Histoire

[CEH] Le procès de Nicolas Fouquet : inique ou juste ? Partie 2 : L’interrogatoire de Fouquet

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Le procès de Fouquet : inique ou juste ?

Par le Pr. Michel Vergé-Franceschi

► Consulter la première partie du dossier – Introduction : un procès politique.

► Consulter la deuxième partie du dossier – Partie 1 : un procès motivé par un abus de pouvoir ?

Partie 2 : L’interrogatoire de Fouquet

Après avoir interrogé le 17 novembre sur la « pension des gabelles », Fouquet « a été interrogé ce matin (jeudi 20) sur le marc d’or » (Mme de Sévigné). « Plusieurs juges l’ont salué. M. le chancelier en a fait reproche, et a dit que ce n’était point la coutume… Mme de Fouquet, sa mère, a donné un emplâtre à la Reine, qui l’a guérie de ses convulsions… La plupart…  se vont imaginant que la Reine prendra cette occasion pour demander au Roi la grâce de ce pauvre prisonnier… Je n’en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c’est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c’est une sainte que madame Fouquet, et qu’elle peut faire des miracles. »

« M. Fouquet est entré ce matin à la chambre (samedi 22) ; on l’a interrogé sur les octrois… Je ne sais quel bon ange l’a averti qu’il avait été trop fier ; il s’en est corrigé aujourd’hui, comme on s’est corrigé de le saluer. »

« Aujourd’hui, (lundi 24), on a interrogé M. Fouquet sur les cires et sucres… Il a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière n’est pas bonne… J’ai vu la mère de M. Fouquet : elle me conta de quelle façon elle avait fait donner cet emplâtre par Mme de Charost (sa petite-fille) à la Reine… L’effet en fut prodigieux : en moins d’une heure, la Reine sentit sa tête dégager, et il se fit une évacuation si extraordinaire, et de quelque chose de si corrompu, et de si propre à la faite mourir la nuit suivante… qu’elle-même dit tout haut que c’était Mme Fouquet qui l’avait guérie ; que c’était ce qu’elle avait vidé qui lui avait donné les convulsions dont elle avait pensé mourir la nuit d’auparavant… Le Roi… ne l’écouta pas… » Le lendemain 25, on donne le Tartuffe chez la Palatine !

Mercredi 26 novembre : « Ce matin, M. le chancelier a interrogé M. Fouquet… On l’a interrogé sur les octrois : il a fort bien répondu, pourtant, il s’est allé embrouiller sur certaines dates, sur lesquelles on l’aurait bien embarrassé, si on avait été bien habile et bien éveillé ; mais au lieu d’être alerte, M. le chancelier sommeillait doucement. » Le chancelier âgé de 76 ans peut dormir en effet puisque toutes ces questions secondaires (les sucres, les cires, les octrois, la pension des gabelles, le marc d’or) endorment aussi le public auquel ces histoires de pots de vin masquent finalement le fond des choses.

Jeudi 27 novembre : « On a continué aujourd’hui les interrogatoires sur les octrois… Plusieurs ont fait compliment à d’Ormesson de sa fermeté. » Fouquet a la « mine riante ». Il y a de quoi, on évoque que des banalités, des affaires de finances, des détournements de taxes, des parts prises sur certains impôts dont « le convoi de Bordeaux », taxe levée sur les vins, eaux de vie et autres denrées transportées par mer, et partagées avec Mme Du Plessis-Bellière (20 000 livres), Créquy (10 000 livres), La Rochefoucauld (10 000 livres), Brancas (10 000 livres), la marquise de Charost (10 000 livres), tous cités dans le projet de Saint-Mandé, preuve que M. le surintendant, comme l’écrit Colbert, s’achetait une clientèle avec les deniers du Roi.

Vendredi 28 novembre : « Dès le matin, on est entré à la chambre. M. le chancelier a dit qu’il fallait parler des quatre prêts ; sur quoi d’Ormesson a dit que c’était une affaire de rien, et sur laquelle on ne pouvait rien reprocher à M. Fouquet ; qu’il l’avait dit dès le commencement du procès. » Séguier reproche à Fouquet d’avoir obtenu des décharges pour des sommes encore non dépensées. Fouquet se défend : « Les sommes étaient destinées. » « Ce n’est pas assez, a dit M. le chancelier. Mais, monsieur, par exemple, a dit L. Fouquet, quand je vous donnais vos appointements, quelquefois j’en avais la décharge un mois auparavant ; et comme cette somme était destinée, c’était comme si elle eût été donnée. » M. le chancelier a dit : « Il est vrai ; je vous en avais l’obligation. » Mais tout ceci, comme le dit d’Ormesson, est « affaire de rien » !

Lundi 1er novembre : « On presse extraordinairement les interrogations. Ce matin, M. le chancelier a pris son papier, et a lu, comme une liste, dix chefs d’accusation… »

— M. Fouquet a dit : « Monsieur…, je vous supplie de me donner le loisir de vous répondre… Il m’est important que je parle. » Mais justement, c’est ce qu’il ne faut pas. Du 14 novembre au 1er décembre, on s’est perdu dans une parodie de justice, faisant un faux procès qui n’a abordé que de fausses questions pour empêcher Fouquet de parler, donc de « mouiller » des personnages importants. À présent, le temps commence à manquer, et Mme de Sévigné écrit à Pomponne : « Je compte que les interrogations finiront cette semaine. » Pour elle, « Pierrot » (Pierre Séguier) se métamorphose « en Tartuffe », sur ordre de Colbert qu’elle surnomme « Petit ». Sa haine de Colbert ne vient pas d’une prétendue iniquité du procès.  Elle est plus bassement matérielle : Mme de Sévigné, petite-fille de financiers par les Coulanges, et dotée essentiellement en rentes de l’hôtel de ville, ne cesse de déplorer « le rachat de nos rentes (par Colbert) sur un pied qui nous envoie à l’hôpital », car Colbert vient de supprimer un quartier desdites rentes. »

Mardi 2 décembre : « Notre cher et malheureux ami (Fouquet) a parlé deux heures ce matin… Plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer… C’était encore sur les six millions et sur ses dépenses »… « Encore » ! Pourtant, le procès est presque terminé : « Jeudi et vendredi seront les deux derniers jours de l’interrogation… Priez notre solitaire (Renaud de Sévigné) de prier Dieu pour notre pauvre ami. »

Mardi 2 décembre : « M. Fouquet a été dans la chambre. M. le chancelier lui a dit de s’asseoir.

  • Il a répondu : « Monsieur, cous prîtes hier avantage de ce que je m’étais assis ; vous croyez que c’est reconnaître la chambre : puisque cela est, je vous prie de trouver bon que je ne le mette pas sur la sellette ».
  • Sur cela, M. le chancelier a dit qu’il pouvait donc se retirer.
  • Fouquet a répondu : « Je ne prétends point par là faire un incident nouveau… Je répondrai »… Il s’est assis… « M. Fouquet a parlé aujourd’hui deux heures entières sur les six millions… Pussort faisait des mines d’improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de bien.
  • Quand M. Fouquet a eu cessé de parler, M. Pussort s’est levé impétueusement, et a dit : « Dieu merci, on ne se plaindra pas qu’on ne l’ait pas laissé parler tout son soûl. » En effet, depuis le début du procès, Fouquet ne cesse de se plaindre de n’avoir un temps de parole que très réduit, en fin de matinée. Pussort, malin, prend donc les devants pour balayer les plaintes de l’ancien surintendant.
  • « On a continué la pension des gabelles »… Visiblement, on tourne en rond et les débats piétinent. Fouquet conserve « cette mine riante… que nous lui connaissons ». En effet, le fond des vraies questions n’a pas encore été abordé ! On lui reproche ses dépenses domestiques : 400 000 livres mensuelles données par Bruant à Vatel, son maître d’hôtel, uniquement pour sa table ! »

Mercredi : « On n’est point entré aujourd’hui en la chambre, à cause de la maladie de la Reine, qui a été à l’extrémité… Elle reçut hier au soir, Notre Seigneur comme viatique… Ce n’était pas sans peine qu’on l’avait mise en cet état ; il n’y avait eu que le Roi capable de lui faire entre raison ; à tous les autres, elle avait dit qu’elle voulait bien communier, mais non pas pour mourir. »

Jeudi 4 décembre : « Enfin, les interrogations sont finies ce matin. M. Fouquet est entré dans la chambre ; M. le chancelier a fait lire le projet (de Saint-Mandé) tout du long. » Le vrai procès est donc occulté, après vingt jours de faux débats (14 nov.- 4 déc.). Fouquet à sa lecture avoue éprouver « beaucoup de confusion » : « C’est Colbert, par ses calomnies, qui pousse le Roi à cette extrémité », dit-il devant le greffier Foucault qui le note. C’est la première fois que sa « mine riante » s’évanouit. Le projet permet à Séguier d’ironiser sur sa prétendue « passion pour l’État ». Fouquet se défend pitoyablement : « Mon malheur est de n’avoir pas brûlé ce misérable… Je le désavoue de tout mon cœur. » Séguier en doute : « Il est bien difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtre exprimée en différents temps. » En décembre 1658/ janvier 1659, Fouquet a en effet corrigé des mots, des expressions, écrits en juin 1657. Le projet n’est pas dû à un accès de fièvre. L’hagiographe de Fouquet est lui-même contraint de qualifier ces prétendues hausses de température de « fièvres répétitives » ! « Notre pauvre ami était échauffé, écrit Mme de Sévigné, et n’était pas tout à fait le maître de son émotion. » Ségiuer s’acharne : « Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d’État. » Fouquet s’en défend : « C’est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d’Etat », et il se lance dans un réquisitoire contre Séguier passé jadis à la Fronde avec les siens. « Tous les juges avaient fort envie de rire. » On en revint immédiatement au péculat : « Ensuite, on lui a parlé de ses dépenses » ; il a dit : « Je m’offre à faire voir que je n’en ai fait aucune que je n’aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le cardinal avait connaissance, soit par mes appointements, soit par le bien de ma femme »… « Cet interrogatoire a duré deux heures » (sur trois semaines) « où M. Fouquet a très bien dit, mais avec chaleur et colère, parce que la lecture de ce projet l’avait extrêmement touché. » Quand il a été parti, M. le chancelier a dit : « Voici la dernière fois que nous l’interrogeons ».

Olivier d’Ormesson ajoute : « Je fis remarquer à M. le chancelier qu’il y avait encore des faits, pour l’exécution du projet, dont il n’avait point parlé à M. Fouquet. » Il me dit : « Quoi ? De l’engagement de Deslandes, de Maridor ? Quoi ? De cette négociation de Rome ? Voilà de belles preuves ! », et il marqua qu’il les trouvait ridicules. Sur cela, j’entendis M. Pussort qui disait bas : « Tout le monde n’est pas de votre sentiment »[1].

À suivre…

Michel Vergé-Franceschi,
Professeur d’Histoire moderne à l’université de Tours


[1] Correspondance de Mme de Sévigné, éd. La Pléiade, t. III, p. 908.


Publication originale : Michel Vergé-Franceschi, « Le Procès de Nicolas Fouquet : inique ou juste », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 363-381.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117).

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« Turenne et Louis XIV », par Fadi El Hage (p. 247-268) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

« Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme », par Alexandre Maral (p. 308-319).

« Les prises de pouvoir par les Bourbons », par Daniel de Montplaisir (p. 320-332) :

« L’arrestation de Nicolas Fouquet », par Jean-Christian Petitfils (p. 333-350) :

« Le sacre de Louis XIV », par le baron Hervé Pinoteau (p. 351-361).

« Le procès de Nicolas Fouquet : inique ou juste ? », par le Pr. Michel Vergé-Franceschi (p. 361-383) :

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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