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Le R.P. Pierre-Joseph de Clorivière (1735-1820), un jésuite en des temps troublés

Jésuite Pierre-Joseph de Clorivière

I – Vers la Révolution

Les témoins qui survécurent au cataclysme de la Révolution, après avoir connu le crépuscule de la monarchie et avant d’espérer de nouveau à l’époque de la Restauration, ne sont pas nombreux à avoir laissé derrière eux, non seulement des mémoires ou un journal, mais aussi une analyse précise des événements qu’ils connurent. Chateaubriand est de ces plumes qui furent capables de creuser jusqu’à la racine du mal. Une autre figure éminente, mais bien moins connue, est celle du Révérend-Père Pierre de Clorivière, jésuite français entré dans la Compagnie de Jésus avant sa suppression par l’Église au XVIII° siècle, mort dans la Compagnie qu’il avait restaurée en France, à la demande de l’Église, au début du XIX° siècle. Il fut, comme l’écrivit René Bazin, « contemporain et juge de la Révolution ». Originaire d’une vieille famille noble bretonne de Saint-Malo, il naquit alors que la France vit une période de prospérité, d’accroissement, de paix, sous la sage gouvernance du cardinal de Fleury nommé à la tête des affaires de l’état par un roi Louis XV encore trop jeune et inexpérimenté pour diriger lui-même les rênes du royaume. Cependant, le ver est dans le fruit, car il a fallu résoudre de façon violente les remue-ménages du second jansénisme et du gallicanisme, tandis que l’héritage complexe de la Régence ne porte pas que de bons fruits, la noblesse ayant repris son indépendance, le parlement de Paris ayant redressé la tête et les loges maçonniques se développant avec, pour cible principale, les Jésuites.

Contrairement à bien d’autres enfants de la noblesse et de la haute bourgeoisie, Pierre ne sera pas élève des bons pères, mais sera envoyé chez les Bénédictins anglais de Douai, un établissement réputé qui s’était replié en France comme tant d’autres pour échapper aux persécutions qui régnaient dans les pays protestants. Il est intelligent et pieux, affligé d’un bégaiement qui sera une croix pendant une grande partie de sa vie. Il choisira la Compagnie de Jésus pour répondre à sa vocation religieuse. Son père avait été condisciple de Voltaire au collège Louis-le-Grand de Paris mais était demeuré dans un solide catholicisme de marin au service de Dieu et du Roi. Avec son frère et ses deux sœurs, il sera très jeune orphelin de père et de mère. Peut-être cette tristesse fut-elle la cause de son infirmité de langage. Avant d’épouser la vie consacrée, il s’essaya, comme tous ses ancêtres, à la carrière malouine et partit sur un bâtiment de la Compagnie des Indes, mais il n’alla pas plus loin que Cadix et décida de partir à Paris pour étudier le droit en 1753. Il raconte comment, le 23 février1756, alors qu’il sortait de l’église du Noviciat des Jésuites rue du Pot-de-Fer où il entendit la messe contre son habitude (car il fréquentait habituellement Saint-Sulpice), un homme l’aborda et lui dit ces paroles mystérieuses reçues comme une injonction :

« Dieu vous appelle sous la protection de saint Ignace et de saint François-Xavier ; voici le Noviciat ; entrez-y. »

Or Pierre de Clorivière n’avait eu jusque-là aucun contact avec les Jésuites. Il ne dira rien de plus sur cette étrange rencontre ou révélation, mais il entra dans la Compagnie.

Il sera alors rapidement ballotté par les flots qui vont s’engouffrer dans la Compagnie, dans l’Église et dans le royaume. En 1762, Louis XV, par faiblesse et mal inspiré par la Pompadour et par Choiseul, signe le décret d’expulsion des Jésuites décidé par le parlement. Le jeune religieux est en régence au collège de Compiègne et il est envoyé à Liège, dépendant de la province d’Angleterre, pour y poursuivre sa théologie, ville où il est ordonné prêtre en 1763. En 1766-1767, il tombe gravement malade et manque de mourir au cours d’un séjour britannique, mais il guérit contre toute attente. Il devient le socius (l’assistant) du maître des novices à Gand. Il avait demandé à Dieu, au cours de sa retraite de 1766, de le délivrer de son bégaiement qui était un frein à son apostolat. Il écrit dans son carnet que la réponse fut :

« Je te guérirai lorsque le moment sera venu. », ajoutant aussitôt : « Je dis qu’il m’a paru que c’était la réponse du Seigneur Jésus, mais je n’oserais affirmer qu’elle soit de lui. » Plus tard, il confessera : « J’ai vu de grandes choses, que Dieu voulait faire par moi, comme par son instrument. Mettez, je vous prie, M. Howard [un supérieur] au courant, car je crains l’illusion. »

Le 21 juillet 1773, le pape Clément XIV Ganganelli, élu sous la pression des rois très catholiques pour supprimer la Compagnie de Jésus, signa le bref Dominus ac Redemptor, répondant au vœu des sociétés secrètes et des philosophes des Lumières : la Compagnie de Jésus était rayée de la carte. Comme il se passa quelques jours entre cette décision et la promulgation, Pierre de Clorivière put prononcer ses vœux solennels le 15 août 1773. Il a trente-huit ans et appartient à un ordre qui a cessé d’exister. La Révolution peut se mettre en branle car elle ne trouve plus devant elle l’efficace barrière dressée par les Jésuites grâce à leurs collèges, à leurs universités, à leur ministère intellectuel et missionnaire. Les Jésuites ont le choix entre l’intégration dans le clergé diocésain ou la déportation, l’emprisonnement. Le Père Général Ricci mourra dans la prison pontificale du château Saint-Ange à Rome. La plupart, même séparés, continuent d’être fidèles à leur engagement. Les proscrits sont accueillis par deux royaumes où le pouvoir pontifical n’est pas reconnu : la Prusse protestante de Frédéric II et la Russie orthodoxe de la Grande Catherine. Pierre de Clorivière demeura chapelain des Bénédictines anglaises de Bruxelles jusqu’à son expulsion en 1775. Il se replie à Paris où il partage son temps entre le Carmel de Saint-Denis — dont Madame Louise de France, fille de Lois XV, est la prieure — , la Visitation — où sa sœur Thérèse est religieuse — et les ermites du Mont Valérien, là où sainte Geneviève gardait ses troupeaux. En 1779, il devient curé de Paramé, dans son diocèse d’origine, paroisse très touchée par le jansénisme. C’est là que le nouveau recteur sera guéri de son bégaiement, après avoir imploré une nuit sainte Anne, patronne de la Bretagne. Le matin, en se réveillant, Pierre de Clorivière parlait de manière fluide. Son éloquence de prédicateur put se développer sans frein. Ces instructions ont été recueillies. Le curé n’a de cesse de prévenir ses ouailles des dangers qui les guettent :

« Si jamais, par un juste châtiment de notre tiédeur, Dieu permettait que cette philosophie (des Lumières) prévalût, que la foi e Jésus-Christ fût exilée, le flambeau de la foi presque éteint, alors, vous verriez les ténèbres du paganisme couvrir de nouveau la terre, ces temples détruits ou changés en temples d’idoles, le vice régner à découvert, le sang des fidèles couler de nouveau et ensanglanter les autels. Priez, mes frères, je le répète, veillez sur vous-mêmes, craignez, instruisez-vous de notre religion ! »

Le jésuite se dépense sans compter, prêche les missions inaugurées par le bienheureux Julien Maunoir, apôtre jésuite de la Bretagne au XVII° siècle, écrit ou traduit des ouvrages de dévotion. En 1786, l’évêque de Saint-Malo le nomme directeur du meilleur collège de la région à Dinan. Il y demeurera jusqu’en 1790. C’est de ce poste d’observation lointain, qu’il va assister aux premiers soubresauts de cette Révolution qu’il avait prophétisée depuis longtemps. Lors de la réunion des États-Généraux, il écrit :

« Je n’augure pas bien du tour que prendront les affaires politiques aux États-Généraux ; mais je crains beaucoup plus pour celles de la religion… La religion est perdue, si ce qui la regarde est remis sans distinction au vœu général de l’Assemblée, et si le clergé, comme il convient, n’est pas juge unique en ces matières. »

En effet, le 13 février 1790, l’Assemblée s’accaparera ces pouvoirs en supprimant les vœux de religion, les ordres religieux et en ordonnant bientôt aux prêtres de prêter serment à une constitution qui n’est pas encore rédigée. Le directeur du collège de Dinan se dresse contre ces abus et il comparaît devant la municipalité qui a peur de Paris et qui fait du zèle. Le Père de Clorivière lui répondra :

«  Je ne connais pas d’autres obligations que celles du ministère de Jésus-Christ, j’espère les remplir toujours avec fidélité, et n’abandonner jamais la bannière de mon divin Chef. »

En utilisant ce mot de « bannière », on ne peut que penser aux « deux étendards » dont parle saint Ignace dans les Exercices spirituels. Il existe deux armées qui s’opposent, celle du Christ et celle de Satan. Pierre de Clorivière a choisi et il va affronter le grand cataclysme sans sourciller.

II – À travers la Révolution et vers la Restauration

Une révolution n’est jamais rassasiée de violence. La grande Révolution fut l’inspiratrice de toutes les autres. Comme Pierre de Clorivière n’a pas peur de prêcher la vérité en chaire, la municipalité de Dinan lui intime l’ordre de quitter la direction du collège. Les Jésuites avaient évangélisé l’Amérique du Nord au prix du sang, et le premier évêque de Baltimore, le P. Jean Caroll, était prêt à accueillir ses anciens confrères. Le P. de Clorivière fut tenté de répondre à cette aventure missionnaire et d’essayer de convaincre le Pape de refonder la Compagnie de Jésus aux États-Unis, mais Rome est peureuse et fait savoir que cela ne serait pas possible. Il ne veut pas quitter la France alors que la tempête est partout. Il doit vivre dans la clandestinité mais ne prend aucune précaution. Un jour même, il croise les hommes chargés de l’arrêter et, se faisant passer pour un domestique, leur ouvre son appartement et s’en va à leur barbe. Lorsqu’il apprend, le 10 août 1792, le massacre de plus de deux cents prêtres au séminaire Saint-Firmin des Carmes, il réagit en déclarant :

« Je regarde comme bienheureux le sort de mes frères ; la confiance que j’ai de leur bonheur ne me permet pas de prier pour eux. »

Finalement, sous la pression de ses amis, il se réfugie dans une cachette, un passage entre deux murs, obscur et très étroit, où il élèvera un petit autel et où il passera les temps sanglants de la Révolution. Il prie et il écrit ses études sur la Révolution, Vues sur le temps présent et les temps à venir et Doctrines de la Déclaration des droits de l’homme. Son frère Alain de Limoëlan, et une de ses nièces, périssent sur l’échafaud. Sa sœur visitandine est emprisonnée et doit être exécutée pour sa plus grande joie, mais elle sera épargnée par la chute de Robespierre.

Son analyse des événements, sans passion et avec finesse, va jusqu’à la racine du mal, comme le fera aussi un Joseph de Maistre. Il souligne le caractère satanique de la Révolution et il annonce qu’elle sera générale car elle exportera, par la franc-maçonnerie, ses idées perverses dans toute l’Europe et dans le monde. Il est persuadé que des temps plus cléments verront le jour, tout en étant convaincu que le mal est irréversible. Dans l’avenir, il faudra ramener le peuple à sa conscience, non point la conscience telle qu’elle est souvent entendue de nos jours, à savoir un guide personnel et relativiste, mais la conscience comme juge intérieur établi par Dieu dans le cœur de chacun. Il dénonce le verbiage hypocrite et manipulateur des révolutionnaires dont la voie avait été tracée par une certaine rhétorique académique et pamphlétaire de la philosophie des Lumières. Il décortique la Déclaration des droits de l’homme, les trois versions de 1789, 1791 et 1793, notant très justement  que parler de droits naturels et imprescriptibles tout en les changeant d’une version à l’autre n’est pas une démarche très rationnelle. Il y voit une véritable singerie du Décalogue. La liberté devient faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, sans aucune référence aux lois divines. De nos jours, le discours est identique lorsqu’il s’agit de brandir l’étendard de la liberté individuelle.

Sorti quelque temps de sa cachette à la mort de Robespierre, le P. de Clorivière est obligé d’y retourner lorsque recommencent les persécutions les plus violentes à partir du coup d’État du 18 Fructidor An V (4 septembre 1797). Puis, peu à peu, l’ordre est rétabli et des négociations s’ouvrent pour un Concordat entre le Directoire et le Saint-Siège qui sera signé en 1801. Le P. de Clorivière voyage notamment en Provence et à Rouen, prêchant des retraites et des missions dans une France dévastée religieusement, ceci jusqu’au 5 mai 1804 où il est arrêté, considéré comme suspect car certains membres de sa famille avaient participé à la chouannerie bretonne. Sans aucun acte d’accusation à son endroit, il fut emprisonné, d’abord à la prison de la Force, puis dans la Tour du Temple, ceci jusqu’en 1809 où il fut relâché sans davantage d’explications… Sa plus grande souffrance fur de ne pouvoir célébrer la messe durant ces années ; Il put conserver dans sa chambre de prisonnier des hosties consacrées, ceci grâce à l’intervention de l’autorité ecclésiastique par ailleurs impuissante à le faire libérer. Le geôlier-chef, un brave homme, fermait les yeux. Ce dernier traitait d’ailleurs très bien la centaine de prisonniers, les laissant libres d’aller et venir dans la prison, de recevoir des visiteurs, y compris pour les repas. Ce n’était plus le régime qu’avait connu le roi martyr Louis XVI, dont le P. de Clorivière occupa d’ailleurs la chambre. Notre jésuite s’occupait à prier, à lire, à écrire — dont les monumentales Méditations sur l’Apocalypse et le Commentaire littéral — , sans oublier son apostolat auprès de ses compagnons de geôle qui avaient tous conspiré contre le premier Consul.

Son étude de l’Apocalypse est prophétique car elle annonce les erreurs qui seront condamnées, un siècle plus tard, dans l’encyclique Pascendi Dominici gregis de saint Pie X contre le modernisme. Il parle d’une époque plus terrible que celle de la Révolution :

« Lorsque des chrétiens devenus infidèles ne se contenteront point de renoncer à quelques points de la religion catholique, mais les attaqueront tous à la fois. Quelque désirable qu’il soit que ceux qui, alors, garderont le dépôt de la foi, aient tous une égale constance, une parfaite unanimité, on ne peut l’espérer tout à fait… »

Deux siècles plus tard, nous sommes plongés au sein de cette crise. Le jésuite qui sort de prison a soixante-quatorze ans. On pourrait croire sa vie sur le point de s’achever. Il n’aura vécu toute sa vie religieuse et sacerdotale que dans l’opprobre, la clandestinité, la persécution, l’emprisonnement, ceci de la part de l’Église d’abord et du pouvoir politique ensuite. Il se rend en Normandie pour rencontrer les Pères de la Foi, c’est-à-dire les anciens Jésuites survivants qui s’étaient regroupés en association pour préparer une possible restauration de la Compagnie de Jésus. Le 7 mai 1801, Pie VII l’avait rétablie en Russie, puis en juillet 1804 dans le royaume des Deux-Siciles. Le P. de Clorivière fut agrégé à la « province de Russie », sans y mettre les pieds bien sûr. Il faudra attendre le retour des Bourbons pour que le Souverain Pontife se sente suffisamment libre pour une pleine restauration de la Compagnie, le 7 août 1814, par la bulle Sollicitudo omnium Ecclesiarum. À quatre-vingts ans, le P. de Clorivière fut nommé supérieur pour la France, cumulant toutes les charges et commençant en accueillant douze novices, dix prêtres et deux frères. Les débuts furent spartiates, ne serait-ce que pour loger les recrues qui ne cessaient d’affluer. L’Église en France était dans un état catastrophique à la fin de l’Empire. Les besoins étaient énormes et bien des régions étaient redevenues païennes, comme le petit village d’Ars avant l’arrivée de son nouveau et humble desservant, Jean-Marie Vianney. Les évêques pressèrent le P. de Clorivière de leur donner des prêtres zélés et instruits. Il fit face comme il put, rassemblant les anciens jésuites de son âge, accueillant des prêtres diocésains désireux d’entrer dans la Compagnie. Il fallut de nouveau se disperser lors des Cent-Jours, mais le P. de Clorivière demeura à Paris, familier des mesures policières. En 1818, lorsqu’il abandonna enfin sa charge, épuisé, la province ressuscitée comportait déjà cent cinquante religieux. Devenu aveugle, il passa les deux dernières années de sa vie dans la prière et mourut le 9 janvier 1820, au petit matin, agenouillé devant le Saint-Sacrement.

Durant toute son existence, il fut un combattant acharné de la vérité mise en faillite. Il prévient d’ailleurs, dans ses Vues sur l’avenir :

« Il se trouve toujours, même  au sein de l’Église, des hommes qui se rapprochent du monde et de la manière de penser du monde, des hommes qui font consister leur force d’esprit à contester les vérités les plus plausibles quand elles ne sont pas selon le goût du monde ; il y aura donc des fidèles qui, sans examen, se conformeront au jugement des sceptiques et des propagateurs d’incrédulité. »

Parce qu’il a connu la plus grande révolution qui fût, il fut capable de déceler qu’elle était le signe annonciateur d’un cataclysme encore plus vaste et menaçant qui frapperait le monde entier et l’Église. Est-ce parce qu’il fut d’une lucidité sévère qu’il n’est toujours pas canonisé, alors que sa vie est un modèle évangélique ? Sa parole ne peut que déplaire à nos esprits contemporains. Il pointe du doigt là où le pus se cache.

Cet homme d’ « ancien régime » entra dans le nouveau sans illusion et sans naïveté. Ses fidélités, à Dieu, au Roi, à la Compagnie de Jésus, à son pays, demeurèrent intactes alors que tant n’hésitèrent pas à trahir, à renier, à épouser les idées du moment, à devenir révolutionnaires, puis bonapartistes avant de mourir bourboniens. Il est par excellence la figure du jésuite de toujours, loin des caricatures féroces et mortelles du Jansénisme et des Lumières, un homme de parole et d’action, humble et fort. Puisse-t-il nous aider à retrouver le chemin de la vérité, alors que nous sommes les directs héritiers abêtis de la Révolution.

P. Jean-François Thomas, s.j.


Illustration : Pierre-Joseph de Clorivière, coll. « Vies de Lumière », Éditions du Signe.

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