépassent. Le bassin de Latone est un des plus célèbres es jardins de Versailles. Il est situé au centre de la grande perspective est-ouest et il domine l’Allié royale. Il a été conçu en même temps que le bassin d’Apollon, à l’extrémité occidentale de l’Allée royale : tous deux illustrent le mythe solaire sur l’axe principal des jardins. Sculpté en marbre par les frères Gaspard et Balthasar Marsy entre 1668 et 1671, le groupe de Latone et ses enfants était à l’origine placé sur des rochers, au milieu d’un bassin, et tourné vers le château. Il n’était entouré que de six paysans de plomb doré et dix-huit grenouilles, posées sur la margelle. Le dispositif se complétait de deux autres bassins, ornés chacun de deux paysans entourés de lézards et grenouilles. Entre 1668 et 1671, l’architecte Hardouin-Mansart remania entièrement le bassin de Latone : le groupe central, désormais tourné vers l’ouest, fut juché au sommet d’une pyramide de marbre composée de quatre degrés de forme ovale, sur lesquels prirent place les paysans et les grenouilles d’origine, auxquels furent ajoutés de nouvelles grenouilles et des lézards, provenant des bassins secondaires ou réalisés alors par le sculpteur Claude Bertin.

L’épisode représenté est tiré des Métamorphoses d’Ovide. Il correspond au moment où la mère d’Apollon et de Diane, en proie à l’hostilité des paysans lyciens, implore l’aide du Jupiter. Le roi des dieux opère la métamorphose des paysans en batraciens, dont les cris haineux sont matérialisés par les jets d’eau. Le bassin de Latone met ainsi en scène un moment précis, soudainement figé comme par un cliché photographique : c’est celui de la métamorphose des paysans pendant que Latone supplie Jupiter et que ses deux enfants tendent encore le bras. Certains des paysans sont déjà des grenouilles, d’autres sont en train de se transformer. Plusieurs de leurs mains n’ont plus que quatre doigts, sur le point de devenir des palmes de batraciens, tandis que certaines de leurs têtes sont vraiment hybrides.

On a récemment voulu voir dans l’épisode de Latone une allusion à la punition des Frondeurs, ces nobles révoltés contre l’autorité royale durant l’enfance de Louis XIV, mais aucun commentaire de l’époque ne vient étayer cette interprétation. En revanche, le programme de ce bassin illustre clairement la protection divine accordée à Apollon, symbole du souverain.

Une autre de ces images fortes d’Apollon fut conçue à partir de 1666, pour prendre place dans la grotte de Téthys, un réservoir d’eau dont la partie inférieure fut aménagée en grotte artificielle, au nord du château. Le principal groupe sculpté, Apollon servi par les nymphes, est dû aux ciseaux de François Girardon et Thomas Regnaudin. Dès 1668, avant même son achèvement, il fut commenté par le poète Jean de La Fontaine, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon :

« Quand le Soleil est las, et qu’il a fait sa tâche,
Il descend chez Téthys, et prend quelque relâche
C’est ainsi que Louis s’en va délasser
D’un soin que tous les jours il faut recommencer […].

Ce dieu, se reposant sous ces voûtes humides,
Est assis au milieu d’un chœur de Néréides.
Toutes sont des Vénus, de qui l’air gracieux
N’entre point dans son cœur, et s’arrête à ses yeux.

Il n’aime que Téthys, et Téthys les surpasse.
Chacune, en le servant, fait office de Grâce :
Doris verse de l’eau sur la main qu’il lui tend,
Chloé dans un bassin reçoit l’eau qu’il répand,
À lui laver les pieds Mélicerte s’applique,
Delphire entre ses bras tient un vase à l’antique.

Clymène auprès du dieu pousse en vain des soupirs,
Hélas ! c’est un tribut qu’elle envoie aux Zéphyrs  […].
Parmi tant de beautés, Apollon est sans flamme :
Celle qu’il s’en va voir seule occupe son âme.
Il songe au doux moment où, libre et sans témoins, il reverra l’objet qui dissipe ses soins.

Oh ! qui pourrait décrire en langue du Parnasse
La majesté du dieu, son port si plein de grâce,
Cet air que l’on a point chez nous autres mortels,
Et pour qui l’âge d’or inventa les autels ! »

Ainsi, l’image d’Apollon sert à désigner Louis XIV lui-même, dont la journée se déroule avec la régularité d’un parcours solaire et qui se présente comme le garant, pour son royaume, d’un ordre quasi cosmique. En outre, par son calme olympien, Apollon-Louis XIV semble pleinement maître de lui-même.

Le thème d’Apollon, particulièrement en vogue durant les années 1660, fut encore pressenti pour le premier programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles en 1678, avant d’être remplacé par un cycle consacré à l’histoire du roi.

III – David

De façon plus évidente, l’image du roi David fut chargée d’exprimer l’enthousiasme de Louis XIV. David, figure de l’Ancien Testament, sainte par son repentir et sa pénitence, fut avant tout un roi revêtu de l’onction de l’huile sainte, comme le roi de France, souverain directement assisté par Dieu dans l’exercice du pouvoir et , à travers les psaumes qu’il composa lui-même, doté du don de prophétie.

Le tableau de David jouant de la harpe, que le Dominiquin avait représenté revêtu de l’hermine, provenait de la collection de Mazarin : après avoir acheté en 1665 par Louis XIV, il fut placé dans le Grand Appartement aménagé à Versailles à partir de 1669. En 1682, il était visible dans le salon d’Apollon, qui venait d’être transformée en salle du trône, à la droite du trône royal, aux côtés de la série de tableaux de l’histoire d’Hercule par Guido Reni. Cette association entre ce tableau prestigieux et le trône du roi – à qui, pour la première et unique fois dans la France d’Ancien Régime, une salle entière était réservée au sein d’une résidence royale – était d’une haute portée symbolique. Autour de novembre 1684, le tableau du Dominiquin fut transféré dans le salon du roi au cœur du château, où il prit place sur la paroi nord, en face d’une Sainte Cécile par le même artiste.

Le salon du roi servait quotidiennement d’accès à la Grande Galerie pour le souverain, notamment lorsqu’il se rendait à la chapelle : les trois arcades permettaient de déboucher immédiatement sous la grande composition centrale illustrant la décision du roi de gouverner par lui-même en 1661, face à celle mettant en scène le faste des puissances voisines de la France, qui, par leur coalition, semblaient menacer le royaume de Louis XIV. Par la suite, en 1701, lorsque le salon du roi devint chambre du roi, le David du Dominiquin fut installé dans l’alcôve, sur le mur ouest, à la droite du lit royal, en pendant au Saint Jean à Patmos réputé peint par Raphaël (en fait Innocenzo da Imola) et qui représentait une autre figure de l’inspiration et de l’enthousiasme divins.

En 1710, un autre roi David fut offert à la vue quotidienne du roi : le panneau fermant les claviers de l’orgue de la chapelle royale, situé en face de la tribune du roi, fut en effet orné d’un relief en bois doré inspiré d’une gravure de Pierre Lepautre d’après le tableau du Dominiquin. A partir d’un modèle élaboré par le sculpteur Bertrand en 1708, il fut réalisé par l’équipe des sculpteurs ornementistes placée sous la direction de Jules Degoullons et formée de Marin Belan, Robert de Lalande, André Legoupil et Pierre Taupin. L’emplacement choisi convenait parfaitement au roi musicien, compositeur des psaumes que la Musique de la Chapelle exécutait en polyphonie pendant la messe basse du roi, sous la direction du sous-maître de la Chapelle-Musique, qui était bien souvent l’auteur de la musique. Au niveau intermédiaire de la tribune de la Musique, ce remarquable relief fut placé à l’aplomb du maître-autel, dont il constituait en quelque sorte le couronnement, et au-dessous de la voûte peinte d’une gloire d’anges, transportant et prolongeant au Ciel le concert inauguré de la Musique sur les paroles du Domine, salvum fac Regem, chanté tous les jours à la chapelle.

IV – La chapelle royale

C’est pour la chapelle royale définitive, achevé en 1710, que la grande composition de La Descente du Saint-Esprit fut placée à l’aplomb de la tribune où le roi prenait place chaque jour pour assister à la messe quotidienne ou aux offices des vêpres et aux saluts du Saint-Sacrement. Cette Pentecôte de Jean Jouvenet met ainsi en scène la descente du Saint-Esprit sur la Vierge, les apôtres et les disciples, mais aussi sur le roi, en une Pentecôte célébrée au quotidien. La colombe rappelle aussi l’épisode du baptême de Clovis, un dimanche de Noël, lorsque la saint Ampoule fut apportée du ciel, sans intermédiaire ecclésiastique : c’est peut-être là, en face du maître-autel, que le principe de la monarchie du droit divin est rappelé avec le plus de force, dans l’évidence d’un sacre royal quotidiennement répété – jusque dans le cérémonial ordinaire de la messe basse en musique.

La théorie du droit divin a donné lieu à bien des méprises : elle signifie essentiellement que le souverain, quel qu’il soit, détient son pouvoir directement de Dieu, sans intermédiaire sacré. L’absolutisme qui en découle est, pour reprendre la belle définition qu’on donne Jean-Pierre Labatut, l’«absolue liberté du pouvoir royal par rapport aux autres pouvoirs », fondée sur le premier verset du chapitre XIII de l’épître aux Romains : Omnis potestas a Deo (« Tout pouvoir vient de Dieu ») . En France, cette sorte d’infaillibilité royale était singulièrement manifestée par la cérémonie du sacre, qui comportait, outre les épousailles symboliques du souverain et de son royaume, les onctions pratiquées avec l’huile de la Sainte Ampoule, directement apportée du Ciel le jour du baptême de Clovis, sans intermédiaire ecclésiastique. Loin de placer le pouvoir royal sous contrôle ecclésial, le sacre en signifiait en quelque sorte l’affranchissement. Du reste, c’est en dehors des règles définies et reconnues par l’Église pour l’accomplissement des miracles que le roi sacré était thaumaturge, dès le lendemain de son sacre.

À bien des égards, la décision de se passer de principal ministre, fondatrice du règne personnel de Louis XIV en mars 1661, devait correspondre à l’affirmation de ce droit divin direct, contre l’opinion qui s’était manifestée durant la Ligue durant la Fronde – et qu’une certaine tradition scolastique étayait – d’un pouvoir royal détenu par délégation du peuple, contre aussi la coutume de confier à un clerc et de surcroît cardinal, prince de l’Église romaine, le gouvernement des affaires. Successeur du cardinal de Richelieu, le cardinal Mazarin ne fut pas remplacé avant 1715 : la rupture introduite par Louis XIV dans la tradition gouvernementale française dura autant que son règne personnel.

V- Louis XIV vu par le Bernin

Une des plus célèbres représentations d’un moment d’enthousiasme royal demeure assurément le buste sculpté par le Bernin lors de sa venue en France (1665). À partir de 1665, les relations entre Louis XIV et le Saint-Siège furent placées sous le signe d’une étroite collaboration, dans le domaine doctrinal – par un effort commun contre le jansénisme –, mais aussi sur le plan culturel. À cet égard, la venue du Bernin en France fut un événement d’une haute portée. Accueilli comme un diplomate extraordinaire, mieux traité à vrai dire que le cardinal Chigi, l’artiste officiel du pape venait prêter son concours à l’achèvement du palais du Louvre, symbole de la grandeur royale.

L’assurance de cet ambassadeur de la beauté et de la norme esthétique fut mal perçue, à quelques exceptions près, par le milieu artistique français, mais un lien privilégié se noua entre l’artiste et le roi autour de la réalisation d’un buste demeuré célèbre, qui fut sculpté entre juin et octobre 1665. Le Bernin y proposa un portrait héroïsé de Louis XIV, souverain prêt à affronter l’adversité d’où qu’elle se présentât – c’est le sens du mouvement de tête, qui affronte sans hésiter, presque instinctivement, le courant d’air qui survient – isolé par une frontière que symbolise la barrière visuelle du drapé. Comme l’a établi Irving Lavin, le concetto mis en œuvre par le Bernin, résolument opposé aux idées de Machiavel, est celui d’un prince chrétien, distingué par Dieu

Conclusion

Ainsi, ces images royales élaborées durant les années , au lendemain de la prise de pouvoir, ou en référence au gouvernement personnel de Louis XIV, insistent toutes sur le lien unissant le souverain français au monde divin : d’une qualité artistique exceptionnelle, réalisées pour Versailles ou appelées à y prendre place dès lors que cette demeure devint le siège permanent et le symbole du pouvoir monarchique français, elles traduisent, en des langages divers et selon des modalités propres, chacune une vision fugitive de l’enthousiasme, pérennisée par leur statut du chef-d’œuvre.

Alexandre Maral
Conservateur en chef au château de Versailles
Chargé des sculptures


Références :

Fumaroli (Marc), « Sacerdoce et office civil : la monarchie selon Louis XIV », Les monarchies, sous la direction d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 101-114.

Fumaroli (Marc), « Cross, Crown and Tiara : The Constantine Myth between Paris and Rome (1590-1690) », Perio della Francesca and His Legacy, édité par Marilyn Aronberg Lavin, Washington National Gallery of Art, 1995, p. 89-102.

Halévi (Ran), « Savoir politique et «  mystères de l’État » : le sens caché des Mémoires de Louis XIV », Histoire, économie et société, octobre-décembre 2000, p. 451-468.

Lavin (Irving), Bernini e l’immagine del principe Cristiano ideale, Modène, Franco Cosimo Panini, 1998.

Louis XIV : l’homme et le roi, sous la direction d’Alexandre Maral et Nicolas Milovanovic, Paris, Skirma-Flammarion, et Versailles, Établissement public de Versailles, 2009.

Maral (Alexandre), « Des chefs-d’œuvre de la sculpture restaurés : le bosquet des bains d’Apollon de Versailles », L’Estampille-L’Objet d’art, no 457, mai 2010, p. 48-55.

Maral (Alexandre), La Chapelle royale de Versailles. Le dernier grand chantier de Louis XIV, Paris, 2011.

Maral (Alexandre), Louis XIV et Dieu. La religion du Roi-Soleil, Paris, Perrin, 2012.

Néraudau (Jean-Pierre), L’Olympe du roi-soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1986.

Sabatier (Gérard), Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999.

Thuillier (Jacques), « La mythologie à l’âge baroque », Mythes grecs au figuré de l’antiquité au baroque, sous la direction de Stella Georgoudi et Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard, 1996, p. 167-187.

Versailles, sous la direction de Pierre Arizzoli-Clémentel, Paris, Citadelles et Mazenod, 2009, 2 vol.


Publication originale : Alexandre Maral, « Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 308-319.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117).

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« Turenne et Louis XIV », par Fadi El Hage (p. 247-268) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

« Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme », par Alexandre Maral (p. 308-319).

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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